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À l’épreuve des Khmers rouges

Numéro 3 Mars 2012 par Bernard De Backer

février 2012

Plus de trente ans après la chute du régime des « Frères » de l’Angkar, tom­bé sous les assauts de l’armée viet­na­mienne en jan­vier 1979, le tor­tueux pro­cès de quelques diri­geants octo­gé­naires livre ses pre­miers ensei­gne­ments. Par­mi les incul­pés figure Douch, l’homme qui diri­gea le camp de S‑21 où furent « écra­sées » plus de douze mille per­sonnes, la plu­part cadres du régime. Son his­toire invite à ten­ter d’entrevoir une véri­té, celle d’une machine idéo­lo­gique cri­mi­nelle aux racines hybrides, mais aus­si celle de notre ques­tion humaine à tous.

Articles

« Cette nuit de Noël, un grand pan de ma naï­ve­té tom­ba. J’avais été jusque-là péné­tré de l’image ras­su­rante du bour­reau-monstre. Or l’homme de foi, qui regar­dait main­te­nant devant lui d’un œil morne mêlé d’amertume, m’apparaissait tout d’un coup dans son immense soli­tude. Je me sur­pris, au moment pré­cis où se révé­lait sa cruau­té, à éprou­ver pour lui de l’affection. »
Fran­çois Bizot, Le Silence du bour­reau

« Notre drame sur terre est que la vie, sou­mise à l’attraction du ciel, nous empêche de reve­nir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son renversement. »
Fran­çois Bizot, Le por­tail

« Or dans les crimes du Kam­pu­chea démo­cra­tique, dans l’intention de ces crimes, il y a bien l’homme, l’homme dans son uni­ver­sa­li­té, l’homme dans son entiè­re­té, l’homme dans son his­toire et dans sa poli­tique. Nul ne peut consi­dé­rer ces crimes comme un par­ti­cu­la­risme géo­gra­phique ou comme une bizar­re­rie de l’histoire : au contraire, c’est le XXe siècle qui s’accomplit en ce lieu, c’est même tout le XXe siècle. »
Rithy Panh, L’élimination

Si la tra­gé­die du « Kam­pu­chea démo­cra­tique » peut sem­bler loin­taine, fruit de l’adoption dans un contexte post­co­lo­nial indo­chi­nois et de guerre froide d’une idéo­lo­gie et de pra­tiques bol­che­viques incu­bées dans des cités uni­ver­si­taires pari­siennes en com­pa­gnie de mili­tants du pcf (dont Jacques Ver­gès, avo­cat de Khieu Sam­phan), on aurait tort de la réduire à une exo­tique dérive ultra­maoïste. La publi­ca­tion des récits de deux témoins fran­çais1, l’un ayant été pri­son­nier de Douch — tor­tion­naire de Tuol Sleng ou S‑212 — avant la vic­toire des Khmers rouges le 17 avril 1975, et l’autre obser­va­teur de son pro­cès à Phnom Penh entre février 2009 et juillet 2010, est une inci­ta­tion à médi­ter de manière plus ser­rée sur ce que furent les Khmers rouges. Ces livres, écrits par des Fran­çais, s’ajoutent aux témoi­gnages, par le texte ou par l’image, que des Cam­bod­giens ont publiés sur l’un des meurtres de masse les plus décon­cer­tants du XXe siècle. Cer­tains d’entre eux — comme le récit du Bel­go-Cam­bod­gien Ong Thong Hœung, titré J’ai cru aux Khmers rouges — inter­rogent cette force d’attraction à laquelle tant d’entre nous ont été sou­mis et sur laquelle cer­tains ne sont jamais revenus.

La révolution de la forêt

Une brève mise en pers­pec­tive tem­po­relle et géo­gra­phique est néces­saire pour situer et com­prendre le phé­no­mène « Khmer rouge ». Le sur­nom lui-même — don­né par Noro­dom Siha­nouk à l’orée des années soixante pour les dis­tin­guer des « Khmers bleus » (par­ti démo­crate) et des « Khmers blancs » (par­ti roya­liste) — dési­gnait les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires qui, sous diverses déno­mi­na­tions, fini­ront par prendre Phnom Penh après un quart de siècle de gué­rilla et impo­ser  le pas­sage direct au com­mu­nisme3. Ils res­te­ront moins de quatre années (1975 – 1979) au pou­voir en fai­sant plus d’un mil­lion-sept-cent-mille morts, avant de replon­ger dans la lutte armée pen­dant vingt ans (Pol Pot meurt pri­son­nier des siens en 1998, le der­nier diri­geant khmer rouge, Ta Mok, est livré par les Thaï­lan­dais en 1999) et repré­sen­ter le Cam­bodge à l’onu jusqu’en 1991. Au cours d’un demi-siècle d’existence, les Khmers rouges ne règne­ront que peu de temps sur l’ensemble du pays, dont les villes vidées de leurs habitants.

Une par­tie des cadres khmers rouges for­me­ra le nou­veau pou­voir ins­tal­lé dans la fou­lée de l’invasion viet­na­mienne. C’est une des causes de l’extrême dif­fi­cul­té et len­teur de la mise en place d’un tri­bu­nal inter­na­tio­nal4, char­gé de juger des crimes contre l’humanité et géno­cide com­mis par les Khmers rouges, ain­si que de son carac­tère hybride (chambres extra­or­di­naires au sein des tri­bu­naux cam­bod­giens — cetc). L’accord entre l’onu et le gou­ver­ne­ment de Phnom Penh, pour la créa­tion d’un tri­bu­nal char­gé de juger les plus hauts diri­geants encore en vie, sera signé en juin 2003, après six années de négo­cia­tions. Les magis­trats prê­te­ront ser­ment en juillet 2006 et le pre­mier pro­cès, celui de Douch, com­men­ce­ra début 2009, les autres (Khieu Sam­pan, Nuon Chea, Ieng Sary, Ieng Thi­rith)5 à l’automne 2011.

Culte du secret, men­songe et pseu­do­ny­mie omni­pré­sents6, hié­rar­chie voi­lée, ascèse, épu­ra­tion inces­sante, volon­té extrême de puri­fi­ca­tion et haine de la ville « cor­rom­pue », trouvent sans doute une bonne part de leur expli­ca­tion dans la conjonc­tion d’un mes­sia­nisme mar­xiste-léni­niste — acquis en France puis por­té à incan­des­cence au contact d’un maoïsme pay­san — et des néces­si­tés de la lutte armée. Cette der­nière étant par ailleurs lon­gue­ment immer­gée dans un monde rural sup­po­sé proche du « Khmer ori­gi­nel », d’un état de « nature » pro­pice au déve­lop­pe­ment d’une autar­cie radi­cale ins­pi­rée par des idéo­logues tiers-mon­distes. Fac­teurs aux­quels se conjuguent une nos­tal­gie impé­riale sou­ter­raine et un natio­na­lisme ombra­geux, ravi­vé par la crainte des visées expan­sion­nistes du Viêt-Nam, les ravages du régime Lon Nol sou­te­nu par les États-Unis, dans un pays dévas­té par la vio­lence et les bom­bar­de­ments des B52 d’une inten­si­té inouïe.

À l’épicentre du régime de ter­reur mis en place par l’Angkar7 dans Phnom Penh conquise et puri­fiée, il y avait une école, Tuol Svay Prey, trans­for­mée en « pri­son de sécu­ri­té » et rebap­ti­sée S‑21 dans la topo­ny­mie admi­nis­tra­tive orwel­lienne d’un pou­voir han­té par le secret. D’autres lieux simi­laires ont pro­ba­ble­ment exis­té sous le régime de Pol Pot, mais c’est le seul dont les archives abon­dantes et méti­cu­leuses furent sau­vées de la des­truc­tion, grâce à la fuite pré­ci­pi­tée de ses ser­vants devant l’armée viet­na­mienne. Inva­sion qui leur sau­va aus­si la vie, car ceux qui tra­vaillaient à S‑21 étaient voués à être broyés par lui.

Tuol Sleng n’était en effet ni Ausch­witz ni la Koly­ma, mais obéis­sait à la logique d’épuration interne prô­née par Lénine et por­tée à son paroxysme par Sta­line : ses gar­diens deve­naient ses vic­times à plus ou moins longue échéance, ses déte­nus étaient des cadres du régime, pour l’immense majo­ri­té d’entre eux. Il était par ailleurs indis­pen­sable que les pri­son­niers avouent des crimes et dénoncent leurs « com­plices », si néces­saire sous la tor­ture, « chaude » ou « tiède », avant d’être « écra­sés ». On ne devait pas sur­vivre à S‑21, pas plus que l’on ne pou­vait y mou­rir inno­cent. Il n’y avait que des cou­pables ayant avoué leurs for­faits et nom­mé leurs com­parses, et accor­dé ain­si leur « bio­gra­phie » à la grille idéo­lo­gique de l’Angkar. Quelques-uns, cepen­dant, en réchap­pèrent et sur­vé­curent assez long­temps pour témoi­gner au pro­cès qui finit par se tenir au Cam­bodge, trois décen­nies après la fin de la pri­son secrète. Fran­çois Bizot est le seul témoin étran­ger au pro­cès de Douch, minu­tieu­se­ment décrit par Cru­vel­lier, dont on retrouve la dépo­si­tion dans Le silence du bourreau.

Humanité du monstre, monstruosité de l’humanité

C’est en 1971 que le Nan­céen Fran­çois Bizot, alors cher­cheur de l’École fran­çaise d’Extrême-Orient8 réa­li­sant des enquêtes sur les pra­tiques boud­dhiques9 liées à la transe, est cap­tu­ré par les Khmers rouges au nord de Phnom Penh, puis déte­nu pen­dant trois mois dans un camp, M‑13, dont il sera un des seuls sur­vi­vants. C’est à cette occa­sion qu’il ren­contre un révo­lu­tion­naire idéa­liste d’origine chi­noise, Kaing Guek Eav, plus connu sous le pseu­do­nyme de Douch. Phé­no­mène raris­sime, il finit, par­lant cou­ram­ment le khmer, par convaincre de son inno­cence le pro­fes­seur de mathé­ma­tiques enga­gé dans la gué­rilla et son supé­rieur, Von Veth, qui choi­sissent de le libé­rer en pre­nant quelques risques face au diri­geant Ta Mok. Les deux assis­tants cam­bod­giens de Bizot, Lay et Son, res­te­ront pri­son­niers et paye­ront le prix de leur vie ; Von Veth sera, quant à lui, « écra­sé » à S‑21 diri­gé par Douch sept ans plus tard, sur ordre de Ta Mok.

En avril 1975, Bizot assis­te­ra à l’évacuation de Phnom Penh depuis l’ambassade de France, dont il ren­dra le « por­tail » célèbre dans un livre épo­nyme. Mais ce n’est qu’en 1988, à la suite d’une visite du musée de Tuol Sleng, éri­gé par les Viet­na­miens vic­to­rieux, qu’il recon­nai­tra le visage de son ravis­seur sous les traits de celui qui diri­geait le camp d’extermination, Douch. Le choc de cette décou­verte sera encore ravi­vé par un appel télé­pho­nique reçu en 1999 : le tor­tion­naire de Tuol Sleng, conver­ti au chris­tia­nisme et actif dans une ong, a été retrou­vé et sou­haite par­ler à « son ami Bizot ». Ce der­nier fini­ra par témoi­gner au pro­cès de 2009, après avoir revu son ancien « libérateur ».

Le livre très per­son­nel et intime de Bizot retrace l’itinéraire moral de son auteur, aujourd’hui sep­tua­gé­naire, dont toute la vie d’adulte a été bou­le­ver­sée par les évè­ne­ments de 1971 et les révé­la­tions suc­ces­sives qui les pla­ce­ront sous un éclai­rage tou­jours plus insou­te­nable. Bien plus, c’est un acte ancien et fon­da­teur, la mise à mort d’un fen­nec appri­voi­sé à son retour de la guerre d’Algérie, qui rece­vra une conno­ta­tion ter­ri­fiante dans l’après-coup de la remé­mo­ra­tion. Un sou­ve­nir de l’occupation nazie lui mon­tre­ra que la peur peut pous­ser n’importe qui dans la « zone grise », au-delà des limites habi­tuelles. Œuvre d’écrivain qui fouaille son âme au moyen d’une langue sen­sible et intrai­table, Le silence du bour­reau par­vient à rendre l’horreur pré­sente bien plus par son style que par des des­crip­tions fac­tuelles de l’enfer de Tuol Sleng, même si celles-ci, très brèves, ne sont pas absentes. C’est à Hen­ri James que l’on pense, à La bête dans la jungle, ou au Joseph Conrad d’Au cœur des ténèbres, dont une réfé­rence ciné­ma­to­gra­phique sera pré­ci­sé­ment située dans la forêt cambodgienne.

Bizot refuse d’enfermer le crime de Douch dans la « mons­truo­si­té » d’un autre à jamais dif­fé­rent et inhu­main, comme un diable que l’on enclot dans une bou­teille pour le jeter aux oubliettes, mais consacre tous ses efforts à scru­ter la part incon­nue de lui-même qui se révèle à son contact. « À mesure que l’on observe sans feindre la mons­truo­si­té des autres, on finit tôt ou tard par la recon­naitre en soi », écrit-il dans une phrase qui fait sin­gu­liè­re­ment écho à un slo­gan du Kam­pu­chea démo­cra­tique : « Pour battre l’ennemi exté­rieur, il faut d’abord détruire celui de l’intérieur. » Sa démarche ne consiste pas à resi­tuer l’horreur dans le cadre de son contexte idéo­lo­gique contem­po­rain, mais bien à éclai­rer ses propres poten­tia­li­tés des­truc­trices à la lumière de son expé­rience cam­bod­gienne, au foyer de laquelle se tiennent ses ren­contres suc­ces­sives avec Douch.

Il dresse par ailleurs des paral­lèles plus anthro­po­lo­giques, allant de la vio­lence dans le trai­te­ment des ani­maux (un aspect cen­tral dans cer­taines pages de son livre) aux exi­gences de puri­fi­ca­tion et d’ascèse reli­gieuse, car c’est bien d’« homme de foi » qu’il qua­li­fie Douch, « sou­mis à l’attraction du ciel ». Pro­pos aux­quels font écho ceux du bour­reau, conver­ti au chris­tia­nisme, dans le texte écrit qu’il remit à son ancien pri­son­nier fran­çais : « C’était le poids des feux de l’enfer que je pre­nais en ce temps-là pour ceux d’un dia­mant… ». Fran­çois Bizot, en ce qui le concerne, com­pare le choc que cette « levée du voile » pro­dui­sit sur lui à l’ébranlement de Sid­dhar­ta (le futur Boud­dha) lors de sa sor­tie dans la ville, où il fut confron­té à la vieillesse, la mala­die et la mort. Mais, ajoute-t-il, « avec une dis­tinc­tion de taille : dans une qua­trième ren­contre, avec un reli­gieux cette fois, Sid­dhar­ta réa­lise qu’il existe un remède à la dou­leur. En ce qui me concerne, la souf­france per­çue dans les yeux du bour­reau me lais­sa sans espoir. »

Ambition du définitif

Le che­mi­ne­ment moral rétros­pec­tif et le patient tra­vail d’écrivain de l’ethnologue, inopi­né­ment cap­tu­ré sur les pistes du Cam­bodge par le futur tor­tion­naire de Tuol Sleng — et confron­té par ce fait à l’humanité de l’horreur avant que celle-ci ne se révèle dans toute son exten­sion — ne doivent pas obli­té­rer la matrice idéo­lo­gique du phé­no­mène khmer rouge. C’est sans doute sur ce point que l’on pour­rait repro­cher à l’ethnologue-écrivain de par trop déshis­to­ri­ci­ser ce qu’il a vécu, sans pour autant enle­ver un iota à la rigueur excep­tion­nelle et par­fois insou­te­nable de son témoi­gnage. Dans sa dépo­si­tion comme témoin-expert au pro­cès de Douch, le 14 sep­tembre 2009, Raoul Marc Jen­nar dresse quant à lui une généa­lo­gie de l’idéologie des diri­geants khmers rouges, que l’on retrouve éga­le­ment dans le pro­logue du livre de Ong Thong Hœung, Les étu­diants cam­bod­giens de Paris.

Il sou­ligne d’abord que, après Nurem­berg et Tokyo, le tri­bu­nal de Phnom Penh « sera le pre­mier et pro­ba­ble­ment le seul tri­bu­nal où vont être jugés les crimes d’un tota­li­ta­risme appli­qué au nom de l’émancipation des peuples ». Il s’agit dès lors tout autant de juger un sys­tème que ses exé­cu­tants. Les anté­cé­dents idéo­lo­giques du pol­po­tisme, notam­ment en termes d’organisation poli­tique, de règles et de pra­tiques de sécu­ri­té, sont clai­re­ment bol­che­viques. Jen­nar rap­pelle que le groupe diri­geant des Khmers rouges était pour l’essentiel com­po­sé de membres du « Cercle mar­xiste des étu­diants khmers de Paris », fon­dé au début des années cin­quante. Nombre d’entre eux10 étaient adhé­rents du Par­ti com­mu­niste fran­çais, à l’époque l’un des plus fidèles à Sta­line, et sui­vaient les cours de for­ma­tion du pcf dans les diverses cel­lules dont ils étaient membres (sur­tout à la Cité uni­ver­si­taire). Les textes qu’il cite, notam­ment cer­taines des vingt-et-une condi­tions d’adhésion à la IIIe Inter­na­tio­nale, édic­tées par Lénine, sont sans ambigüi­té. Outre la néces­si­té d’une « dis­ci­pline de fer confi­nant à la dis­ci­pline mili­taire », il y est fait état de l’obligation de « pro­cé­der à des épu­ra­tions pério­diques de leurs orga­ni­sa­tions ». Au départ d’autres sources, qui fai­saient par­tie des lec­tures débat­tues au sein du « Cercle mar­xiste des étu­diants khmers de Paris », comme Les prin­cipes du léni­nisme, de Sta­line ou L’État et la révo­lu­tion, de Lénine, Jen­nar recons­ti­tue le modèle du par­ti com­mu­niste qui était ensei­gné par le pcf aux étu­diants khmers du Cercle marxiste.

Côté tra­vaux pra­tiques, l’actualité com­mu­niste de la fin des années qua­rante et du début des années cin­quante est celle des « pro­cès » de diri­geants com­mu­nistes, orga­ni­sés en Europe de l’Est selon le modèle de ceux des années 1936 – 1939 à Mos­cou. Ceux de Buda­pest et de Sofia, mais éga­le­ment celui de Prague, en novembre 1952, visant notam­ment le secré­taire géné­ral du Par­ti com­mu­niste, Rudolf Slans­ky. On sait la place qu’y occu­pe­ra l’« aveu » dans un par­ti orga­ni­sé par une « dis­ci­pline de fer » et devant « pro­cé­der à des épu­ra­tions ». Le pcf, auquel adhé­raient les futurs diri­geants Khmers rouges, allait en 1952 orga­ni­ser des pro­cès sur le modèle sovié­tique, dont seront vic­times Tillon et Mar­ty. Car il faut « recher­cher l’ennemi à l’intérieur du Par­ti », un slo­gan du Komin­form qui, par­mi d’autres, se retrou­ve­ra au sein de l’Angkar.

Comme le sou­ligne à juste titre Thier­ry Cru­vel­lier dans Le maitre des aveux : « L’affaire Douch est le pre­mier pro­cès inter­na­tio­nal sur des crimes com­mu­nistes. Juristes inter­na­tio­naux et mili­tants des droits de l’homme pour­fendent les révo­lu­tions dites natio­nales, fon­dées plus ouver­te­ment sur la dis­cri­mi­na­tion raciale et la xéno­pho­bie. Il n’est déli­cat pour per­sonne de ban­nir le pro­jet d’une Grande Ser­bie ou de dénon­cer le Hutu Power. Beau­coup rechignent pour­tant à l’idée que, à tra­vers le pro­cès des Khmers rouges, soit dres­sé celui du com­mu­nisme. Asso­ciée à la race dans les révo­lu­tions de droite, l’aspiration à la pure­té est le signal d’alarme d’une idéo­lo­gie rava­geuse. Reven­di­quée pour une classe dans les révo­lu­tions de gauche, la pure­té est décré­tée attrayante. »

Selon Jen­nar et plu­sieurs his­to­riens, il a cepen­dant fal­lu des cir­cons­tances très spé­ci­fiques pour que ce modèle idéo­lo­gique et orga­ni­sa­tion­nel débouche sur une mise en œuvre aus­si extrême que celle du Kam­pu­chea démo­cra­tique. Nous les avons déjà men­tion­nées en début d’article : la plon­gée dans la clan­des­ti­ni­té et la longue gué­rilla dans les cam­pagnes, l’influence du maoïsme, la vio­lence des bom­bar­de­ments amé­ri­cains et les ravages du régime Lon Nol, le natio­na­lisme autar­cique de Pol Pot et sa volon­té de faire mieux que les autres en pas­sant au com­mu­nisme « en un seul bond ». Sur ce der­nier aspect, le régime des Khmers rouges incarne de manière emblé­ma­tique la logique d’une « ambi­tion du défi­ni­tif » (selon l’expression de Mar­cel Gau­chet), propre aux régimes tota­li­taires du xxe siècle, dont Bizot, fin connais­seur du boud­dhisme cam­bod­gien, avait sou­li­gné la dimen­sion reli­gieuse voi­lée et déniée dans ses échanges avec celui qui n’était pas encore le maitre des aveux de Tuol Sleng.

Condam­né en pre­mière ins­tance à trente ans de pri­son en juillet 2010, Douch a été condam­né en appel le 3 février à la pri­son à perpétuité.

  1. Fran­çois Bizot, Le silence du bour­reau, Flam­ma­rion, 2011. Thier­ry Cru­ve­lier, Le maitre des aveux, Gal­li­mard, 2011. Voir aus­si Le por­tail de Fran­çois Bizot, La Table ronde, 2000.
  2. Tuol Sleng (« La col­line empoi­son­née ») désigne le musée éri­gé après la vic­toire viet­na­mienne de 1979 dans S‑21 la pri­son secrète éta­blie par les Khmers rouges au sein d’une école de Phnom-Penh, nom­mée Tuol Svay Prey (« La col­line du man­guier sau­vage »). La lettre S serait l’initiale du terme khmer san­te­bal qui asso­cie les mots san­te­sok (sécu­ri­té) et nokor­bal (police). Mer­ci à Ong Thong Hœung pour ces précisions.
  3. Les Khmers rouges ne s’embarrassent pas d’«étapes de la construc­tion du socia­lisme » et abo­lissent la mon­naie dès leur prise de pou­voir. Dans la fou­lée, ils sup­pri­me­ront toute forme de pro­prié­té pri­vée, voire de vie et de pen­sée pri­vées, et impo­se­ront une forme extrême de col­lec­ti­visme (dont les mariages contraints, impo­sés par l’Angkar).
  4. Sur les négo­cia­tions avec l’ONU, voir Jen­nar (2011), p. 276 et suivantes.
  5. Sieg­fried Blunk, le juge d’instruction étran­ger au sein des cetc, a pré­sen­té en octobre 2011 sa démis­sion au secré­taire géné­ral des Nations unies, consi­dé­rant que les pres­sions du gou­ver­ne­ment dans deux dos­siers en cours remet­taient en cause sa mission.
  6. Pol Pot se nomme Saloth Sâr ; Ieng Sary, Kim Trang ; Nuon Chea, Long Bun­ruot ; Ta Mok, Ek Chœun ; Douch, Kaing Gue Eav, etc. Dans cer­tains cas, le nom d’origine dénote une ori­gine étran­gère (chi­noise, viet­na­mienne…) et le nom d’adoption est khmer. Les hié­rarques de l’Angkar se fai­saient aus­si appe­ler « Frère », sui­vi d’un numé­ro. Comme l’écrit Ong Thong Hoeung (2003), « On ne doit connaitre ni sa véri­table iden­ti­té ni sa situa­tion anté­rieure. Cha­cun a reçu un autre nom dans la “nou­velle société”.»
  7. « Ang­kar pade­vat » ou « Orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire » était le nom don­né à l’organe de com­man­de­ment du Kam­pu­chea démo­cra­tique, pré­su­mé omni­pré­sent, omni­scient et omni­po­tent. On le sur­nom­mait « Ang­kar aux yeux d’ananas » pour dési­gner sa capa­ci­té pan­op­tique. La fami­lia­ri­té pho­né­tique avec Ang­kor ne serait pas le fruit du hasard, quand on connait la réfé­rence ang­ko­rienne (espace vital khmer, gran­deur impé­riale) qui ani­mait Pol Pot.
  8. L’efeo a été fon­dée en jan­vier 1900 et fit notam­ment beau­coup pour l’inventaire et la pré­ser­va­tion du site d’Angkor — repris au Siam par la France au béné­fice du pro­tec­to­rat fran­çais du Cam­bodge — dans le cadre de sa poli­tique cultu­relle en Indochine.
  9. C’est sur fond de ce savoir et de cette longue fré­quen­ta­tion du boud­dhisme khmer que Bizot sou­ligne cer­taines homo­lo­gies entre la théo­rie révo­lu­tion­naire de l’Angkar et le boud­dhisme the­ra­va­din cam­bod­gien. Une scène éton­nante, au cœur de la forêt, res­ti­tue un dia­logue très vif entre Bizot et Douch sur « la nou­velle reli­gion » des Khmers rouges. La roue de l’Histoire « écra­sant » les cou­pables res­semble par­fois à la roue du dhar­ma. Kaing Guek Eav choi­sit le sur­nom de Douch en réfé­rence au sculp­teur d’une sta­tue de Boud­dha qu’il admi­rait. Il sui­vit par ailleurs l’enseignement des moines dans sa jeu­nesse, comme la plu­part des jeunes Cambodgiens.
  10. Pol Pot, Ieng Sary, Khieu Sam­phan, Son Sen…

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur