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À plusieurs, nous sommes plus fortes encore
Cette contribution présente les résultats d’une recherche visant à cerner les pratiques propices au développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, expression qui traduit et précise conceptuellement le terme en anglais empowerment, au sein d’associations, ainsi que les retombées identifiées par les femmes migrantes qui les fréquentent. Les résultats rendent compte des savoirs nouveaux ou redécouverts par les femmes migrantes et leurs implications dans le processus de recomposition des solidarités.
Selon Nel Noddings (2013, p. 11), alors que le XXe siècle fut consacré à la valorisation de l’autonomie, le XXIe siècle nécessite de miser sur les liens d’interdépendance entre les personnes : «[…] nous devons nous demander ce que [l’on devrait] faire pour relever les défis démocratiques et globaux : comment nous pouvons renouveler notre engagement envers des préoccupations rattachées à l’intégrité et au bien-être des autres. » Dans le cadre de ce numéro consacré à la thématique de la recomposition des solidarités, cette citation permet d’introduire une contribution présentant les résultats d’une recherche visant à cerner les pratiques propices au développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, expression qui traduit et précise conceptuellement le terme en anglais empowerment, au sein d’associations, ainsi que les retombées identifiées par les femmes migrantes qui les fréquentent. Après avoir défini une problématique qui mérite de s’y attarder, quelques précisions conceptuelles conduiront à présenter les savoirs nouveaux ou redécouverts par les femmes immigrantes et leurs implications dans le processus de recomposition des solidarités. Et ce, malgré les défis actuels relevés dans les contextes de pratiques qui se manifestent tant pour les praticiens que pour les personnes et les collectivités qu’ils accompagnent.
Des écarts importants
Au cours des dernières décennies, la prégnance des thèses associées au néolibéralisme, la plus grande compétitivité entre les entreprises, les développements technologiques et des communications ont contribué à plusieurs mutations sur le marché du travail (Merriam et Bieresta, 2014). Une des conséquences associées à ces mutations consiste en l’incertitude grandissante pour une partie de la population (jeunes, personnes récemment immigrées, etc.) quant aux possibilités de s’insérer socioprofessionnellement de manière satisfaisante. Loin d’être seulement rattachée aux aspects économiques, cette incertitude se répercute sur le sentiment de contrôle que les personnes peuvent avoir pour se réaliser et être reconnues. À titre d’exemples, au sein de plusieurs pays, les femmes immigrantes1 présentent un taux de chômage plus élevé et des écarts salariaux importants, surtout lors des premières années suivant leur installation (Goguikian Ratcliff et al., 2014, p. 63 – 76). Certaines d’entre elles vivront, à des degrés divers, une déqualification professionnelle (Chicha, 2012, p. 82 – 113) en plus de composer avec plusieurs défis rattachés à la conciliation du travail, des études et de la famille, concernant les démarches concrètes à accomplir pour leur établissement et celui de leurs familles, ou encore le développement d’un nouveau réseau. Bien qu’elles détiennent et développent différents savoirs au cours de la transition que constitue l’immigration, ils ne sont pas toujours reconnus. C’est un peu comme si, entre le moment où elles quittent leur pays d’origine et celui où elles arrivent dans un nouveau pays, « leurs savoirs se perdent entre ciel et terre » (Cloutier, 2011). Cela soulève des questions quant aux pratiques à mettre en œuvre afin, d’une part, de reconnaitre leurs différents savoirs et, d’autre part, de soutenir leurs démarches. Et, ceci, d’autant plus que les mutations survenues au cours des dernières décennies exercent aussi une influence dans les contextes de pratiques d’interventions sociales où subsistent plusieurs écarts entre le soutien souhaité par les personnes accompagnées et le soutien offert au sein des différentes institutions qui visent leur accompagnement. Des recherches soulignent, en effet, que des femmes immigrantes auraient plutôt souhaité des initiatives permettant de les soutenir dans l’obtention d’un emploi plutôt que d’avoir à suivre des ateliers sur l’estime de soi (Côté et al., 2002) ou, encore, déplorent le caractère uniforme et bureaucratique de certaines pratiques (Le Goff, Mc All et Montgomery, 2005) qui contribuent à segmenter leur expérience par l’attribution de certains critères pour l’accès à des services plutôt que de l’envisager dans sa globalité (Lendaro et Goyette, 2013, p. 63 – 79). Ces différents exemples soulignent que, le plus souvent, le soutien offert contribue peu à reconnaitre leur expérience et les savoirs informels (Merriam et Bierema, 2014) développés à ce jour.
Des écarts entre des pratiques souhaitées et le contexte dans lequel elles se déroulent sont également relevés du côté des intervenants. Devant composer avec des mesures de soutien étroitement encadrées par des pratiques managériales qui semblent incompatibles avec l’hétérogénéité des situations rencontrées par les personnes et les collectivités qu’ils accompagnent (Chauvière, 2009), plusieurs intervenants en viennent à perdre le sens de leur travail. Percevant leur marge de manœuvre comme étant limitée (Cohen-Scali, 2015, p. 95 – 108) en plus de devoir composer avec une hiérarchie décisionnelle dans laquelle ils doutent d’avoir une influence (Viviers et Dionne, 2016, p. 87 – 103), ils peuvent en venir à ressentir une impuissance. Les critiques récurrentes émises ces dernières années à propos des pratiques d’interventions sociales, et plus précisément celles destinées à soutenir l’intégration sociale et professionnelle, incitent à s’interroger à propos du développement de pratiques optimales pour accompagner les personnes dans les transitions qu’elles rencontrent (Gonin, Grenier et Lapierre, 2012, p. 166 – 186). Quelles pratiques d’accompagnement permettraient non pas de conduire à l’adaptation à des conditions délétères, mais bien de contribuer en une transformation de celles-ci en des occasions d’apprentissages porteuses de sens dans la visée de sociétés plus justes ?
Développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités en tant qu’alternative : quelques précisions
Au cours des dernières décennies, le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (DPA) (Le Bossé, 2003, p. 30 – 51), expression qui traduit et précise conceptuellement le terme en anglais empowerment (Rappaport, 1987), a été identifié comme étant une piste prometteuse. Désignant à la fois un processus qui permet de passer d’un état d’impuissance réel ou perçu à un contrôle plus effectif concernant ce qui est important pour soi ou pour la collectivité à laquelle une personne s’identifie (Rappaport, 1987), le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités se réfère également à des pratiques qui se distinguent par les changements personnels et sociaux simultanés auxquels elles donnent lieu (Chandler et Jones, 2003, p. 254 – 271)2.
«[Le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités] n’est pas seulement associé à une dimension psychologique individuelle, il comporte aussi des dimensions organisationnelle, politique, sociologique, économique et spirituelle. Nos intérêts pour la justice [sociale] ainsi que pour le sens de la communauté, sont tous inclus dans cette idée » (Rappaport, 1987, p. 131) (Notre traduction).
Cette citation de Rappaport invite à considérer l’expérience des personnes comme un point de départ à ces changements qui pourront aussi se répercuter à d’autres niveaux. Depuis les débuts du XXe siècle, différents mouvements sociaux (mouvement des résidences sociales, mouvement des droits civiques aux États-Unis, mouvements féministes, etc.) ont contribué à la reconnaissance de l’expérience des personnes qui, touchées par la stigmatisation et des conditions inégalitaires, parvenaient à s’en affranchir (Lévy Simon, 1996). À l’instar d’autres auteurs en éducation (Dewey, Lindeman, Freire), les travaux de Rappaport en psychologie communautaire ont incité à porter une attention particulière à l’expérience des personnes qui tentent de composer quotidiennement avec des conditions qui semblent difficiles en raison des connaissances qu’elles développent et qui seraient pertinentes pour exercer des changements envers celles-ci. C’est donc en partie à cet égard que le développement du pouvoir d’agir constitue une piste prometteuse. Qu’en est-il de l’expérience des femmes immigrantes et du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités ?
Des recherches ayant porté plus précisément sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités chez des femmes récemment immigrées ont permis d’identifier qu’en plus de l’importance qu’elles accordaient à leur famille, c’est plutôt la fréquentation d’espaces ou de structures médiatrices, tels que des associations dans lesquelles elles avaient l’occasion d’occuper de nouveaux rôles ou encore de prendre part à des actions pour faire valoir leurs droits qui s’avérait importante (Hung, 2012, p. 4 – 17). Cela leur permettait de redécouvrir ou de développer des habiletés, de constater que leurs actions souvent entreprises avec d’autres avaient un impact (Chandler et Jones, 2002), ce qui les amenait à entrevoir leur situation différemment ainsi que les possibilités pour y exercer un changement. Cela rejoint également d’autres écrits qui rendent compte que certaines de ces associations constituent des lieux importants de transformations propices à l’innovation (Duval et al., 2005). Or, en raison des mutations survenues dans les contextes de pratiques qui ont pu avoir une influence au sein de ces dernières (Le Goff, Mc All et Montgomery, 2005) et pour aller au-delà des intentions, l’alternative que constitue le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités nécessite d’être précisée à la lumière de pratiques concrètes et de leurs retombées chez les personnes qui y prennent part. En effet, même si l’idée d’adopter une pratique centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités est fréquemment évoquée (Breton, 2012, p. 205 – 217), les connaissances scientifiques actuellement disponibles sur les conditions de sa mise en œuvre et de leurs résultats sont encore très parcellaires. Quelles seraient les particularités de telles pratiques et quelles en sont les retombées au regard du potentiel qu’on leur attribue ? En quoi ces pratiques permettent-elles de contribuer à l’émergence de solidarités ?
S’attarder aux pratiques dans certaines associations
Afin de réfléchir à ces questions, une recherche exploratoire et qualitative fondée sur l’étude de cas d’associations fréquentées par des femmes immigrantes a permis de dégager les fondements à la base des pratiques des intervenantes, de cerner les savoirs qu’elles mobilisent ainsi que d’identifier des retombées qui attestent de changements survenus à différents niveaux, ce sur quoi porte plus précisément cette contribution.
Cette recherche, fondée sur l’étude de cas multiples, s’est déroulée dans trois villes : Montréal, Bruxelles et Grenoble3 et ce, afin de diversifier les contextes à l’étude. À Montréal, une première association (A) a été fondée il y a plus de quinze ans par des femmes d’origines diverses souhaitant avoir un lieu pour se rencontrer et échanger. Elle compte plus de deux-cent-cinquante membres de soixante-sept nationalités différentes qui y viennent pour prendre une part active à différents comités ou activités ponctuelles en groupes. Une deuxième association (B) est organisée autour de l’action des femmes récemment immigrées ou établies depuis quelques années qui souhaitent s’impliquer et se former pour devenir des femmes accompagnantes de familles récemment arrivées au pays. À Bruxelles, deux associations (C et D) ont été fondées dans les années 1970 et concentrent leurs activités en alphabétisation et en éducation permanente et rassemblent des femmes d’origines diverses et la population autochtone. Enfin, une cinquième organisation située à Grenoble (E) constitue un lieu de rencontre entre des femmes qui ont un intérêt commun à savoir l’éducation de leurs enfants.
Malgré cette diversité des contextes, dans l’ensemble de ces associations, quatre fondements communs se dégagent des pratiques des intervenantes qui y assument la permanence : une pratique porteuse de sens ; le quotidien comme contexte d’application ; l’expérience comme fondement de la connaissance et une pratique intégrée au quartier4. Constituant des lieux de rencontres et d’apprentissages à partir de ce qui est important et prioritaire aux yeux des femmes qui fréquentent ces associations, les nombreuses initiatives mises en œuvre, en groupe, contribuent à mettre en valeur les savoirs que les femmes immigrantes détiennent. Lieux d’actions et de réflexions, ces associations rassemblent aussi d’autres acteurs qui collaborent de manière continue ou ponctuelle à différents projets qui auront pour effet dans certains cas de mobiliser la population des quartiers dans lesquels elles se situent5. Mais quelles retombées les femmes immigrantes qui y participent dégagent-elles de leur expérience ?
Des retombées personnelles et sociales propices à la recomposition des solidarités ?
Parmi les retombées mentionnées par les femmes qui ont fréquenté ces associations et qui prennent part aux différentes actions et aux projets qui y sont mis en œuvre figurent d’abord la redécouverte ou la possibilité de transmettre différents savoirs qu’elles détiennent. Que ce soit dans le cadre d’activités de partage des savoirs, d’échanges en groupe, de projets artistiques à partir de leur expérience (théâtre, vidéo, radio), elles ont eu l’occasion de relire leur propre histoire et mieux se connaitre. Par exemple, dans l’organisation B (Montréal), les femmes ont pu prendre part à une formation de dix mois afin de devenir accompagnantes pour des familles récemment arrivées au pays. Elles revoient leur propre parcours selon les informations qu’elles découvrent et qu’elles auront à transmettre aux autres familles pour les soutenir dans leurs démarches. Comme elles rencontrent différents acteurs œuvrant, par exemple, au sein d’institutions fréquentées par les familles récemment arrivées au pays et qu’elles s’activent à faciliter les communications entre eux, elles se découvrent différentes habiletés et considèrent autrement leur expertise. « La langue. Avant on ne l’utilisait pas et on la gardait pour nous, mais on l’utilise maintenant pour venir en aide aux personnes » (Mirela, org. B, Montréal)6. Elles peuvent ainsi transférer leurs connaissances et les partager. En prenant part à des actions en groupe, elles font preuve d’une ouverture pour tenter de comprendre les autres, ce qui constitue à chaque fois un moment propice aux apprentissages : «[…] ce sont des ouvertures, ce sont des portes ouvertes, mais dans la compréhension de l’autre, pas seulement moi qui analyse avec mon système, mais c’est l’autre qui s’explique » (Maryvonne, org. A, Montréal). Elles ont aussi l’occasion d’approfondir la connaissance de leur environnement : « Maintenant, si les gens parlent d’économie ou de l’école, la crise, tout ça, maintenant je sais de quoi ils parlent. Avant je ne sais pas, je suis comme quelqu’un qui est sourd […]» (Roberta, Bruxelles, org. D). Cette compréhension renouvelée peut ensuite contribuer à décupler les possibilités de choix et d’actions dans une situation donnée. « À l’école […] là aussi je sais que si je ne suis pas d’accord et que je veux que ma fille continue d’étudier, j’ai le droit d’insister » (Sophia, org. D, Bruxelles).
Elles portent un regard différent sur leurs habiletés et les sources de soutien disponibles. Elles constatent également une reconnaissance des autres.
« Nous avions dernièrement un forum là à [cette école], bien toutes les enseignantes qui étaient présentes là, elles venaient voir, pour [nous] saluer parce qu’on leur apporte vraiment un appui très fort. Oui parce qu’on parle plusieurs langues, français, on parle anglais, arabe, créole, tamoul, vietnamien, espagnol, donc il y a plusieurs cultures et c’est très riche en informations » (Yvonne, Montréal, org. B).
Elles redécouvrent en elles un courage et peuvent avoir une motivation décuplée : « Moi je te dis, de sentir que ce qu’on dit est considéré et qu’on peut faire une différence, ça ouvre vers de nouvelles possibilités » (Khalida, Montréal, org. B). Elles formulent des projets. Elles illustrent les changements perçus par différentes expressions imagées : « C’est comme si on est attachée et puis tout à coup, on est détachée » (Marine, Bruxelles, org. D). « Moi je dirais qu’avant j’étais dans le brouillard et que maintenant, je vois bien » (Marie, Bruxelles, org. C).
En quoi ces pratiques et leurs retombées participent-elles à la recomposition des solidarités ? Les résultats de cette recherche rendent compte de la créativité générée par les occasions de rencontres mises en œuvre au sein de ces associations. En prenant part à des groupes de différents types (d’entraide, de travail, de formation…), les femmes se montrent solidaires et ont l’occasion d’y puiser une force supplémentaire, «[…] À plusieurs on devient plus fortes encore » (Marie-Jeanne, Grenoble, org. E). En redécouvrant leurs savoirs et en développant une connaissance différente de leur environnement, cela décuple les possibilités d’actions et de choix. Ces lieux demeurent une piste importante à explorer car ils constituent des espaces propices à différents apprentissages informels (Merriam et Bierema, 2014).
Ces pratiques et les expériences des femmes immigrantes qui sont impliquées dans ces processus invitent les praticiens à revisiter le potentiel de la rencontre, et ce, en dépit des différentes mutations survenues sur le marché du travail ainsi que des transformations des contextes dans lesquels ils œuvrent. « Les idées et l’espoir émergent des rencontres entre êtres humains et non de forces impersonnelles » (Hansen, 2007, p. 7) (Notre traduction). Tel que cela est pratiqué au sein de ces associations, l’importance de côtoyer et de créer des contextes propices à ce que les femmes puissent partager leurs expériences avec différents acteurs constitue une piste prometteuse pour la recomposition des solidarités et l’agir ensemble. Selon Freire (1998), un des premiers savoirs nécessaires à la conduite du changement est celui « d’être avec » qui permet la solidarité et de se percevoir comme étant capable d’exercer une influence.
- Dans toute la diversité de leurs parcours.
- Cette recherche propose de s’attarder aux pratiques qui ont cours au sein de certaines associations, ce qui est différent de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, développée notamment dans les travaux dirigés par Yann Le Bossé (2003) au cours des dernières années. Nous retenons néanmoins l’expression « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités » proposée par cet auteur pour traduire et préciser conceptuellement le terme en anglais empowerment.
- L’espace permis dans cet article ne permet pas de détailler la méthodologie (Chamberland, 2014).
- Ces fondements constituent une partie des résultats de cette recherche qui ne peut être développée dans le cadre de ce texte en raison des limites de mots permis.
- L’histoire de certaines de ces associations est particulièrement illustrative à cet égard.
- Les données ont été anonymisées. Les noms sont
fictifs.