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À plusieurs, nous sommes plus fortes encore

Numéro 8 - 2017 - Collectivités Développement empowerment solidarité par Chamberland

décembre 2017

Cette contri­bu­tion pré­sente les résul­tats d’une recherche visant à cer­ner les pra­tiques pro­pices au déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés, expres­sion qui tra­duit et pré­cise concep­tuel­le­ment le terme en anglais empo­werment, au sein d’associations, ain­si que les retom­bées iden­ti­fiées par les femmes migrantes qui les fré­quentent. Les résul­tats rendent compte des savoirs nou­veaux ou redé­cou­verts par les femmes migrantes et leurs impli­ca­tions dans le pro­ces­sus de recom­po­si­tion des solidarités.

Dossier

Selon Nel Nod­dings (2013, p. 11), alors que le XXe siècle fut consa­cré à la valo­ri­sa­tion de l’autonomie, le XXIe siècle néces­site de miser sur les liens d’interdépendance entre les per­sonnes : «[…] nous devons nous deman­der ce que [l’on devrait] faire pour rele­ver les défis démo­cra­tiques et glo­baux : com­ment nous pou­vons renou­ve­ler notre enga­ge­ment envers des pré­oc­cu­pa­tions rat­ta­chées à l’intégrité et au bien-être des autres. » Dans le cadre de ce numé­ro consa­cré à la thé­ma­tique de la recom­po­si­tion des soli­da­ri­tés, cette cita­tion per­met d’introduire une contri­bu­tion pré­sen­tant les résul­tats d’une recherche visant à cer­ner les pra­tiques pro­pices au déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés, expres­sion qui tra­duit et pré­cise concep­tuel­le­ment le terme en anglais empo­werment, au sein d’associations, ain­si que les retom­bées iden­ti­fiées par les femmes migrantes qui les fré­quentent. Après avoir défi­ni une pro­blé­ma­tique qui mérite de s’y attar­der, quelques pré­ci­sions concep­tuelles condui­ront à pré­sen­ter les savoirs nou­veaux ou redé­cou­verts par les femmes immi­grantes et leurs impli­ca­tions dans le pro­ces­sus de recom­po­si­tion des soli­da­ri­tés. Et ce, mal­gré les défis actuels rele­vés dans les contextes de pra­tiques qui se mani­festent tant pour les pra­ti­ciens que pour les per­sonnes et les col­lec­ti­vi­tés qu’ils accompagnent.

Des écarts importants

Au cours des der­nières décen­nies, la pré­gnance des thèses asso­ciées au néo­li­bé­ra­lisme, la plus grande com­pé­ti­ti­vi­té entre les entre­prises, les déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques et des com­mu­ni­ca­tions ont contri­bué à plu­sieurs muta­tions sur le mar­ché du tra­vail (Mer­riam et Bie­res­ta, 2014). Une des consé­quences asso­ciées à ces muta­tions consiste en l’incertitude gran­dis­sante pour une par­tie de la popu­la­tion (jeunes, per­sonnes récem­ment immi­grées, etc.) quant aux pos­si­bi­li­tés de s’insérer socio­pro­fes­sion­nel­le­ment de manière satis­fai­sante. Loin d’être seule­ment rat­ta­chée aux aspects éco­no­miques, cette incer­ti­tude se réper­cute sur le sen­ti­ment de contrôle que les per­sonnes peuvent avoir pour se réa­li­ser et être recon­nues. À titre d’exemples, au sein de plu­sieurs pays, les femmes immi­grantes1 pré­sentent un taux de chô­mage plus éle­vé et des écarts sala­riaux impor­tants, sur­tout lors des pre­mières années sui­vant leur ins­tal­la­tion (Gogui­kian Rat­cliff et al., 2014, p. 63 – 76). Cer­taines d’entre elles vivront, à des degrés divers, une déqua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle (Chi­cha, 2012, p. 82 – 113) en plus de com­po­ser avec plu­sieurs défis rat­ta­chés à la conci­lia­tion du tra­vail, des études et de la famille, concer­nant les démarches concrètes à accom­plir pour leur éta­blis­se­ment et celui de leurs familles, ou encore le déve­lop­pe­ment d’un nou­veau réseau. Bien qu’elles détiennent et déve­loppent dif­fé­rents savoirs au cours de la tran­si­tion que consti­tue l’immigration, ils ne sont pas tou­jours recon­nus. C’est un peu comme si, entre le moment où elles quittent leur pays d’origine et celui où elles arrivent dans un nou­veau pays, « leurs savoirs se perdent entre ciel et terre » (Clou­tier, 2011). Cela sou­lève des ques­tions quant aux pra­tiques à mettre en œuvre afin, d’une part, de recon­naitre leurs dif­fé­rents savoirs et, d’autre part, de sou­te­nir leurs démarches. Et, ceci, d’autant plus que les muta­tions sur­ve­nues au cours des der­nières décen­nies exercent aus­si une influence dans les contextes de pra­tiques d’interventions sociales où sub­sistent plu­sieurs écarts entre le sou­tien sou­hai­té par les per­sonnes accom­pa­gnées et le sou­tien offert au sein des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions qui visent leur accom­pa­gne­ment. Des recherches sou­lignent, en effet, que des femmes immi­grantes auraient plu­tôt sou­hai­té des ini­tia­tives per­met­tant de les sou­te­nir dans l’obtention d’un emploi plu­tôt que d’avoir à suivre des ate­liers sur l’estime de soi (Côté et al., 2002) ou, encore, déplorent le carac­tère uni­forme et bureau­cra­tique de cer­taines pra­tiques (Le Goff, Mc All et Mont­go­me­ry, 2005) qui contri­buent à seg­men­ter leur expé­rience par l’attribution de cer­tains cri­tères pour l’accès à des ser­vices plu­tôt que de l’envisager dans sa glo­ba­li­té (Len­da­ro et Goyette, 2013, p. 63 – 79). Ces dif­fé­rents exemples sou­lignent que, le plus sou­vent, le sou­tien offert contri­bue peu à recon­naitre leur expé­rience et les savoirs infor­mels (Mer­riam et Bie­re­ma, 2014) déve­lop­pés à ce jour.

Des écarts entre des pra­tiques sou­hai­tées et le contexte dans lequel elles se déroulent sont éga­le­ment rele­vés du côté des inter­ve­nants. Devant com­po­ser avec des mesures de sou­tien étroi­te­ment enca­drées par des pra­tiques mana­gé­riales qui semblent incom­pa­tibles avec l’hétérogénéité des situa­tions ren­con­trées par les per­sonnes et les col­lec­ti­vi­tés qu’ils accom­pagnent (Chau­vière, 2009), plu­sieurs inter­ve­nants en viennent à perdre le sens de leur tra­vail. Per­ce­vant leur marge de manœuvre comme étant limi­tée (Cohen-Sca­li, 2015, p. 95 – 108) en plus de devoir com­po­ser avec une hié­rar­chie déci­sion­nelle dans laquelle ils doutent d’avoir une influence (Viviers et Dionne, 2016, p. 87 – 103), ils peuvent en venir à res­sen­tir une impuis­sance. Les cri­tiques récur­rentes émises ces der­nières années à pro­pos des pra­tiques d’interventions sociales, et plus pré­ci­sé­ment celles des­ti­nées à sou­te­nir l’intégration sociale et pro­fes­sion­nelle, incitent à s’interroger à pro­pos du déve­lop­pe­ment de pra­tiques opti­males pour accom­pa­gner les per­sonnes dans les tran­si­tions qu’elles ren­contrent (Gonin, Gre­nier et Lapierre, 2012, p. 166 – 186). Quelles pra­tiques d’accompagnement per­met­traient non pas de conduire à l’adaptation à des condi­tions délé­tères, mais bien de contri­buer en une trans­for­ma­tion de celles-ci en des occa­sions d’apprentissages por­teuses de sens dans la visée de socié­tés plus justes ?

Développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités en tant qu’alternative : quelques précisions

Au cours des der­nières décen­nies, le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés (DPA) (Le Bos­sé, 2003, p. 30 – 51), expres­sion qui tra­duit et pré­cise concep­tuel­le­ment le terme en anglais empo­werment (Rap­pa­port, 1987), a été iden­ti­fié comme étant une piste pro­met­teuse. Dési­gnant à la fois un pro­ces­sus qui per­met de pas­ser d’un état d’impuissance réel ou per­çu à un contrôle plus effec­tif concer­nant ce qui est impor­tant pour soi ou pour la col­lec­ti­vi­té à laquelle une per­sonne s’identifie (Rap­pa­port, 1987), le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés se réfère éga­le­ment à des pra­tiques qui se dis­tinguent par les chan­ge­ments per­son­nels et sociaux simul­ta­nés aux­quels elles donnent lieu (Chand­ler et Jones, 2003, p. 254 – 271)2.

«[Le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés] n’est pas seule­ment asso­cié à une dimen­sion psy­cho­lo­gique indi­vi­duelle, il com­porte aus­si des dimen­sions orga­ni­sa­tion­nelle, poli­tique, socio­lo­gique, éco­no­mique et spi­ri­tuelle. Nos inté­rêts pour la jus­tice [sociale] ain­si que pour le sens de la com­mu­nau­té, sont tous inclus dans cette idée » (Rap­pa­port, 1987, p. 131) (Notre traduction).

Cette cita­tion de Rap­pa­port invite à consi­dé­rer l’expérience des per­sonnes comme un point de départ à ces chan­ge­ments qui pour­ront aus­si se réper­cu­ter à d’autres niveaux. Depuis les débuts du XXe siècle, dif­fé­rents mou­ve­ments sociaux (mou­ve­ment des rési­dences sociales, mou­ve­ment des droits civiques aux États-Unis, mou­ve­ments fémi­nistes, etc.) ont contri­bué à la recon­nais­sance de l’expérience des per­sonnes qui, tou­chées par la stig­ma­ti­sa­tion et des condi­tions inéga­li­taires, par­ve­naient à s’en affran­chir (Lévy Simon, 1996). À l’instar d’autres auteurs en édu­ca­tion (Dewey, Lin­de­man, Freire), les tra­vaux de Rap­pa­port en psy­cho­lo­gie com­mu­nau­taire ont inci­té à por­ter une atten­tion par­ti­cu­lière à l’expérience des per­sonnes qui tentent de com­po­ser quo­ti­dien­ne­ment avec des condi­tions qui semblent dif­fi­ciles en rai­son des connais­sances qu’elles déve­loppent et qui seraient per­ti­nentes pour exer­cer des chan­ge­ments envers celles-ci. C’est donc en par­tie à cet égard que le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir consti­tue une piste pro­met­teuse. Qu’en est-il de l’expérience des femmes immi­grantes et du déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des collectivités ?

Des recherches ayant por­té plus pré­ci­sé­ment sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés chez des femmes récem­ment immi­grées ont per­mis d’identifier qu’en plus de l’importance qu’elles accor­daient à leur famille, c’est plu­tôt la fré­quen­ta­tion d’espaces ou de struc­tures média­trices, tels que des asso­cia­tions dans les­quelles elles avaient l’occasion d’occuper de nou­veaux rôles ou encore de prendre part à des actions pour faire valoir leurs droits qui s’avérait impor­tante (Hung, 2012, p. 4 – 17). Cela leur per­met­tait de redé­cou­vrir ou de déve­lop­per des habi­le­tés, de consta­ter que leurs actions sou­vent entre­prises avec d’autres avaient un impact (Chand­ler et Jones, 2002), ce qui les ame­nait à entre­voir leur situa­tion dif­fé­rem­ment ain­si que les pos­si­bi­li­tés pour y exer­cer un chan­ge­ment. Cela rejoint éga­le­ment d’autres écrits qui rendent compte que cer­taines de ces asso­cia­tions consti­tuent des lieux impor­tants de trans­for­ma­tions pro­pices à l’innovation (Duval et al., 2005). Or, en rai­son des muta­tions sur­ve­nues dans les contextes de pra­tiques qui ont pu avoir une influence au sein de ces der­nières (Le Goff, Mc All et Mont­go­me­ry, 2005) et pour aller au-delà des inten­tions, l’alternative que consti­tue le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés néces­site d’être pré­ci­sée à la lumière de pra­tiques concrètes et de leurs retom­bées chez les per­sonnes qui y prennent part. En effet, même si l’idée d’adopter une pra­tique cen­trée sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés est fré­quem­ment évo­quée (Bre­ton, 2012, p. 205 – 217), les connais­sances scien­ti­fiques actuel­le­ment dis­po­nibles sur les condi­tions de sa mise en œuvre et de leurs résul­tats sont encore très par­cel­laires. Quelles seraient les par­ti­cu­la­ri­tés de telles pra­tiques et quelles en sont les retom­bées au regard du poten­tiel qu’on leur attri­bue ? En quoi ces pra­tiques per­mettent-elles de contri­buer à l’émergence de solidarités ?

S’attarder aux pratiques dans certaines associations

Afin de réflé­chir à ces ques­tions, une recherche explo­ra­toire et qua­li­ta­tive fon­dée sur l’étude de cas d’associations fré­quen­tées par des femmes immi­grantes a per­mis de déga­ger les fon­de­ments à la base des pra­tiques des inter­ve­nantes, de cer­ner les savoirs qu’elles mobi­lisent ain­si que d’identifier des retom­bées qui attestent de chan­ge­ments sur­ve­nus à dif­fé­rents niveaux, ce sur quoi porte plus pré­ci­sé­ment cette contribution.

Cette recherche, fon­dée sur l’étude de cas mul­tiples, s’est dérou­lée dans trois villes : Mont­réal, Bruxelles et Gre­noble3 et ce, afin de diver­si­fier les contextes à l’étude. À Mont­réal, une pre­mière asso­cia­tion (A) a été fon­dée il y a plus de quinze ans par des femmes d’origines diverses sou­hai­tant avoir un lieu pour se ren­con­trer et échan­ger. Elle compte plus de deux-cent-cin­quante membres de soixante-sept natio­na­li­tés dif­fé­rentes qui y viennent pour prendre une part active à dif­fé­rents comi­tés ou acti­vi­tés ponc­tuelles en groupes. Une deuxième asso­cia­tion (B) est orga­ni­sée autour de l’action des femmes récem­ment immi­grées ou éta­blies depuis quelques années qui sou­haitent s’impliquer et se for­mer pour deve­nir des femmes accom­pa­gnantes de familles récem­ment arri­vées au pays. À Bruxelles, deux asso­cia­tions (C et D) ont été fon­dées dans les années 1970 et concentrent leurs acti­vi­tés en alpha­bé­ti­sa­tion et en édu­ca­tion per­ma­nente et ras­semblent des femmes d’origines diverses et la popu­la­tion autoch­tone. Enfin, une cin­quième orga­ni­sa­tion située à Gre­noble (E) consti­tue un lieu de ren­contre entre des femmes qui ont un inté­rêt com­mun à savoir l’éducation de leurs enfants.

Mal­gré cette diver­si­té des contextes, dans l’ensemble de ces asso­cia­tions, quatre fon­de­ments com­muns se dégagent des pra­tiques des inter­ve­nantes qui y assument la per­ma­nence : une pra­tique por­teuse de sens ; le quo­ti­dien comme contexte d’application ; l’expérience comme fon­de­ment de la connais­sance et une pra­tique inté­grée au quar­tier4. Consti­tuant des lieux de ren­contres et d’apprentissages à par­tir de ce qui est impor­tant et prio­ri­taire aux yeux des femmes qui fré­quentent ces asso­cia­tions, les nom­breuses ini­tia­tives mises en œuvre, en groupe, contri­buent à mettre en valeur les savoirs que les femmes immi­grantes détiennent. Lieux d’actions et de réflexions, ces asso­cia­tions ras­semblent aus­si d’autres acteurs qui col­la­borent de manière conti­nue ou ponc­tuelle à dif­fé­rents pro­jets qui auront pour effet dans cer­tains cas de mobi­li­ser la popu­la­tion des quar­tiers dans les­quels elles se situent5. Mais quelles retom­bées les femmes immi­grantes qui y par­ti­cipent dégagent-elles de leur expérience ?

Des retombées personnelles et sociales propices à la recomposition des solidarités ?

Par­mi les retom­bées men­tion­nées par les femmes qui ont fré­quen­té ces asso­cia­tions et qui prennent part aux dif­fé­rentes actions et aux pro­jets qui y sont mis en œuvre figurent d’abord la redé­cou­verte ou la pos­si­bi­li­té de trans­mettre dif­fé­rents savoirs qu’elles détiennent. Que ce soit dans le cadre d’activités de par­tage des savoirs, d’échanges en groupe, de pro­jets artis­tiques à par­tir de leur expé­rience (théâtre, vidéo, radio), elles ont eu l’occasion de relire leur propre his­toire et mieux se connaitre. Par exemple, dans l’organisation B (Mont­réal), les femmes ont pu prendre part à une for­ma­tion de dix mois afin de deve­nir accom­pa­gnantes pour des familles récem­ment arri­vées au pays. Elles revoient leur propre par­cours selon les infor­ma­tions qu’elles découvrent et qu’elles auront à trans­mettre aux autres familles pour les sou­te­nir dans leurs démarches. Comme elles ren­contrent dif­fé­rents acteurs œuvrant, par exemple, au sein d’institutions fré­quen­tées par les familles récem­ment arri­vées au pays et qu’elles s’activent à faci­li­ter les com­mu­ni­ca­tions entre eux, elles se découvrent dif­fé­rentes habi­le­tés et consi­dèrent autre­ment leur exper­tise. « La langue. Avant on ne l’utilisait pas et on la gar­dait pour nous, mais on l’utilise main­te­nant pour venir en aide aux per­sonnes » (Mire­la, org. B, Mont­réal)6. Elles peuvent ain­si trans­fé­rer leurs connais­sances et les par­ta­ger. En pre­nant part à des actions en groupe, elles font preuve d’une ouver­ture pour ten­ter de com­prendre les autres, ce qui consti­tue à chaque fois un moment pro­pice aux appren­tis­sages : «[…] ce sont des ouver­tures, ce sont des portes ouvertes, mais dans la com­pré­hen­sion de l’autre, pas seule­ment moi qui ana­lyse avec mon sys­tème, mais c’est l’autre qui s’explique » (Mary­vonne, org. A, Mont­réal). Elles ont aus­si l’occasion d’approfondir la connais­sance de leur envi­ron­ne­ment : « Main­te­nant, si les gens parlent d’économie ou de l’école, la crise, tout ça, main­te­nant je sais de quoi ils parlent. Avant je ne sais pas, je suis comme quelqu’un qui est sourd […]» (Rober­ta, Bruxelles, org. D). Cette com­pré­hen­sion renou­ve­lée peut ensuite contri­buer à décu­pler les pos­si­bi­li­tés de choix et d’actions dans une situa­tion don­née. « À l’école […] là aus­si je sais que si je ne suis pas d’accord et que je veux que ma fille conti­nue d’étudier, j’ai le droit d’insister » (Sophia, org. D, Bruxelles).

Elles portent un regard dif­fé­rent sur leurs habi­le­tés et les sources de sou­tien dis­po­nibles. Elles constatent éga­le­ment une recon­nais­sance des autres.

« Nous avions der­niè­re­ment un forum là à [cette école], bien toutes les ensei­gnantes qui étaient pré­sentes là, elles venaient voir, pour [nous] saluer parce qu’on leur apporte vrai­ment un appui très fort. Oui parce qu’on parle plu­sieurs langues, fran­çais, on parle anglais, arabe, créole, tamoul, viet­na­mien, espa­gnol, donc il y a plu­sieurs cultures et c’est très riche en infor­ma­tions » (Yvonne, Mont­réal, org. B).

Elles redé­couvrent en elles un cou­rage et peuvent avoir une moti­va­tion décu­plée : « Moi je te dis, de sen­tir que ce qu’on dit est consi­dé­ré et qu’on peut faire une dif­fé­rence, ça ouvre vers de nou­velles pos­si­bi­li­tés » (Kha­li­da, Mont­réal, org. B). Elles for­mulent des pro­jets. Elles illus­trent les chan­ge­ments per­çus par dif­fé­rentes expres­sions ima­gées : « C’est comme si on est atta­chée et puis tout à coup, on est déta­chée » (Marine, Bruxelles, org. D). « Moi je dirais qu’avant j’étais dans le brouillard et que main­te­nant, je vois bien » (Marie, Bruxelles, org. C).

En quoi ces pra­tiques et leurs retom­bées par­ti­cipent-elles à la recom­po­si­tion des soli­da­ri­tés ? Les résul­tats de cette recherche rendent compte de la créa­ti­vi­té géné­rée par les occa­sions de ren­contres mises en œuvre au sein de ces asso­cia­tions. En pre­nant part à des groupes de dif­fé­rents types (d’entraide, de tra­vail, de for­ma­tion…), les femmes se montrent soli­daires et ont l’occasion d’y pui­ser une force sup­plé­men­taire, «[…] À plu­sieurs on devient plus fortes encore » (Marie-Jeanne, Gre­noble, org. E). En redé­cou­vrant leurs savoirs et en déve­lop­pant une connais­sance dif­fé­rente de leur envi­ron­ne­ment, cela décuple les pos­si­bi­li­tés d’actions et de choix. Ces lieux demeurent une piste impor­tante à explo­rer car ils consti­tuent des espaces pro­pices à dif­fé­rents appren­tis­sages infor­mels (Mer­riam et Bie­re­ma, 2014).

Ces pra­tiques et les expé­riences des femmes immi­grantes qui sont impli­quées dans ces pro­ces­sus invitent les pra­ti­ciens à revi­si­ter le poten­tiel de la ren­contre, et ce, en dépit des dif­fé­rentes muta­tions sur­ve­nues sur le mar­ché du tra­vail ain­si que des trans­for­ma­tions des contextes dans les­quels ils œuvrent. « Les idées et l’espoir émergent des ren­contres entre êtres humains et non de forces imper­son­nelles » (Han­sen, 2007, p. 7) (Notre tra­duc­tion). Tel que cela est pra­ti­qué au sein de ces asso­cia­tions, l’importance de côtoyer et de créer des contextes pro­pices à ce que les femmes puissent par­ta­ger leurs expé­riences avec dif­fé­rents acteurs consti­tue une piste pro­met­teuse pour la recom­po­si­tion des soli­da­ri­tés et l’agir ensemble. Selon Freire (1998), un des pre­miers savoirs néces­saires à la conduite du chan­ge­ment est celui « d’être avec » qui per­met la soli­da­ri­té et de se per­ce­voir comme étant capable d’exercer une influence.

  1. Dans toute la diver­si­té de leurs parcours.
  2. Cette recherche pro­pose de s’attarder aux pra­tiques qui ont cours au sein de cer­taines asso­cia­tions, ce qui est dif­fé­rent de l’approche cen­trée sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés, déve­lop­pée notam­ment dans les tra­vaux diri­gés par Yann Le Bos­sé (2003) au cours des der­nières années. Nous rete­nons néan­moins l’expression « déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés » pro­po­sée par cet auteur pour tra­duire et pré­ci­ser concep­tuel­le­ment le terme en anglais empo­werment.
  3. L’espace per­mis dans cet article ne per­met pas de détailler la métho­do­lo­gie (Cham­ber­land, 2014).
  4. Ces fon­de­ments consti­tuent une par­tie des résul­tats de cette recherche qui ne peut être déve­lop­pée dans le cadre de ce texte en rai­son des limites de mots permis.
  5. L’histoire de cer­taines de ces asso­cia­tions est par­ti­cu­liè­re­ment illus­tra­tive à cet égard.
  6. Les don­nées ont été ano­ny­mi­sées. Les noms sont
    fictifs.

Chamberland


Auteur

est professeure agrégée au département des fondements et pratiques en éducation de l’université Laval