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À la proue, de Muriel Claude et Pierre Mertens

Numéro 3 - 2015 par Jacques Vandenschrick

mai 2015

Pla­ton, s’il avait vécu de nos jours, se serait-il offert le célèbre M3 de Lei­ca ? Au lieu d’écrire le mythe de la caverne et d’inventer la géniale figu­ra­tion de l’existence humaine, spé­cu­laire ici bas, mais pro­mise à la sor­tie vers la lumière ? La pho­to serait-elle han­tée par la même nos­tal­gie du futur ? Depuis le célèbre Livre­VII de […]

Un livre

Pla­ton, s’il avait vécu de nos jours, se serait-il offert le célèbre M3 de Lei­ca ? Au lieu d’écrire le mythe de la caverne et d’inventer la géniale figu­ra­tion de l’existence humaine, spé­cu­laire ici bas, mais pro­mise à la sor­tie vers la lumière ? La pho­to serait-elle han­tée par la même nos­tal­gie du futur ?

Depuis le célèbre Livre­VII de la Répu­blique, il existe beau­coup d’ouvrages qui, même par­fois sans le savoir, s’inscrivent à la suite du phi­lo­sophe grec dans le choix de la réfé­rence à l’image, quitte à se dépar­tir du sens qu’il en donne. Cer­tains cherchent à construire autour de l’image (et la pho­to­gra­phie par­tage peu ou prou ce sta­tut), une phi­lo­so­phie du reflet, du sou­ve­nir, de la rémi­nis­cence, du témoi­gnage. Et pour­quoi cet archi­vage du pas­sé ? D’autres tentent une réflexion sur la nature des liens intimes que l’image ou la pho­to entre­tiennent plus ou moins avec la poé­sie, la fic­tion, le rêve dans le trai­te­ment du sujet. Sans doute, peut-on encore, s’interroger sur ce qui advient de l’image quand elle n’est plus qu’un fan­tôme mêlant à notre ave­nir les dou­leurs du pas­sé. Dans ces ave­nues dif­fi­ciles, où situer Muriel Claude ?

Muriel Claude s’est fait connaitre comme pho­to­graphe par un pre­mier livre bien dans sa manière : Voya­geurs que nous sommes, mince cahier1 au for­mat inusi­té (19,5 sur 25 cen­ti­mètres), d’une élé­gance rare et réser­vée, cou­ver­ture toi­lée déli­ca­te­ment parme, reliure manuelle impec­cable. Dis­cré­tion aus­si de l’artiste qui a choi­si de se taire der­rière ses images, de com­men­cer par n’en rien dire et a confié le soin du texte, rêveur et sen­sible, au poète Marc Dugar­din, aus­si dis­cret qu’elle (trop?) au sein du pay­sage lit­té­raire belge. On y découvre, on s’y pro­mène sur des quais de gare de ban­lieue, déserts, figés en un autre temps. À d’autres pages, c’est la vitesse du train qui est figu­rée, qui nous emporte et laisse entre­voir des pays flou­tés par la vitesse. Pas de per­son­nages. C’est l’absence qui habite l’image. Et on ne trouve refuge que dans la voix (le texte) du poète…

Avec son deuxième livre, À la proue, paru il y a quelques mois2, Muriel Claude monte réso­lu­ment au large avec une belle audace et en ordon­nant une com­plexi­té de forme d’une tout autre ambi­tion. D’une fac­ture aus­si soi­gnée que celle de son pre­mier livre, À la proue s’ouvre sur un ensemble consti­tué de cin­quante-quatre cli­chés, tirage cha­mois sur papier Tura, tous pris en juillet 1992 au cœur de la mythique librai­rie3 La Proue, aujourd’hui dis­pa­rue. Muriel Claude, ache­vait d’y exer­cer alors, avec Jean, son com­pa­gnon, le grand métier de libraire, dans le sillage du pres­ti­gieux Hen­ri Mer­cier (1917 – 2005) et de son ombre aus­tère dont les amis du livre ne peuvent oublier la rigueur rébar­ba­tive et l’océan de savoir qu’il mai­tri­sait, authen­tique et abrupte légende de la librai­rie belge. Pre­mier volet du livre : les cin­quante-quatre pho­tos, retrou­vées bien des années après la fer­me­ture de La Proue et qui exercent un étrange pou­voir, le temps retour­nant tous les sabliers.

L’admiration que Muriel Claude voue à l’œuvre de Pierre Mer­tens, roman­cier bien connu, la conduit un jour, au cours d’une visite un peu crâne qu’elle lui rend, à lui mon­trer les cli­chés retrou­vés plus de vingt ans après leur prise de vue. Images poé­tiques et inso­lites, qui rouvrent en lui la mémoire du jeune auteur qu’il a été, quand il fré­quen­tait la fameuse librai­rie. Il recon­nait dans la ren­contre avec Muriel Claude et ses images, leur com­mun et immense amour des livres, ces muets paci­fiques. Et le bougre d’homme qu’il est, une sorte de lion solaire, d’une cha­leu­reuse cour­toi­sie, dans son logis crou­lant sous les volumes, per­çoit vite aus­si qu’entre la pho­to­graphe et les images qu’elle extrait, pour les lui mon­trer, d’une banale boite en plas­tique, som­meille quelque chose comme une blessure.

Pierre Mer­tens l’encourage alors, à prendre elle-même la plume, à dire l’esprit des lieux qui l’ont ini­tiée, à cer­ner l’idéal libraire qui s’est vécu là. La souf­france aus­si. Écrire cela.

Écrire… C’est ce qu’elle fait, en un texte dénué de tout pathos, nu, sans enflure, par des che­mins nar­ra­tifs d’une intime sub­ti­li­té et d’une rare mai­trise sty­lis­tique. L’urgence liber­taire de deux jeunes fous de lit­té­ra­ture, l’hiver, les heures d’attente ger­cée, les nuits pas­sées dans la librai­rie, les impasses, la faim maté­rielle, les jours de mau­vaise vente, la soli­tude, la faim humaine, la mort de Jean, aus­si, la galère quo­ti­dienne qu’il a bien fal­lu, pour sur­vivre, qu’elle quitte, non sans avoir, à la fin, cap­tu­ré ces cin­quante-quatre « images de l’adieu ». C’est le deuxième volet de ce livre un peu énig­ma­tique. Il se déploie en une manière de réci­ta­tif à trois voix conju­guées — Je/Tu/Il — tres­sées, « guir­lan­dées » l’une à l’autre, qui se parlent et s’interrompent en endos­sant, pour le pre­mier, le rôle de la libraire-pho­to­graphe qui dit « Je » dans un indi­ca­tif pré­sent qua­si duras­sien. Ensuite, pour le deuxième, l’écrivain, à qui est adres­sé un « Tu » admi­ra­tif, d’une défé­rence affec­tueuse. Et le troi­sième, le client-lec­teur, figu­ré par le « Il », col­lec­tion de cro­quis acé­rés, par­fois indul­gents, évo­quant la gale­rie des clients ou de ceux qui entrent sans tout à fait savoir pour­quoi. L’artifice pour­rait paraitre arbi­traire, pure­ment for­mel. Il n’en est rien. Pudeur dans la mai­trise des non-dits, den­si­té des sou­ve­nirs par­fois bou­le­ver­sants qui se pressent au bord de la mémoire, le temps d’un retour, force concrète des images arra­chées à ce temps de misère maté­rielle vécue avec éner­gie, avec la gra­vi­té de l’absolu, on est en pré­sence d’une fer­me­té lit­té­raire exem­plaire dans l’évocation de ce qui fut à la fois une détresse, un com­bat et l’origine d’une force.

Sol­li­ci­té à son tour, Pierre Mer­tens accepte de livrer, en miroir du por­trait de Muriel Claude telle qu’il la voit, ses propres sou­ve­nirs d’auteur et de client de la librai­rie, ses réflexions, réso­lu­ment opti­mistes, sur l’avenir du livre-papier, entre­mê­lant à la fois l’entretien fami­lier et un genre épis­to­laire fic­tif — déli­cieuse conven­tion qu’il pra­tique de manière gour­mande —, à des bribes de Mémoires tour à tour joyeux, char­meurs, posi­tifs et confiants dans l’avenir de l’écriture roma­nesque et dans la capa­ci­té intacte des livres à chan­ger la vie, à l’orienter à jamais.

Des pho­tos de Muriel Claude qui ouvrent l’ouvrage à l’entretien un peu débon­naire de Pierre Mer­tens, l’ensemble passe par l’expression de plu­sieurs urgences : celle de l’oubli conju­ré d’un lieu, celle du récit dou­lou­reux d’une étape dans une voca­tion de libraire, celle de la défense du livre. Mais une ques­tion sourd par-des­sous les textes, un malaise, une énigme que l’extraordinaire impres­sion d’immobilité des pho­to­gra­phies accen­tue encore. Que disent au fond ces images, par elles-mêmes, dans leur sévé­ri­té et leur dépouille­ment si peu com­muns ? « Images de l’adieu»… Muriel Claude l’a écrit expli­ci­te­ment. Quit­ter, le maitre mot ! Bien sûr, quit­ter phy­si­que­ment La Proue pour une autre ile des livres… Mais n’effleure-t-on pas ici, à par­tir d’un récit d’une écri­ture magni­fi­que­ment tenue, le sens ultime que pose toute image « qui montre en for­çant de quitter ».

Barthes pen­sait que la défi­ni­tion de la pho­to tenait dans un « ça a eu lieu ». Le tirage, à mesure qu’il se révèle, témoi­gne­rait, selon lui, impa­ra­ble­ment pour ce qui a été. On pour­rait faire confiance à l’image quant à l’attestation de l’existence de ce qu’elle montre, dans le monde du réel. Mais sur un autre bord de la com­pré­hen­sion des images, on peut dire qu’après tout, l’image vient aus­si nous dire qu’elle n’est pas la chose4. Quand Muriel Claude sort, une à une, de la banale boite en plas­tique (ah ! la constance de ces boites de pho­tos5, la modes­tie de ces reli­quaires) ses cli­chés velou­tés qui nous touchent, l’image par la fenêtre de laquelle nous avons cru recon­naitre l’escalier un peu ver­ti­gi­neux de La proue, la rampe spi­ra­laire, les éta­gères vides, le plan­cher, la pous­sière, cette image vient aus­si nous dire qu’elle n’est rien de tout cela. Une chose se montre tout en nous rap­pe­lant qu’elle n’existe pas — et ici, dou­ble­ment ! Et que du fond d’elle, c’est une absence qui nous regarde, « apos­trophe muette » d’un monde disparu…

  1. Muriel Claude, Marc Dugar­din, édi­tion La Ravine, avec le sou­tien de la fon­da­tion Spes, 2009.
  2. Muriel Claude, Pierre Mer­tens, À la proue, CFC édi­tions, coll. « La ville écrite », 2014, 240 pages.
  3. Située au 6 de la rue des Épe­ron­niers à quelques pas de la Grand’ Place de Bruxelles. Les lieux sont aujourd’hui occu­pés par un salon de mas­sage chinois.
  4. « La pho­to­gra­phie aurait par­tie liée avec la mort, mais aus­si avec l’assertion d’existence. Elle serait le seul médium qui aurait pour condi­tion néces­saire un lien natu­rel entre la repré­sen­ta­tion et l’objet repré­sen­té. Mais cet objet, elle le pré­sen­te­rait sous la forme de son absence » dans Claude Rei­chler, Vanil noir, édi­tions Zoé, coll. « Zoé mini », 2014, p. 36.
  5. « Conser­vées dans une boite, cette châsse du pauvre […] les pho­tos sont les osse­ments de notre pas­sé, l’âme des êtres et des choses aux­quels nous nous atta­chons. […] Je pour­rais ne jamais ces­ser de racon­ter cette pho­to­gra­phie, ne jamais être à court d’histoires et d’ajouts, c’est-à-dire n’en jamais trou­ver le mot de la fin. Devant une pho­to, du moins devant celles qui pos­sèdent une den­si­té suf­fi­sante, nous sommes les Shé­hé­ra­zade des nuits qu’elles éclairent de l’intérieur. Nous y sus­pen­dons nos vies », ibi­dem, p.43 et sq.

Jacques Vandenschrick


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