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À l’hiver 60, je n’ai rien compris

Numéro 11 Novembre 2010 par Klinkenberg

novembre 2010

Le jeune Fabrice del Don­go, à la bataille de Water­loo, n’avait rien com­pris du tout à ce qui se pas­sait. Les seules choses qu’il avait per­çues, c’étaient les bruits des décharges, la fumée blanche des bat­te­ries, les cris et les jurons, les gicle­ments du sang et de la boue. À la bataille de l’hiver 60, à mon tour je […]

Le jeune Fabrice del Don­go, à la bataille de Water­loo, n’avait rien com­pris du tout à ce qui se pas­sait. Les seules choses qu’il avait per­çues, c’étaient les bruits des décharges, la fumée blanche des bat­te­ries, les cris et les jurons, les gicle­ments du sang et de la boue.

À la bataille de l’hiver 60, à mon tour je n’ai rien com­pris du tout.

Je vivais cepen­dant dans une famille pro­gres­siste — jeune, mon père avait été un des fon­da­teurs de la JOC —, mais où l’engagement était davan­tage lié à des pos­tures éthiques qu’à des ana­lyses poli­tiques ou éco­no­miques. J’étais en « huma­ni­tés » (sans trop savoir si j’en sor­ti­rais un jour) et je lisais régu­liè­re­ment les deux quo­ti­diens aux­quels nous étions abon­nés. Mais j’avais dû man­quer un épi­sode : je ne com­pre­nais rien à cette « loi unique » ni à la rai­son pour laquelle elle déclen­chait les pas­sions. Sans doute la chose devait-elle être par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe, pour qu’un oncle, à qui je deman­dais ce qu’était ladite loi, crût devoir s’en tirer par une pirouette, dans le genre double loo­ping anthro­po­lo­gique : « Tu vois, les Belges adorent la com­pli­ca­tion. Du coup, ils font tou­jours des tas de petites lois. Alors, une loi unique, tu penses, ils ne peuvent pas le sup­por­ter. » Ce que j’entendais autour de moi ne m’aidait pas. D’un côté, mon père par­lait avec res­pect d’André Renard, qu’il avait connu de près dans les sta­lags de l’Allemagne nazie et avec qui il avait long­temps cor­res­pon­du, Renard lui expo­sant ses pro­jets de socié­té. De l’autre, j’entendais des jeunes de mon âge mépri­ser les cas­seurs (non, ce n’était pas ce mot, pas encore dans le vent, qu’ils uti­li­saient) qui venaient de sac­ca­ger l’alors nou­velle gare des Guille­mins (que n’eussent-ils réduit en poudre ce bijou d’architecture capi­ta­lis­to-sta­li­nienne : nous aurions gagné cin­quante ans).

Comme je n’y avais rien com­pris, ce qui me reste, ce sont sur­tout des moments et des images.

Mon champ de bataille à moi, c’était Ver­viers ; on a les Water­loo qu’on peut. Il n’était qu’à de rares moments plein de bruits et de fureurs. J’ai plu­tôt le sou­ve­nir d’une ville éton­nam­ment morte, comme si elle avait som­bré dans la léthar­gie des grandes vacances, ou comme si une des catas­trophes nucléaires dont on nous mena­çait avait eu lieu. Ren­due aux pié­tons, adou­cie par l’ouate de l’hiver, la ville était convi­viale. Et bien avant Mai 68, la parole se libé­rait. Je me sou­viens d’avoir eu une longue dis­cus­sion avec un éche­vin socia­liste dont je ne connais­sais jusque-là que le nom : il avait abor­dé le gamin que j’étais parce qu’il l’avait vu lire une affiche, avec appli­ca­tion. Enfin quelqu’un qui essayait de m’expliquer !

Les jour­naux n’étaient plus dis­tri­bués, mais ils étaient impri­més. On pou­vait donc aller les consul­ter, affi­chés dans les vitrines des rédac­tions. Dans la petite ville aux tra­di­tions de pen­sée solides, j’avais tou­jours aimé cir­cu­ler à pied. Pas­ser du Cour­rier au Tra­vail en fai­sant un cro­chet par Le Jour était donc une chose bien natu­relle (il devait aus­si y avoir Le Dra­peau rouge, que j’aurais aus­si bien lu comme on regar­dait les pho­tos expo­sées dans le hall des ciné­mas polis­sons, mais sa vitrine était sans doute en dehors de mon iti­né­raire). Les cours avaient été sus­pen­dus, mais la salle de classe était la rue : le sens cri­tique auquel mes maitres se tar­guaient de nous for­mer s’aiguisait aux évi­dentes diver­gences des quo­ti­diens ; et, sur le tas, celui qui essayait de com­prendre (et qui com­men­çait à le faire, confu­sé­ment) s’initiait déjà à ce que plus tard, à l’université, on lui dirait être la cri­tique his­to­rique. Devant les vitrines aus­si, la parole se libé­rait. Les lec­teurs s’y pres­saient, et les réac­tions des lec­teurs, qui encombrent aujourd’hui les sites inter­net, étaient réel­le­ment inter­ac­tives. Je n’ai vu per­sonne en venir aux mains, mais les insultes pleuvaient.

Sur­tout, il y avait l’armée. Depuis le pont du che­min de fer, près de chez moi, je pou­vais voir un sol­dat arpen­ter la voie d’un pas lent (la voie qui, d’habitude lui­sante, comme l’est tout rail qui se res­pecte, avait rouillé en quelques jours). Un sol­dat, ou mille sol­dats : le même et tou­jours dif­fé­rent. Fusil à l’épaule. Baïon­nette au canon. Har­na­ché et cas­qué (avec ce casque que je recon­nais­sais pour être celui de nos Libé­ra­teurs, mais qui, dis­si­mu­lant le regard et annu­lant le front, pro­dui­sait ici un effet de vio­lence calme). Une musette col­lée au corps, dont on disait qu’elle conte­nait des gre­nades. Ce sol­dat, tou­jours dif­fé­rent, mais tou­jours jeune, avait-il un père admi­ra­teur de Gas­ton Eys­kens ? ou était-ce le fils d’un métal­lo de Seraing ? allait-il être égor­gé par un résis­tant ? (ain­si, nour­rie par une guerre pas encore loin­taine, s’interrogeait notre ima­gi­na­tion). Que pen­sait-il de ceux qui l’envoyaient patrouiller dans le froid, le long de la voie ferrée ?

Un jour, il y eut dans l’air un curieux mélange d’odeurs : on y trou­vait à la fois de la défaite et de la réso­lu­tion, une nos­tal­gie de fin de vacances et les espé­rances des ren­trées. Le silence de la ville fut alors trou­blé par le grin­ce­ment caho­tant d’un tram. Une vieille motrice lente et soli­taire se mon­tra : la plus vieille qu’on ait pu trou­ver dans les entre­pôts, pour que per­sonne ne la regrette si d’aventure les pavés devaient lui faire subir le sort des Guille­mins. La vieillarde, ridi­cule et solen­nelle, était pré­cé­dée d’un véhi­cule blin­dé de la gen­dar­me­rie. Et sui­vie d’un sem­blable véhi­cule bleu sombre.

Ce jour-là, les rails lui­sirent à nou­veau sous le pont.

Je n’avais rien com­pris, mais un monde nou­veau était né. Il était aus­si né en moi, sans que je le susse encore.

Je n’avais rien com­pris. Mais j’avais lu des jour­naux, et médi­té leurs contra­dic­tions ; j’avais écou­té les citoyens se par­ler dans la rue ; j’avais dis­cu­té avec l’échevin socia­liste. J’avais appris des expres­sions nou­velles, et ter­ribles (on m’avait expli­qué la menace qu’était l’«abandon de l’outil »). J’avais sen­ti la gra­vi­té d’un pays à qui il arri­vait quelque chose. Je savais, bien plus qu’avant, que le monde se divi­sait (j’allais bien­tôt apprendre à dire « se struc­tu­rait ») selon des valeurs, et qu’il venait, une fois encore, de trou­ver de nou­veaux sens, dans ses divi­sions mêmes.

Des nou­velles m’étaient par­ve­nues, tan­tôt de loin tan­tôt de près. Au loin un jeune monarque s’était marié (à la radio, l’habituelle hys­té­rie monar­chiste s’était déchai­née. Mais cela nous concer­nait peu : c’était une affaire de Bruxel­lois, rien de plus). J’avais appris que le cama­rade de cap­ti­vi­té de mon père était aus­si cet André Renard qui vou­lait que les Wal­lons fussent indépendants.

Reve­nue la vie de tous les jours, je m’avisai que je n’avais pas vu les mêmes choses que mes amis, ou que mes amis n’avaient pas vu la même chose que moi (ce qui est légè­re­ment dif­fé­rent). Nos juge­ments n’étaient plus les mêmes. Et je me sur­pris à affir­mer, avec gau­che­rie, que la Wal­lo­nie était ce pays auquel il était arri­vé quelque chose. Des mots pas encore bien clairs allaient aus­si nous struc­tu­rer (il y avait par exemple « wal­lin­gant », qui était une insulte, ou « fédé­ra­liste », qui l’était aus­si : un gros mot, alors bien plus sale que « confé­dé­ra­liste » aujourd’hui).

Du temps a pas­sé. Ce monde nou­veau est entré en moi. Non pas direc­te­ment, comme en une sorte d’injection, parce que le tumulte aurait eu une influence directe et mas­sive sur ce que je pen­sais. Non : comme Fabrice, je n’avais pas com­pris grand-chose. Mais il se fait que la socié­té que je me suis choi­sie peu à peu était peu­plée de ceux-là qui avaient com­pris. Ils n’allaient pas m’expliquer l’hiver 60, non : il y avait d’autres choses à faire. Mais à force de les fré­quen­ter, et de tra­vailler avec eux, je me suis incor­po­ré une pen­sée où l’on peut à la fois être inter­na­tio­na­liste et d’un lieu, et où les appa­reils ne pré­valent jamais contre la liber­té ; il se trouve donc qu’aujourd’hui je suis aus­si fait de ce qui s’est pas­sé et rêvé durant cet hiver.

Mais ce n’est pas cela qui est impor­tant (qui cela inté­res­se­ra-t-il de savoir que, lorsque j’ai appris le cou­plet de l’Inter­na­tio­nale qu’on se gar­dait bien de chan­ter sur la place Rouge — « S’ils s’obstinent ces cannibales/à faire de nous des héros/ils sau­ront bien­tôt que nos balles/sont pour nos propres géné­raux » —, j’ai bien sou­vent pen­sé au jeune sol­dat sur la voie du che­min de fer?). Ce qui est impor­tant, c’est que cette per­co­la­tion a été géné­rale. C’est que tout un pan de notre socié­té a fait un che­min sem­blable, et, qu’aujourd’hui encore, il refuse les défaites. Mal­gré les sar­casmes qu’on lit dans les gazettes de la capi­tale (y en a‑t-il encore ailleurs ? et, au reste, méritent-elles encore le nom de jour­nal?) Mal­gré les cour­riers des lec­teurs qu’il ne faut lire que les jours de par­ti­cu­lière bonne humeur, afin ne pas déses­pé­rer. Mal­gré les insultes, dont le réper­toire a chan­gé. Même si l’on a relé­gué au rang des vieilles lunes, comme les tram­ways brin­que­ba­lants, la croyance que ce sont les valeurs qui doivent dic­ter les tech­niques éco­no­miques et sociales et non l’inverse.

Lorsqu’en cette année 2010, avec quelques autres, par­mi les­quels Jacques Dubois, nous avons publié un livre inti­tu­lé Le tour­nant des années sep­tante. Liège en effer­ves­cence1, la ques­tion s’est évi­dem­ment posée à nous de la spé­ci­fi­ci­té lié­geoise de l’ébullition cultu­relle qui avait mar­qué la décen­nie. Car enfin, c’est un même mou­ve­ment qu’on trouve alors dans toutes les grandes villes : la période s’ouvre par­tout dans l’optimisme qui était celui des Gol­den Six­ties, et pro­duit un foi­son­ne­ment cultu­rel sans pré­cé­dent ; puis, au fur et à mesure que le capi­ta­lisme reprend la main, la légè­re­té fait place à la moro­si­té, et une culture nar­cis­sique s’élabore. Qu’eut alors de typi­que­ment lié­geois ce mou­ve­ment au cours duquel les artistes et les intel­lec­tuels sur­ent opé­rer leur jonc­tion avec la reven­di­ca­tion sociale ? Au fur et à mesure que les auteurs nous remirent leurs contri­bu­tions, la réponse se fit de plus en plus lumi­neuse. Ce qui avait per­mis la ren­contre des deux mondes dans la métro­pole wal­lonne, c’étaient moins les uto­pies qui s’exprimèrent dans le choc de Mai 68 que la prise de conscience consé­cu­tive à cette autre com­mo­tion, plus ancienne, qui se pro­dui­sit à la fin de 1960. Oui : la moro­si­té, le Wal­lon en avait déjà fait l’expérience, lui qui, déjà fra­gi­li­sé, avait alors vu son des­tin lui échap­per. Mais, dans la fou­lée de la grande grève, une inven­ti­vi­té trou­va immé­dia­te­ment à se déployer chez lui, et des pro­jets s’élaborèrent, d’une bru­lante actua­li­té. Cette rési­lience fut le ter­reau qui per­mit en Wal­lo­nie l’éclosion de la nou­velle moder­ni­té culturelle.

Il importe peu, alors, d’avoir été Fabrice à Water­loo et ailleurs en Wal­lo­nie, si l’on com­prend aujourd’hui que l’hiver 60 fut une matrice.

  1. Le tour­nant des années sep­tante. Liège en effer­ves­cence, Jacques Dubois, Jean-Marie Klin­ken­berg & Nan­cy Del­halle (dir.), Les impres­sions nou­velles, coll. « Réflexions faites », 2010.

Klinkenberg


Auteur

Jean-Marie Klinkenberg est professeur de sémiotique et de réthorique à l'Université de Liège ([ULG->http://www.ulg.ac.be])