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À l’aube du nouveau pontificat

Numéro 5 Mai 2013 par Albert Bastenier

mai 2013

« Il y a de la gran­deur, de l’humilité et de la moder­ni­té dans la déci­sion de Benoît XVI de renon­cer au minis­tère pon­ti­fi­cal » (Le Monde). « Un signal révo­lu­tion­naire envoyé par l’Église » (Cor­riere del­la Sera). « La nomi­na­tion du pape Fran­çois, une avan­cée extra­or­di­naire » (The Guar­dian). « Un pape qui donne l’occasion d’espérer » (El País). Au cours des deux […]

« Il y a de la gran­deur, de l’humilité et de la moder­ni­té dans la déci­sion de Benoît XVI de renon­cer au minis­tère pon­ti­fi­cal » (Le Monde).

« Un signal révo­lu­tion­naire envoyé par l’Église » (Cor­riere del­la Sera).

« La nomi­na­tion du pape Fran­çois, une avan­cée extra­or­di­naire » (The Guar­dian).

« Un pape qui donne l’occasion d’espérer » (El País).

Au cours des deux der­niers mois, d’innombrables com­men­taires de ce genre ont accom­pa­gné les chan­ge­ments sur­ve­nus au som­met de l’Église catho­lique. Qua­si­ment tous pour célé­brer la démis­sion de Josef Rat­zin­ger et l’élection de Jorge Mario Ber­go­glio comme des évè­ne­ments attes­tant à l’évidence de la volon­té de cette Église de sor­tir de l’insignifiance dans laquelle tant d’indicateurs montrent qu’elle s’enfonce depuis long­temps et de sur­mon­ter la crise pro­fonde qui l’a atteinte au cours des toutes der­nières années.

Sans ver­ser dans le vilain rôle du trouble-fête, serait-ce déjà trop de dire que c’est là aller un peu vite en besogne ? Que l’euphorie n’est pas néces­sai­re­ment de mise et que des éva­lua­tions dis­so­nantes peuvent être for­mu­lées au sujet de ce qui s’est pas­sé en ce début 2013 au centre de la prin­ci­pale ins­ti­tu­tion reli­gieuse ges­tion­naire de la tra­di­tion évangélique.

La démis­sion tout d’abord. En jetant l’éponge de la gou­ver­nance ecclé­siale, c’est Benoît XVI lui-même qui aura trou­vé le geste le plus fort pour mar­quer le cin­quan­tième anni­ver­saire du concile Vati­can II. On savait certes ne pas pou­voir le comp­ter par­mi les fans de l’aggiornamento conci­liaire puisque, depuis long­temps, le pape théo­lo­gien appor­tait sub­ti­le­ment son concours à le délé­gi­ti­mer. On savait aus­si qu’il man­quait de cha­risme dans l’exercice des fonc­tions publiques diri­geantes. Comme évêque à Munich de 1977 à 1981, il vou­lut sans grand suc­cès y faire régner l’ordre d’une main de fer. Et sur le siège pon­ti­fi­cal à Rome depuis 2005, il se révé­la être un intel­lec­tuel ondoyant qui accu­mu­lait les mal­adresses. Ceux qui le connaissent de plus près sou­lignent en outre que, dans son for inté­rieur, il n’avait pas de gout par­ti­cu­lier, ni le talent de son pré­dé­ces­seur pour trans­for­mer les affres du vieillis­se­ment en une dou­teuse théâ­tra­li­sa­tion apo­lo­gé­tique. Fati­gué et conscient de toutes ces choses, il semble donc qu’il ait esti­mé pré­fé­rable de se reti­rer dans une vie de prière.

Faut-il y voir un « geste his­to­rique », « auda­cieux », la « fin d’un tabou », un « coup de ton­nerre », une « démarche qui change l’Église » ? Ou bien le fait que, dans cette Église qui a tou­jours pré­fé­ré se regar­der dans le miroir d’une « réa­li­té mys­tique » plu­tôt que dans celui d’une ins­ti­tu­tion et du poids de ses struc­tures, ce soit cette fois la rai­son qui l’ait empor­té sur on ne sait quelle ins­pi­ra­tion du diable ou du bon dieu. Car à dire vrai, Benoît XVI n’a pas inau­gu­ré en renon­çant à sa charge : les his­to­riens nous rap­pellent que, pour d’autres motifs, six ou sept pon­tifes romains le firent avant lui. Tou­te­fois, il est bien le pre­mier à le faire dans un contexte où le geste n’est plus posé en vue de dénouer les conflits et riva­li­tés entre fac­tions qui, jusqu’au XVeLa Libre Bel­gique du 13 février qui sug­gère l’une des hypo­thèses par­mi les plus péné­trantes à cet égard. On y voit un Benoît XVI son­geur se dire « je ne suis pas infa­ti­gable… seule­ment infaillible ». Ce qui l’aurait conduit vers la convic­tion qu’il valait mieux démis­sion­ner, ce serait dès lors que, dans le nou­veau contexte social où la vie s’allonge et où tout est média­ti­sé, il fal­lait mettre l’infaillibilité pon­ti­fi­cale à l’abri des errances de l’âge. Si la fonc­tion pon­ti­fi­cale doit être gar­dée iden­tique à elle-même, il ne faut pas l’exposer au risque d’être exer­cée, aux yeux de tous, par des indi­vi­dus que les limi­ta­tions de la séni­li­té fra­gi­lisent de plus en plus. La « roma­ni­sa­tion papo­lâ­trique » du catho­li­cisme n’a ces­sé de s’intensifier au cours des siècles et, comme le fait remar­quer Jean-Claude Eslin (Esprit, mars-avril 2013), il n’a pas suf­fi qu’en 1870 sa pri­mau­té soit pous­sée jusqu’à l’infaillibilité, encore a‑t-il fal­lu que, par la voie des cano­ni­sa­tions en cours, tous les papes récents se voient attri­buer une sain­te­té offi­cielle ! Dès son élec­tion, Benoît XVI lui-même n’a d’ailleurs pas hési­té à inten­si­fier cette concep­tion où tout doit dépendre du pon­tife suprême. L’objectif visé actuel­le­ment serait donc la pré­ser­va­tion d’un sys­tème de pou­voir plu­tôt que sa remise en cause. Même chez un homme comme Josef Rat­zin­ger qui vou­lait de toutes ses forces lut­ter contre les « ravages de la sécu­la­ri­sa­tion », seraient ain­si par­ve­nues à s’imposer des consi­dé­ra­tions pure­ment ter­restres sus­cep­tibles de pré­ser­ver la sacra­li­té sup­po­sée incar­née par le vicaire du Christ. Comme l’avait bien dis­cer­né Toma­si di Lam­pe­du­sa, il faut que, sur la terre comme au ciel, « tout change pour que rien ne bouge ».

L’hypothèse selon laquelle Joseph Rat­zin­ger n’est pas res­té dans l’ignorance des graves défis que la géron­to­cra­tie ecclé­sias­tique fait désor­mais peser sur la fonc­tion pon­ti­fi­cale ne peut donc être écar­tée. De l’héritage du XIXe siècle euro­péen au cours duquel, non sans de graves contro­verses, fut inven­tée l’infaillibilité, son pré­dé­ces­seur et « ath­lète des médias » que fut le pape Jean-Paul II avait cru un peu vite que, en fai­sant conver­ger les regards sur sa per­sonne et sur la place Saint-Pierre, la mon­dia­li­sa­tion des moyens de com­mu­ni­ca­tion lui per­met­trait d’en faire l’instrument pri­vi­lé­gié de sa « nou­velle évan­gé­li­sa­tion ». La luci­di­té de Benoît XVI marque sans doute le coup d’arrêt à cette naï­ve­té. Elle ne résout tou­te­fois rien et pose plu­tôt la ques­tion du rôle assi­gnable à la papau­té face à plus d’un mil­liard de catho­liques vivant dans des contextes hétérogènes.

Car ce qui accable aujourd’hui cette Église — vis-à-vis de laquelle on ne peut pré­tendre que Benoît XVI ait inno­vé — c’est qu’au tra­vers de la sacra­li­sa­tion de plus en plus pous­sée du pon­tife romain se soit paral­lè­le­ment opé­rée une hyper­tro­phie curiale, une élé­phan­tesque cen­tra­li­sa­tion de son gou­ver­ne­ment dog­ma­tique, règle­men­taire et admi­nis­tra­tif qui contrôle sa régence. Le déla­bre­ment et les intrigues désor­mais visibles à Rome mettent tou­te­fois cru­ment en lumière cette réa­li­té ins­ti­tu­tion­nelle que la démis­sion de Benoît XVI pour­rait bien contri­buer à pro­lon­ger plu­tôt qu’à trans­for­mer. Pour cette Église comme pour toute socié­té humaine, le grand défi que la culture contem­po­raine lui adresse est celle du pou­voir. C’est donc l’actuelle figure his­to­rique du chris­tia­nisme romain tout entier qui consti­tue le pro­blème : la foi évan­gé­lique y est pas­sée sous une domi­na­tion sacer­do­tale dans laquelle les « fidèles », réduits à l’obéissance, reçoivent tout des mains consa­crées des prêtres déten­teurs des « moyens de salut ». Or, il faut consta­ter que la culture démo­cra­tique a défi­ni­ti­ve­ment miné ce sys­tème d’inspiration médié­vale, qu’elle n’acceptera jamais plus ce genre de rela­tion de pou­voir qui est arri­vé dans sa phase finale et que la ques­tion prin­ci­pale est donc celle de l’après.

Par­vien­dra-t-on à Rome à se convaincre que la vraie ques­tion qui se pose est celle-là ? En tout cas, au-delà de son « style » plus ou moins cor­dial, c’est en cela que réside le prin­ci­pal enjeu du nou­veau pon­ti­fi­cat. On ne peut évi­dem­ment pas s’attendre à ce que le centre du pou­voir reli­gieux romain avec tous ses hié­rarques en vienne à se sabor­der en recon­nais­sant que son action s’est trans­for­mée en une domi­na­tion dont les effets per­vers se réper­cutent à l’échelle mon­diale. Mais avec le nou­veau pape Fran­çois, chez qui beau­coup sou­lignent qu’il a rom­pu avec les accents de son pré­dé­ces­seur et qu’il retrouve ceux de Jean XXIII, peut-on attendre un chan­ge­ment fon­da­men­tal d’orientation ? Nul ne le sait. Beau­coup d’autres pré­lats avant lui se sont cas­sé les dents sur le même pro­blème. Sans pes­si­misme exa­gé­ré, on peut donc pré­voir que la tâche sera ardue. Après avoir à ce point sacra­li­sé, sta­tu­fié et monu­men­ta­li­sé la figure du pon­tife romain (et tous les pou­voirs ecclé­sias­tiques qui à sa suite s’en ins­pirent), com­ment reve­nir en arrière pour affir­mer qu’aucune per­sonne humaine ne détient un pou­voir divin ?

Si l’Église catho­lique veut libé­rer l’héritage évan­gé­lique de la désué­tude et de l’insignifiance dans les­quelles elle l’enferme, il y a cepen­dant urgence. Car com­ment ne pas voir que ce n’est pas que le pape démis­sion­naire seul qui était fati­gué. L’est aus­si l’immense majo­ri­té de la hié­rar­chie de cette Église pas­sée aux mains d’une caste sacer­do­tale vieillis­sante, en pleine décom­po­si­tion parce qu’elle ne se renou­vèle plus. Chaque jour qui passe voit s’accentuer la force d’inertie pro­duite par ces struc­tures dont les « ruines admi­rables » lassent même le noyau des croyants les plus actifs qui seraient capables de l’emmener plus loin. Com­bien de temps ceux qui ne l’ont pas encore déser­tée accep­te­ront-ils d’assister impuis­sants à cette longue décomposition ?

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.