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Vite faire ses courses

Numéro 9 Septembre 2012 par Jacques Vandenschrick

septembre 2012

Emplettes ordi­naires dans une grande sur­face de la ban­lieue bruxel­loise. Assez bien moder­ni­sée. Gros effort sur les légumes, les fruits. Pari de frai­cheur, de cou­leur, de clar­té d’in­for­ma­tion sur l’o­ri­gine des pro­duits. Il y a par­fois des fleurs. Avec, même, ici et là, par­mi les bou­quets, une éti­quette qui dit « Fair trade » et une petite photo […]

Emplettes ordi­naires dans une grande sur­face de la ban­lieue bruxel­loise. Assez bien moder­ni­sée. Gros effort sur les légumes, les fruits. Pari de frai­cheur, de cou­leur, de clar­té d’in­for­ma­tion sur l’o­ri­gine des pro­duits. Il y a par­fois des fleurs. Avec, même, ici et là, par­mi les bou­quets, une éti­quette qui dit « Fair trade » et une petite pho­to de visage poly­va­lent afro-asia­tique. Je choi­sis aujourd’­hui, à cause du sou­ve­nir et du par­fum, une poi­gnée de fré­sias d’un jaune or pur, dégin­gan­dés, un peu tout nus, que je dresse à l’a­vant du char­riot, comme je fais, à l’ha­bi­tude, pour les cèle­ris verts, his­toire de ne pas écra­ser la merveille.

Et je passe au grave choix des légumes, côté radis, raves et navets. J’hé­site, per­plexe, devant les bonnes racines lors­qu’une forte voix, étrange accent trai­nant, moi­tié lati­no, moi­tié autre chose, m’in­ter­pelle, rou­lant les « r » : « Et il n’y a même pas de code barrrres. Vous crr­royez que c’est du rra­dis. Jé cherr­ché rra­dis blanc. » À mes côtés se dresse une femme, très long man­teau noir, assez chic, teint oli­vâtre, cin­quante ans, mince et cylin­drique, visage sévère, lunettes très « in » de femme d’af­faires à qui on ne la fait pas. Elle tient de sa main gan­tée de noir, un impo­sant radis blanc qu’elle agite comme un gour­din déri­soire. Je ne cille pas, me dépêche d’in­for­mer la diva, his­toire de me débar­ras­ser de sa proxé­mie. Et, peu sou­cieux d’exac­ti­tude, j’a­vise une éti­quette (avec son code à barres): « ramo­nas », le lui montre, pro­nonce le mot. Est-ce la confu­sion entre le noir et le blanc ? En tout cas, elle ne décolle pas, cherche mani­fes­te­ment les pro­lon­ga­tions et se lance : « Je mange tou­jourrrs crru. Pourr la san­té. Mais celui-ci, rre­garr­dez, il est mou, pas frr­rais. » Cela ne m’a­vait pas frap­pé. Ne pas la contre­dire. Pour­tant celui-ci me paraît ferme. Une image vague­ment phal­lique me tra­verse fur­ti­ve­ment l’es­prit. Je sens que je ne vais pas m’en sor­tir faci­le­ment. Un fou rire inté­rieur me gagne. À l’at­taque ! Je lui désigne un joli paquet de trois panais sous cel­lo et lui dis : « Essayez plu­tôt ça. Pelé, râpé, avec une goutte de citron, c’est déli­cieu­se­ment par­fu­mé. » Elle aus­culte et me dit, dubi­ta­tive : « Quoi ça, parrr­fu­mé ? » Ratée, mon éva­sion ! Je rées­saie : « Râpé, cela sent bon. Mais, une fois cuit, cela n’a plus de gout. » Elle me regarde, d’un œil un peu mépri­sant et décrète : « Je mange pas cuit, moi. Élec­tr­ri­ci­té, trrop cherr. Crru tou­jourrs. » Et conclut, en me tour­nant le dos (ouf!): « J’a­chète légumes chez Colr­ruyt. Pas ici. Je veux légumes frr­rais de Bel­gique. » Je la vois qui s’é­loigne vers le rayon du pain. Je l’en­tends qui ron­chonne encore un peu, en route. Bah. Les gens ont besoin de cau­ser. Bon cou­rage, les boulangères !

Je n’ai pas sitôt repris mon char­riot, ma liste de courses et ma dou­chette (au départ, j’es­pé­rais faire vite), qu’une très vieille femme avec un cabas, pro­fil de clo­charde, toute grise sauf les pom­mettes rouges, cou­pe­rose fixée (alco­lo?), avan­çant à pas de sou­ris, cas­sée, toute petite, dési­gnant les fré­sias qui pointent à hau­teur de son visage, me lance d’une voix râpeuse : « Alors ? On fête Madame ? » Le ton est plu­tôt inter­ro­ga­tif. Une pointe d’a­gres­si­vi­té aus­si. Je marque le pas, un peu inter­lo­qué. Me tais. La bap­tise inté­rieu­re­ment « Pru­dence Petit­pas ». Et me dis : « De quoi je me mêle ? » Et encore, que « déci­dé­ment, c’est pas mon jour»… Après l’Ar­gen­tine yid­dish fri­quée, l’Eu­rope de l’est au kdw. La vieille femme avance jus­qu’à moi et, forte de son intui­tion sur la des­ti­na­tion de mes fré­sias, dresse un peu sa vieille petite pomme rei­nette de visage rava­gé, pau­pières rou­gies et décol­lées — elle doit être plus proche de quatre-vingt que de sep­tante ans et des siècles de pri­va­tions en plus — et entame sa confi­dence d’une voix rugueuse : « Vous avez rai­son. Le mien est par­ti, il y a déjà qua­rante-deux ans. Ma mère aus­si. Et je suis toute seule. C’est triste, hein ? » Je ne sais que faire, me sens un peu bal­lot. Après le coup du radis blanc, le mélo noir où sans doute quelque chose d’au­then­tique cherche éper­du­ment un écho. Je bre­douille mal­adroi­te­ment qu’elle est bien cou­ra­geuse, que je l’ad­mire de faire ain­si ses courses. Elle me scrute un peu pesam­ment, en hochant ce qui a dû être une fri­mousse, me paraît tout à coup une sorte de Giu­liet­ta Mas­si­na cen­te­naire. Je lui sou­haite de faire de bons achats et file, un peu hon­teux, vers l’é­tal des viandes, en contour­nant les ognons et les écha­lotes, sans me retour­ner. Pas trop vite non plus, pour ne pas lui avouer ma gêne. Gal­braith par­lait de l’art d’i­gno­rer les pauvres. Pas de chance : la sou­ris a déjà fait le tour du rayon par son autre face et me recoince. On dirait le nain Atchoum dans Blanche Neige. Elle pour­suit : « Et vous savez quels ont été ses der­niers mots pour moi, juste avant de mou­rir ? » Dif­fi­cile de jouer devi­nette. D’ailleurs, elle enchaine sans attendre et récite de plus en plus inten­sé­ment (serait-ce une ancienne actrice ? Son accent, entre Marolle et pays de l’Est, empêche de le pen­ser): « Il a dit : tu es jeune. Tu es belle. Sur­tout ne te rema­rie jamais ! » La chute. Le tes­ta­ment de l’a­go­ni­sant pos­ses­sif m’é­branle. Elle achève. Je ne l’é­coute qu’à moi­tié. « Tu sais qui tu as eu. Tu ne sais pas qui tu auras. J’ai tou­jours été hon­nête avec toi. » Et elle clôt la scène en ajou­tant : « Et alors sa tête est retom­bée. C’é­tait fini. » Je ne sais pas bien où me mettre. Je regrette un peu les radis. Blanche ou noire, leur cou­leur dans le poing de l’hys­té­rique lati­no pou­vait au moins rele­ver du comique. Celle-là, j’al­lais pou­voir la racon­ter en ren­trant rigo­lard. Mais ici, devant quelle détresse étais-je ? Réelle ou jouée ? Pru­dence Petit­pas s’hal­lu­cine-t-elle en rebro­dant ses sou­ve­nirs ? Délire d’a­pi­toie­ment ? Le bar­bare inter­dit du rema­riage, pro­non­cé, dans son his­toire, par le mou­rant comme une pres­crip­tion morale me glace. On est loin des paroles immor­telles de la lettre de Manou­chian à sa Méli­née, à la veille d’être fusillé (« Marie-toi, sois heu­reuse et pense à moi sou­vent, toi qui vas demeu­rer dans la beau­té des choses… Et je te dis de vivre et d’a­voir un enfant…»). Incons­ciente cruau­té des simples.

Tout cela passe dans ma tête aba­sour­die. Se rai­son­ner. Résu­mons : une vieille femme défi­ni­ti­ve­ment endeuillée approuve mes fré­sias et s’a­voue satis­faite de son propre sacri­fice. De quoi empoi­son­ner la jour­née… Et les jours sui­vants. L’é­crire pour m’en défaire. Je salue et m’é­clipse mal à l’aise.

Sus à la volaille… Rayon du fond. Ne pas trai­ner. La vieille dame a déjà prou­vé qu’elle savait suivre. Et j’ai ma dose, comme on dit. Je vise les esca­lopes de din­don­neau, quand une voix fami­lière m’in­ter­roge sévè­re­ment : « Et vous cuirr­riez ceci com­ment, vous ? » Cela sent le reproche. Je fais front, ahu­ri. La tour noire m’a rat­tra­pé. Un gros pou­let de grain cou­leur maïs dans sa main gan­tée, elle me toise, atten­dant ma recette. J’hé­site. Je croyais qu’elle vivait de cru­di­tés. Elle enchaine : « Je pourrrr­rais cuirrre dans l’eau ? » Pour tout dire, je m’en fous. Qu’elle le noie son vola­tile. Ce sera par­fait et sans gout. Mais, je choi­sis la voie diplo­ma­tique. Ma nature tem­pé­rée. Et lui sug­gère la cuis­son au four. Elle rétorque : « Et pourrr­quoi ? Et d’ailleurs je n’ai pas fourrr. » J’es­saie de ne pas mon­trer mes craintes (Suis-je éveillé ? Est-ce un cau­che­mar ? Une ambas­sade étran­gère ? Un com­plot ? On va m’at­tendre à la sor­tie ? Un asile en fuite ? Un ser­vice psy­chia­trique en vacance bis­sex­tile?). Je sur­monte et, l’air déga­gé, pro­pose : « On peut aus­si cuire à la cas­se­role. Un fond d’huile, un peu d’eau. Mais il faut sur­veiller la pièce de viande, l’ar­ro­ser. » La tour gan­tée fif­ty-fif­ty m’in­ter­rompt, montre une sorte de frayeur dans le regard sous ses lunettes de guer­rière et me demande avec véhé­mence : « Et pourrr­quoi donc surrr­veiller ? Que veut dirre surr­veiller ? » Je pense en tor­nade qu’elle a un grain (comme le pou­let), qu’elle a été membre d’une police secrète. Je m’en­tends bégayer « faut pas que ça brule. Rôtir len­te­ment. Viande plus savou­reuse, quand pas des­sé­chée ». Elle me plante là, replace le vola­tile dans le rayon. Et déclare à la can­to­nade : « Moi j’a­chète tou­jourrrs la viande chez Del­haize. » Puis s’en va.

La mort, la nour­ri­ture, la cuis­son, le cru, le cuit (cou­cou, Lévi Strauss), le mariage, le sexe, le pas­sé, les maigres paroles de sur­vie, le refus, le radis noir, il y a tout chez Car­re­four. Et de très purs fré­sias jaunes qui tremblent un peu sur ma com­mode, quand on téléphone.

Jacques Vandenschrick


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