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Vulgarité

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Luc Van Campenhoudt

juin 2015

En sou­hai­tant pré­sen­ter sur la liste du Par­ti du peuple et de la liber­té quelques star­lettes dépour­vues d’expérience poli­tique, en s’exhibant à la soi­rée d’anniversaire d’une jeu­nette bien rou­lée qui l’appelle ten­dre­ment « Papou­net », en se van­tant publi­que­ment d’innombrables conquêtes fémi­nines, Sil­vio Ber­lus­co­ni n’offusque pas tant pour son machisme pri­maire et son infi­dé­li­té fiè­re­ment assu­mée. Ses frasques […]

En sou­hai­tant pré­sen­ter sur la liste du Par­ti du peuple et de la liber­té quelques star­lettes dépour­vues d’expérience poli­tique, en s’exhibant à la soi­rée d’anniversaire d’une jeu­nette bien rou­lée qui l’appelle ten­dre­ment « Papou­net », en se van­tant publi­que­ment d’innombrables conquêtes fémi­nines, Sil­vio Ber­lus­co­ni n’offusque pas tant pour son machisme pri­maire et son infi­dé­li­té fiè­re­ment assu­mée. Ses frasques sus­citent un sen­ti­ment plus amer et appellent une répro­ba­tion plus dif­fi­cile à manier qu’un banal juge­ment mora­li­sa­teur : de la manière la plus accom­plie sur la scène poli­tique euro­péenne, cet homme incarne une double dérive qui menace tout pou­voir, où se conjuguent la vul­ga­ri­té et une forme de tyrannie.

Qua­li­fier une per­sonne ou son com­por­te­ment de vul­gaire est, à rai­son le plus sou­vent, sus­pect d’ethnocentrisme. La vul­ga­ri­té est tou­jours celle de l’autre, dont les mœurs heurtent nos propres cri­tères. Pour la plu­part, vul­gaire est syno­nyme de gros­sier ; pour les plus éli­tistes, il est syno­nyme de popu­laire. Aux yeux de ceux qui croient la détec­ter chez d’autres, la vul­ga­ri­té appa­raît comme une faute de goût, tan­tôt occa­sion­nelle, tan­tôt inhé­rente à une caté­go­rie sociale, qui consiste, d’une manière ou d’une autre, à mélan­ger ce qui ne devrait pas l’être, à trans­gres­ser de façon inop­por­tune des fron­tières qu’il n’est pas conve­nable de fran­chir, comme un com­por­te­ment qui ne sied pas au contexte ou à la fonc­tion de celui ou celle qui l’adopte.

Tout eth­no­cen­trisme ou mora­lisme obtus mis à part, c’est bien par là que Ber­lus­co­ni indis­pose, puisqu’il mélange allè­gre­ment les genres : la vie pri­vée et la vie publique, les conquêtes élec­to­rales et les conquêtes fémi­nines, le pres­tige du chef d’État et la glo­riole du pipole, la poli­tique et le show-biz, jusqu’au bien com­mun et ses propres affaires. Si l’on trouve Ber­lus­co­ni vul­gaire, ce n’est donc pas pour son com­por­te­ment, en lui-même, de coq fan­fa­ron et gri­vois dans sa tumul­tueuse basse-cour, c’est parce que ce com­por­te­ment est dépla­cé au regard de sa posi­tion et de sa fonc­tion, et qu’il déna­ture l’exercice de la politique.

Mais il y a plus gênant. La vul­ga­ri­té dont Ber­lus­co­ni est l’orgueilleux éten­dard est le corol­laire spec­ta­cu­laire d’un mode de gou­ver­ne­ment auquel elle est struc­tu­rel­le­ment ana­logue : la tyran­nie, au sens où l’entendait Pas­cal. En effet, « La tyran­nie consiste en désir de domi­na­tion, uni­ver­sel et hors de son ordre », explique le phi­lo­sophe dans ses Pen­sées. Elle cherche à « avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir par une autre ». Comme, en l’occurrence, le pou­voir poli­tique par le pou­voir média­tique ou, inver­se­ment, le pou­voir média­tique par le pou­voir poli­tique. Comme l’allégeance de l’autre, corps et âme, par la force de l’argent, du pres­tige ou du pou­voir. La faute des tyrans « est de vou­loir régner par­tout » en jouant de la confu­sion des registres au béné­fice de leur propre ego : «[…] je suis beau donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis…» Les points de sus­pen­sion sont de Pas­cal lui-même pour qui, chez le tyran, le « je suis » est sans limite, le prin­cipe même de sa tyran­nie. Pas­cal décrit très exac­te­ment Ber­lus­co­ni, sa vul­ga­ri­té qui est la face ima­gi­naire de sa tyran­nie et sa tyran­nie qui est la face fonc­tion­nelle de sa vulgarité.

Si le tyran vul­gaire peut croître chaque jour en tyran­nie et en vul­ga­ri­té, se main­te­nir et reve­nir au pou­voir en dépit de la répro­ba­tion de tous ceux qu’il heurte, ce n’est pas tant parce qu’il mani­pu­le­rait les neu­rones défi­cients d’admirateurs atones et hyp­no­ti­sés. En sym­biose avec lui, une bonne par­tie de son élec­to­rat l’encourage acti­ve­ment. L’un et l’autre se flattent mutuel­le­ment dans leurs incli­nai­sons et leurs élans. Ils forgent leur enthou­sias­mante cohé­sion sur le dos d’adversaires déli­bé­ré­ment confon­dus et inju­riés dans un amal­game où sont englou­tis pêle-mêle gau­chistes, jaloux, intel­lec­tuels, syn­di­ca­listes, pédés, com­mu­nistes, fonc­tion­naires, fémi­nistes mal bai­sées, éco­lo­gistes, droits-de‑l’hommistes, ratés, mora­li­sa­teurs ennuyeux… « Papou­net », au contraire, est un mec (un « vrai »), qui aime les femmes (les « vraies »), qui bosse et réus­sit, et ne se sou­met à rien, pas même à la loi qu’il façonne crâ­ne­ment lui-même au gré de ses cas­se­roles et de ses ambi­tions. Le plus dému­ni des sup­por­ters du Cava­liere ne trouve stric­te­ment rien à redire à l’étalage de sa for­tune et de son suc­cès ; au contraire, il l’admire pour cela même, en se disant qu’il ferait exac­te­ment la même chose que son modèle, s’il le pou­vait ou gagnait un jour à la loterie.

Images sul­fu­reuses à l’appui, la presse ver­tueuse dénonce, en s’en nour­ris­sant, les excès du des­pote. Elle ferait mieux de mettre au jour les méca­nismes com­plé­men­taires du « viol des foules par la pro­pa­gande poli­tique » et de la « ser­vi­tude volon­taire » que La Boé­tie explo­rait voi­ci cinq siècles déjà : l’habitude de vivre dans une socié­té hié­rar­chi­sée et d’y aban­don­ner sa propre liber­té, les « drogues » (comme la télé­vi­sion ber­lus­co­nienne aujourd’hui) avec les­quelles les tyrans étour­dissent ceux qui les plé­bis­citent, la cupi­di­té et la soif d’honneur des cour­ti­sans qui se courbent obsé­quieu­se­ment pour ramas­ser, à tous les étages de la pyra­mide, les miettes maté­rielles ou sym­bo­liques du pouvoir…

Sous nos cieux plus sep­ten­trio­naux, où le soleil et les paillettes scin­tillent (un peu) moins, où, mal­gré son zèle et ses 63580 voix de pré­fé­rence, « Papa » est loin d’égaler Papou­net, les gens de pou­voir ne sont pas immu­ni­sés contre la vul­ga­ri­té et nos popu­la­tions ne sont pas abso­lu­ment pro­té­gées de leurs vel­léi­tés tyran­niques. Il existe en effet une sorte de vul­ga­ri­té tri­viale de cer­taines « élites » qui, sans atteindre les ver­ti­gi­neux som­mets ber­lus­co­niens, n’en est pas moins funeste et exaspérante.

Quand des poten­tats poli­tiques locaux décident sou­ve­rai­ne­ment de réser­ver à leurs pro­té­gés les emplois publics, quand un pro­fes­seur d’une pres­ti­gieuse école de ges­tion reproche aux « petits épar­gnants » récem­ment fau­chés de pla­cer trop fri­leu­se­ment les sous qui leur res­tent sur un car­net d’épargne, quand un cabi­net minis­té­riel désigne d’office, sans deman­der leur avis, les membres non poli­tiques d’un groupe de tra­vail ou d’une com­mis­sion, quand un « gagnant » qui a tout écra­sé sur son pas­sage assène à son entou­rage ses leçons de morale, quand un ensei­gnant mani­pule sa science pour faire pas­ser ses croyances, quand une ministre de la Recherche scien­ti­fique fait publi­que­ment « don » à Télé­vie de quelques mil­liers d’euros for­cé­ment reti­rés ailleurs sur le bud­get de la recherche, quand des héri­tiers nan­tis cri­tiquent des chô­meurs qui sur­vivent comme ils le peuvent, quand des gamins choyés par leurs parents n’ont pas de mots assez mépri­sants pour les jeunes de leur âge qui n’ont pas eu la même chance… on a envie de leur dire : « Vous êtes mal pla­cés pour…, épar­gnez-nous votre vulgarité.»[->]

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.