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À la chilienne ?

Numéro 12 Décembre 2010 par François Reman

décembre 2010

Le temps d’un (long) ins­tant, le Chi­li s’est retrou­vé sous le feu des pro­jec­teurs de la presse inter­na­tio­nale. […] L’en­semble de la presse inter­na­tio­nale a salué le cou­rage […]. Elle s’est émer­veillée […]. Elle s’est émue […]. À cela rien d’a­nor­mal. […] Et pour­tant il y a lieu de s’in­ter­ro­ger sur les cir­cons­tances qui ont débou­ché sur cet acci­dent, mais aus­si sur les ensei­gne­ments que l’on peut en tirer.

Le temps d’un (long) ins­tant, le Chi­li s’est retrou­vé sous le feu des pro­jec­teurs de la presse inter­na­tio­nale. Le spec­tacle média­tique et esthé­tique offert par la libé­ra­tion des trente-trois mineurs coin­cés pen­dant soixante-jours jours au fond d’une mine d’or et de cuivre en plein cœur du désert chi­lien d’Atacama a d’ailleurs pu faire pen­ser à la céré­mo­nie d’ouverture des jeux olym­piques de Pékin. L’ensemble de la presse inter­na­tio­nale a salué le cou­rage de ces gueules noires qui ont vaillam­ment sur­vé­cu sous terre dans des condi­tions abo­mi­nables. Elle s’est émer­veillée du génie tech­nique chi­lien qui a per­mis leur sau­ve­tage. Elle s’est émue du sort de ces femmes qui ont atten­du leur mari cou­ra­geu­se­ment dans un cam­pe­ment situé en bas de la zone de sau­ve­tage. Elle a décou­vert avec une cer­taine curio­si­té exo­tique la double vie sen­ti­men­tale des mineurs. À cela rien d’anormal. Comme sou­vent, avec ce genre de tra­gé­die, l’émotion prend le des­sus sur la « contex­tua­li­sa­tion » poli­tique et éco­no­mique de l’évènement. Et pour­tant il y a lieu de s’interroger sur les cir­cons­tances qui ont débou­ché sur cet acci­dent, mais aus­si sur les ensei­gne­ments que l’on peut en tirer.

Pre­mier ensei­gne­ment. Dans un pays com­plè­te­ment libé­ra­li­sé, c’est une com­pa­gnie déte­nue à 100% par l’État chi­lien qui a orga­ni­sé un sau­ve­tage d’une tech­ni­ci­té remar­quable. Les négli­gences cou­pables de la com­pa­gnie pri­vée San Este­ban pro­prié­taire de la mine San José ont obli­gé l’État chi­lien via son entre­prise publique Codel­co (Cor­po­ra­ción Nacio­nal del Cobre) à débour­ser, selon cer­taines esti­ma­tions, plus de vingt mil­lions de dol­lars pour secou­rir les trente-trois mineurs. Cette tra­gé­die a, d’une cer­taine manière, remis l’État chi­lien face à ses res­pon­sa­bi­li­tés, mais lui a ren­voyé aus­si l’image de toutes ses carences. En effet, le Ser­vice natio­nal de géo­lo­gie et des mines (Ser­na­geo­min) char­gé de véri­fier le res­pect des normes de sécu­ri­té avait auto­ri­sé la réou­ver­ture de la mine en 2009 alors que celle-ci était loin d’avoir mon­tré patte blanche quant au res­pect des normes de sécu­ri­té. Les deux direc­teurs de ce ser­vice qui ne compte pas plus de seize per­sonnes pour contrô­ler quatre-mille mines ont été contraints à la démis­sion. Mais à vrai dire, la classe poli­tique chi­lienne a peu remis en ques­tion le manque de moyens dont dis­po­sait cet orga­nisme pré­fé­rant poin­ter du doigt les gérants de la mine.

Deuxième ensei­gne­ment, la per­fec­tion avec laquelle a été réa­li­sé le sau­ve­tage éva­cue d’une cer­taine manière le Chi­li du club des pays en voie de déve­lop­pe­ment contraints de faire appel à l’aide étran­gère dès qu’une catas­trophe se pro­duit. Par contre, l’enchainement des causes qui a pro­vo­qué cet acci­dent n’est pas sans rap­pe­ler les acci­dents tra­giques sur­ve­nus en Europe il y a une cin­quan­taine d’années quand la logique éco­no­mique pri­mait sur le res­pect mini­mum des règles de sécu­ri­té. De plus, ce drame tord le cou de ceux qui estiment que le Chi­li d’aujourd’hui a com­plè­te­ment tour­né la page de ses années les plus sombres. L’ombre d’Augusto Pino­chet ne pla­nait évi­dem­ment pas au-des­sous de la mine San José, mais bien celle du modèle socioé­co­no­mique ultra­li­bé­ral ins­ti­tu­tion­na­li­sé pen­dant la dic­ta­ture et jamais réel­le­ment cor­ri­gé depuis le retour de la démocratie.

Car la réa­li­té qui a pro­vo­qué cette tra­gé­die est bien celle de la fai­blesse d’intervention et de régu­la­tion de l’État dans le sec­teur le plus stra­té­gique du pays. Pre­mier pro­duc­teur de cuivre au monde, ce mine­rai assure au Chi­li une crois­sance éco­no­mique très enviée sur le conti­nent lati­no-amé­ri­cain. Natio­na­li­sé sous le gou­ver­ne­ment de Sal­va­dor Allende au début des années sep­tante — le cuivre repré­sen­tait à l’époque 60% des expor­ta­tions du pays — les mines de cuivre vont peu à peu faire l’objet de conces­sions d’exploitation au sec­teur pri­vé pen­dant la dic­ta­ture. Ce pro­ces­sus s’amplifiera sous les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments de la Concer­ta­tion1 dans les années nonante. Aujourd’hui 35% de la pro­duc­tion pro­vient de Codel­co2. Le reste est exploi­té par de grandes mul­ti­na­tio­nales comme Bar­rick Gold, BHP Billin­ton ou Col­la­hua­si. Quelques entre­prises chi­liennes se par­tagent les petites et moyennes exploi­ta­tions. C’est le cas de la com­pa­gnie San Este­ban pro­prié­taire de la mine San José. Si dans les grandes exploi­ta­tions minières, les normes de sécu­ri­té sont glo­ba­le­ment bien res­pec­tées, c’est loin d’être le cas concer­nant les petites et moyennes exploi­ta­tions où prime avant tout une logique de pro­fi­ta­bi­li­té. L’accident du 5 août der­nier en incarne l’exemple le plus criant.

Troi­sième ensei­gne­ment, l’État a com­pen­sé sa défi­cience ori­gi­nelle en assu­rant à pos­te­rio­ri par­fai­te­ment son rôle dans le pro­ces­sus de sau­ve­tage et en déployant ce que le Chi­li pro­duit de meilleur d’un point de vue tech­nique, intel­lec­tuel et sani­taire. Ce déploie­ment d’énergie phé­no­mé­nal pro­vient éga­le­ment de l’émotion popu­laire qui s’est empa­rée de tout le pays les pre­miers jours qui ont sui­vi le drame, révé­lant la sen­si­bi­li­té par­ti­cu­lière que revêt la ques­tion minière et rap­pe­lant que la véri­table richesse du pays n’est pas son cuivre, mais bien ses travailleurs.

Le qua­trième ensei­gne­ment, moins per­cep­tible il est vrai, concerne la filia­tion qui, selon Manuel Anto­nio Gar­retón, existe entre la manière dont l’opération de sau­ve­tage a été menée et la ques­tion des vio­la­tions des droits humains lors de la dic­ta­ture. Le célèbre socio­logue chi­lien, lors d’un entre­tien à la télé­vi­sion natio­nale, a expli­qué que la sen­si­bi­li­té que revêt la ques­tion du res­pect des droits humains, et donc de la vie, est tel­le­ment forte pour la socié­té chi­lienne — au moins en termes de dis­cours — depuis le retour de la démo­cra­tie que cela a lit­té­ra­le­ment obli­gé le gou­ver­ne­ment à mettre en œuvre l’impossible pour sau­ver les mineurs. L’unique mes­sage à l’adresse de Sebas­tián Piñe­ra de Luis Urzúa, le der­nier mineur à recou­vrer la liber­té, a été Nun­ca más (plus jamais ça), le slo­gan por­té par la gauche chi­lienne quand elle est reve­nue au pou­voir en 1990.

Excessive récupération présidentielle

Dès les pre­mières heures sui­vant le drame, le gou­ver­ne­ment assu­ra qu’il ferait tout ce qui était humai­ne­ment pos­sible pour libé­rer les mineurs de l’enfer des pro­fon­deurs. Il faut dire que, en ce mois d’aout, tout allait au plus mal pour Sebas­tián Piñe­ra. Une cote de popu­la­ri­té en baisse, un ministre des Mines qui avait pré­fé­ré se rendre au Mon­dial de foot­ball alors qu’on négo­ciait la ques­tion des royal­ties, un ministre de la San­té — ancien direc­teur d’une cli­nique pri­vée — empê­tré dans un conflit d’intérêts, le début d’une grève de la faim d’une tren­taine de mili­tants mapuches et une contes­ta­tion impor­tante face à l’absence d’un véri­table plan de recons­truc­tion des zones dévas­tées par le trem­ble­ment de terre du mois de février.

Grâce à cette opé­ra­tion de sau­ve­tage diri­gée pour l’essentiel par André Sou­gar­ret, un brillant ingé­nieur de Codel­co, le gou­ver­ne­ment a vou­lu soi­gner son image. Avec la com­pli­ci­té des chaines des télé­vi­sions, c’est un grand show média­tique qui a été mis sur pied avec deux acteurs prin­ci­paux par­fois en concur­rence : Lau­rence Gol­borne, le ministre des Mines et Sebas­tián Piñe­ra lui-même. Le pre­mier a ren­voyé une image glo­ba­le­ment posi­tive faite de sim­pli­ci­té, de séré­ni­té et d’émotivité plu­tôt bien per­çue auprès de l’opinion publique. Le second, par contre, a déton­né par son carac­tère intem­pes­tif, mani­pu­la­toire, voire empreint de vul­ga­ri­té à cer­tains moments. Ce que les chaines de télé­vi­sion inter­na­tio­nales, obnu­bi­lées par la prouesse tech­nique du sau­ve­tage, n’ont pu sai­sir, c’est l’image d’un pré­sident égo­cen­trique, prêt à tout pour figu­rer sur la pho­to et sacri­fiant un moment de retrou­vailles qui auraient dû être intimes pour les mineurs et leurs familles pour un pur pro­duit de mar­ke­ting poli­tique. Ce néo­po­pu­lisme à la chi­lienne comme l’a dénon­cé le jour­na­liste Paul Wal­der n’est pas sans rap­pe­ler celui d’un autre pré­sident euro­péen omni­pré­sent et omni­scient lui aussi.

Avec la réso­nance média­tique mon­diale de ce drame, Sebas­tián Piñe­ra a bien sai­si l’opportunité d’améliorer l’image du Chi­li à l’étranger. Bran­dis­sant constam­ment devant les camé­ras le papier « Esta­mos bien en el refu­gio los 33 », offrant des pierres de la mine à tous les chefs d’État, glo­ri­fiant le suc­cès de l’opération de sau­ve­tage qui a été réa­li­sée a la chi­le­na (à la chi­lienne), son voyage en Europe la semaine sui­vant le sau­ve­tage a consti­tué l’aboutissement d’une véri­table entre­prise de com­mu­ni­ca­tion poli­tique pour le pays. Au plan natio­nal, les cri­tiques n’ont néan­moins pas été tendres pour dénon­cer ce manque de pudeur qui rom­pait avec la diplo­ma­tie des pré­si­dents précédents.

La ques­tion est main­te­nant de savoir com­ment le gou­ver­ne­ment va pou­voir capi­ta­li­ser l’exceptionnelle émo­tion popu­laire géné­rée par cet évè­ne­ment et entre­prendre une grande réforme débou­chant sur une amé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail bien au-delà du sec­teur minier. Sans cela l’intervention de l’État aura été pure­ment circonstancielle.

  1. Par­tis de centre gauche ayant gou­ver­né le Chi­li de 1990 à 2010.
  2. Selon une loi datant de la dic­ta­ture, les reve­nus géné­rés par 10% de cette pro­duc­tion sont des­ti­nés annuel­le­ment à finan­cer les forces armées.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.