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À l’aube du nouveau pontificat
« Il y a de la grandeur, de l’humilité et de la modernité dans la décision de Benoît XVI de renoncer au ministère pontifical » (Le Monde). « Un signal révolutionnaire envoyé par l’Église » (Corriere della Sera). « La nomination du pape François, une avancée extraordinaire » (The Guardian). « Un pape qui donne l’occasion d’espérer » (El País). Au cours des deux […]
« Il y a de la grandeur, de l’humilité et de la modernité dans la décision de Benoît XVI de renoncer au ministère pontifical » (Le Monde).
« Un signal révolutionnaire envoyé par l’Église » (Corriere della Sera).
« La nomination du pape François, une avancée extraordinaire » (The Guardian).
« Un pape qui donne l’occasion d’espérer » (El País).
Au cours des deux derniers mois, d’innombrables commentaires de ce genre ont accompagné les changements survenus au sommet de l’Église catholique. Quasiment tous pour célébrer la démission de Josef Ratzinger et l’élection de Jorge Mario Bergoglio comme des évènements attestant à l’évidence de la volonté de cette Église de sortir de l’insignifiance dans laquelle tant d’indicateurs montrent qu’elle s’enfonce depuis longtemps et de surmonter la crise profonde qui l’a atteinte au cours des toutes dernières années.
Sans verser dans le vilain rôle du trouble-fête, serait-ce déjà trop de dire que c’est là aller un peu vite en besogne ? Que l’euphorie n’est pas nécessairement de mise et que des évaluations dissonantes peuvent être formulées au sujet de ce qui s’est passé en ce début 2013 au centre de la principale institution religieuse gestionnaire de la tradition évangélique.
La démission tout d’abord. En jetant l’éponge de la gouvernance ecclésiale, c’est Benoît XVI lui-même qui aura trouvé le geste le plus fort pour marquer le cinquantième anniversaire du concile Vatican II. On savait certes ne pas pouvoir le compter parmi les fans de l’aggiornamento conciliaire puisque, depuis longtemps, le pape théologien apportait subtilement son concours à le délégitimer. On savait aussi qu’il manquait de charisme dans l’exercice des fonctions publiques dirigeantes. Comme évêque à Munich de 1977 à 1981, il voulut sans grand succès y faire régner l’ordre d’une main de fer. Et sur le siège pontifical à Rome depuis 2005, il se révéla être un intellectuel ondoyant qui accumulait les maladresses. Ceux qui le connaissent de plus près soulignent en outre que, dans son for intérieur, il n’avait pas de gout particulier, ni le talent de son prédécesseur pour transformer les affres du vieillissement en une douteuse théâtralisation apologétique. Fatigué et conscient de toutes ces choses, il semble donc qu’il ait estimé préférable de se retirer dans une vie de prière.
Faut-il y voir un « geste historique », « audacieux », la « fin d’un tabou », un « coup de tonnerre », une « démarche qui change l’Église » ? Ou bien le fait que, dans cette Église qui a toujours préféré se regarder dans le miroir d’une « réalité mystique » plutôt que dans celui d’une institution et du poids de ses structures, ce soit cette fois la raison qui l’ait emporté sur on ne sait quelle inspiration du diable ou du bon dieu. Car à dire vrai, Benoît XVI n’a pas inauguré en renonçant à sa charge : les historiens nous rappellent que, pour d’autres motifs, six ou sept pontifes romains le firent avant lui. Toutefois, il est bien le premier à le faire dans un contexte où le geste n’est plus posé en vue de dénouer les conflits et rivalités entre factions qui, jusqu’au XVeLa Libre Belgique du 13 février qui suggère l’une des hypothèses parmi les plus pénétrantes à cet égard. On y voit un Benoît XVI songeur se dire « je ne suis pas infatigable… seulement infaillible ». Ce qui l’aurait conduit vers la conviction qu’il valait mieux démissionner, ce serait dès lors que, dans le nouveau contexte social où la vie s’allonge et où tout est médiatisé, il fallait mettre l’infaillibilité pontificale à l’abri des errances de l’âge. Si la fonction pontificale doit être gardée identique à elle-même, il ne faut pas l’exposer au risque d’être exercée, aux yeux de tous, par des individus que les limitations de la sénilité fragilisent de plus en plus. La « romanisation papolâtrique » du catholicisme n’a cessé de s’intensifier au cours des siècles et, comme le fait remarquer Jean-Claude Eslin (Esprit, mars-avril 2013), il n’a pas suffi qu’en 1870 sa primauté soit poussée jusqu’à l’infaillibilité, encore a‑t-il fallu que, par la voie des canonisations en cours, tous les papes récents se voient attribuer une sainteté officielle ! Dès son élection, Benoît XVI lui-même n’a d’ailleurs pas hésité à intensifier cette conception où tout doit dépendre du pontife suprême. L’objectif visé actuellement serait donc la préservation d’un système de pouvoir plutôt que sa remise en cause. Même chez un homme comme Josef Ratzinger qui voulait de toutes ses forces lutter contre les « ravages de la sécularisation », seraient ainsi parvenues à s’imposer des considérations purement terrestres susceptibles de préserver la sacralité supposée incarnée par le vicaire du Christ. Comme l’avait bien discerné Tomasi di Lampedusa, il faut que, sur la terre comme au ciel, « tout change pour que rien ne bouge ».
L’hypothèse selon laquelle Joseph Ratzinger n’est pas resté dans l’ignorance des graves défis que la gérontocratie ecclésiastique fait désormais peser sur la fonction pontificale ne peut donc être écartée. De l’héritage du XIXe siècle européen au cours duquel, non sans de graves controverses, fut inventée l’infaillibilité, son prédécesseur et « athlète des médias » que fut le pape Jean-Paul II avait cru un peu vite que, en faisant converger les regards sur sa personne et sur la place Saint-Pierre, la mondialisation des moyens de communication lui permettrait d’en faire l’instrument privilégié de sa « nouvelle évangélisation ». La lucidité de Benoît XVI marque sans doute le coup d’arrêt à cette naïveté. Elle ne résout toutefois rien et pose plutôt la question du rôle assignable à la papauté face à plus d’un milliard de catholiques vivant dans des contextes hétérogènes.
Car ce qui accable aujourd’hui cette Église — vis-à-vis de laquelle on ne peut prétendre que Benoît XVI ait innové — c’est qu’au travers de la sacralisation de plus en plus poussée du pontife romain se soit parallèlement opérée une hypertrophie curiale, une éléphantesque centralisation de son gouvernement dogmatique, règlementaire et administratif qui contrôle sa régence. Le délabrement et les intrigues désormais visibles à Rome mettent toutefois crument en lumière cette réalité institutionnelle que la démission de Benoît XVI pourrait bien contribuer à prolonger plutôt qu’à transformer. Pour cette Église comme pour toute société humaine, le grand défi que la culture contemporaine lui adresse est celle du pouvoir. C’est donc l’actuelle figure historique du christianisme romain tout entier qui constitue le problème : la foi évangélique y est passée sous une domination sacerdotale dans laquelle les « fidèles », réduits à l’obéissance, reçoivent tout des mains consacrées des prêtres détenteurs des « moyens de salut ». Or, il faut constater que la culture démocratique a définitivement miné ce système d’inspiration médiévale, qu’elle n’acceptera jamais plus ce genre de relation de pouvoir qui est arrivé dans sa phase finale et que la question principale est donc celle de l’après.
Parviendra-t-on à Rome à se convaincre que la vraie question qui se pose est celle-là ? En tout cas, au-delà de son « style » plus ou moins cordial, c’est en cela que réside le principal enjeu du nouveau pontificat. On ne peut évidemment pas s’attendre à ce que le centre du pouvoir religieux romain avec tous ses hiérarques en vienne à se saborder en reconnaissant que son action s’est transformée en une domination dont les effets pervers se répercutent à l’échelle mondiale. Mais avec le nouveau pape François, chez qui beaucoup soulignent qu’il a rompu avec les accents de son prédécesseur et qu’il retrouve ceux de Jean XXIII, peut-on attendre un changement fondamental d’orientation ? Nul ne le sait. Beaucoup d’autres prélats avant lui se sont cassé les dents sur le même problème. Sans pessimisme exagéré, on peut donc prévoir que la tâche sera ardue. Après avoir à ce point sacralisé, statufié et monumentalisé la figure du pontife romain (et tous les pouvoirs ecclésiastiques qui à sa suite s’en inspirent), comment revenir en arrière pour affirmer qu’aucune personne humaine ne détient un pouvoir divin ?
Si l’Église catholique veut libérer l’héritage évangélique de la désuétude et de l’insignifiance dans lesquelles elle l’enferme, il y a cependant urgence. Car comment ne pas voir que ce n’est pas que le pape démissionnaire seul qui était fatigué. L’est aussi l’immense majorité de la hiérarchie de cette Église passée aux mains d’une caste sacerdotale vieillissante, en pleine décomposition parce qu’elle ne se renouvèle plus. Chaque jour qui passe voit s’accentuer la force d’inertie produite par ces structures dont les « ruines admirables » lassent même le noyau des croyants les plus actifs qui seraient capables de l’emmener plus loin. Combien de temps ceux qui ne l’ont pas encore désertée accepteront-ils d’assister impuissants à cette longue décomposition ?