Le vieillissement, transition démographique, est réel et durable. Comme tout changement, celui-ci implique la nécessité de s’adapter. Adapter ses comportements et certaines structures. Le droit, en tant qu’outil de régulation des rapports sociaux, n’est pas épargné par cette exigence et doit y répondre en tenant compte des variations d’équilibre qui accompagnent certaines évolutions et en préservant la relation aux autres qui constitue tout être humain. Notre arsenal législatif est-il suffisant pour répondre aux situations, aux problèmes, aux questions liés au vieillissement ? Sa mise en œuvre permet-elle la prise en compte des spécificités liées au grand âge ou faut-il modifier ce droit, voire penser à l’élaboration d’un droit propre ? À quelles avancées dans le domaine des missions de service public le droit peut-il contribuer pour qu’une pleine citoyenneté puisse se vivre dans la vieillesse ? Très en vogue, les documents « à forme de droit », mais sans force contraignante, signent-ils une démission du droit ou traduisent-ils au contraire un processus en marche vers celui-ci ? Mais dans un même mouvement, le droit ne contribue-t-il pas à fabriquer la vieillesse en prévoyant, par exemple, un âge seuil dans certaines législations ?
L’évolution actuelle des législations autorise à le dire : le « vieillissement » est une réalité pour les juristes et le monde du droit. En fait, il est une réalité pour tout le monde et donc aussi pour le droit et ceux qui en font profession et réflexion. Mais là où la loi devient obsolète ou obscure parce que le monde change, l’être humain avançant en âge doit-il se sentir obsolète ou être considéré comme tel ? C’est ce hiatus qu’il importe de garder en ligne de mire.
Laissant de côté le vieillissement de la loi et des juristes, deux voies paraissent ouvertes pour voir le droit se pencher sur le vieillissement.
D’une part, celle où le droit tient compte de l’individu depuis le stade de la prénaissance, du passage de la minorité à la majorité ou encore de l’étape de la sénescence. Et cela va plus loin puisque le droit qui accompagne tout sujet de droit même avant que celui-ci soit « né viable [1] », s’impose à tout corps humain viabilisé par la technologie médicale, ce qui lui conserve sa qualité de sujet de droit tant que la mort n’est pas attestée (Pedrot, 2010).
D’autre part, celle où le droit tient compte de l’avancée en âge dans le domaine de la régulation du travail, de la protection sociale et de la couverture des soins de santé de toute la population. Ce sont des mouvements globaux plus ou moins lents et pas toujours fins invitant à des décisions politiques traduites en normes légales et engageant l’allocation des ressources collectives qui prennent alors leur importance. Le droit affirme, dans ce domaine, tenir également compte de tous pour l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels garantis par la Constitution belge et il a constamment à se poser la question de l’effectivité des droits civils et politiques. D’une certaine manière, la question est simple : au moment où il est affirmé que la citoyenneté nationale se double d’une citoyenneté européenne, les personnes âgées passent-elles l’épreuve des mots pour atteindre l’effectivité de leur qualité de sujet de droit et de justiciable ?
À cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment : 1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective ; 2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique ; 3° le droit à un logement décent ; 4° le droit à la protection d’un environnement sain ; 5° le droit à l’épanouissement culturel et social. »
Ce vaste arrière-fond dont il faut mesurer toute l’étendue et les implications pour tous les segments de la population — les vieux de demain et d’aujourd’hui, finalement — soulève des questions juridiques dont l’intuition est à peine développée à l’heure actuelle et cela à tous les niveaux juridiques où la Belgique a des engagements conventionnels, des obligations ainsi que des droits : droit national, communautaire et régional, droit européen, droit international public, privé ou pénal, droit humanitaire ou des conflits armés, norme de coopération régionale (par exemple le Conseil de l’Europe) ou internationale (les Nations unies).
Plus encore, là où la science exacte et l’art médical modifient le « donné » de la vie pour présenter les traits du « voulu » d’une vie, le droit, quel que soit son domaine d’application, doit repenser les limites ou les contenus de ses concepts : celui de sujet de droit, celui de la capacité et du consentement, celui des droits et libertés et de leur fondement, celui de la dignité. Et cela ne peut qu’avoir des répercussions sur ceux qui vivent aux frontières de ces limites, en ce compris les personnes âgées.
Mais le droit est-il prêt à cela ? Au fond, tant que le majeur est un adulte ayant un rapport adéquat avec lui-même et ceux avec qui il est en relation personnelle ou d’affaire, l’avancée en âge dans le grand âge peut ne poser aucune question. Par ailleurs, la priorité ne doit-elle pas être donnée à la jeunesse ou au bien-être immédiat des générations actives actuelles ? Des tensions entretenues par des clichés favorisent l’immobilisme…
En fait, la réflexion restreint généralement le sens du mot « vieillissement » à celui de la vieillesse en oubliant ce processus général qui est celui de l’avancée en âge vécue par tout humain et à chaque stade de l’humain. Et le droit suit cette restriction, d’une certaine manière.
Ainsi apparait aux États-Unis ou au Canada depuis plus de trente ans un domaine juridique issu de la pratique et qui a des relais dans le monde académique. Il est appelé « Elder Law », par référence au client que le praticien du droit a devant lui. Actuellement, notre tradition civiliste, qui intègre des éléments internationaux ou européens dans son droit, se voit interrogée par ce monde anglo-saxon pour savoir si un « droit des vieux » existe. Or cette évidence n’en est pas encore une sur le continent et il faut se demander si elle le sera un jour. Au-delà de l’examen technique permettant de répondre à la question, l’enjeu est le suivant : répondons-nous au monde anglo-saxon — ce qui présuppose l’existence d’un « droit des vieux » comme il existe un droit de la jeunesse — ou réfléchissons-nous à partir de nos catégories et de nos concepts civilistes pour voir comment prendre en compte les aspects juridiques du phénomène démographique du vieillissement ? Comment le faisons-nous ? Ce qui est dégagé de cette manière est-il à considérer comme un domaine émergent du droit ? Et si oui, sur la base de quels critères ?
Jusqu’ici, hormis des mécanismes essentiellement issus des droits du travail et de la sécurité sociale, notre législation est caractérisée par l’inexistence d’un seuil chronologique précis à partir duquel on s’accorde à parler de « vieillissement » dans cette dernière phase de l’avancée en âge qui s’approche le plus de la mort en s’éloignant le plus de la naissance. En tout cas, la zone chronologique envisagée ne correspond plus à l’âge de la retraite même si beaucoup se refusent à reconnaitre cet écart. Il est certain qu’en s’y refusant, le droit contribue dans les domaines précités à construire la vieillesse et l’image de la personne âgée puisqu’il s’agrippe à ces seuils d’âge qui rejettent les individus dans une catégorie construite, celle des non-travailleurs ou des retraités qui deviennent des bénéficiaires clairement identifiés de l’assurance sociale.
D’autre part, un « groupe vulnérable » formé des « personnes âgées » tel que l’envisage le droit international public ou certains programmes européens n’existe pas dans notre législation. Ce groupe n’existant pas en tant qu’entité juridique, des droits, obligations et responsabilités ne lui sont pas attachés. De même, notre droit positif connait peu la « personne âgée ». L’association de ces deux mots ne suffit pas à rendre compte d’un individu ayant une personnalité dont rayonnerait un corpus de règles propres. Un survol rapide des dispositifs qui les concernent spécifiquement montre qu’il est rarement question de la ou des « personnes âgées » et que lorsque c’est le cas, la notion n’est pas pour autant définie ni ses contours précisés [2]. Ce n’est pas dire pour autant que le vieillissement n’intéresse ou n’interpelle pas le droit. Le droit s’adapte et cette adaptation ne passe pas nécessairement par l’adoption de nouveaux textes qui viendraient en aide à une certaine frange de la population ou… la stigmatiseraient. La jurisprudence a aussi son rôle à jouer. Ainsi, en droit pénal les dispositions incluant « l’abus […] d’une position particulièrement vulnérable » en raison notamment d’une « situation sociale précaire » pourront sans aucun doute s’appliquer à des situations impliquant des personnes âgées [3]. On le voit, la loi générale est aidée par des plaideurs ou commentateurs à l’imagination positivement fertile.
Mais alors, qu’est-ce qu’une « personne âgée » en droit, dans les matières où il n’est pas fait référence à un âge pivot ? Puisque, pour reprendre la formule du philosophe Didier Martz, « il n’y a pas d’absolu de la vieillesse », faut-il s’accorder, en l’absence de définition générale dans le champ juridique, à qualifier « âgée » une personne dès l’instant où elle renvoie cette image, réelle ou prétendue, à son interlocuteur, voire la revendique comme justiciable ?
Épinglons quelques dispositifs légaux qui, dans différentes branches du droit, visent de manière spécifique les personnes âgées. Ils indiquent combien l’optique de la protection est prégnante, combien est dominante l’idée de vieillesse renvoyant à celle d’une vulnérabilité ou d’une fragilité naissante ou amplifiée. Or, la personne âgée n’est pas que victime ou personne « à protéger ». Elle est aussi auteur de faits qualifiables d’infraction ; elle n’est pas toujours la partie faible au contrat, elle est aussi celle qui détient les capitaux et le fait sentir, celle qui réclame des égards sans rien ménager aux autres. À ce propos, il est certain qu’une réflexion sur les dispositifs légaux ne peut faire l’économie d’une mise en perspective plus équilibrée de l’ensemble des libertés, droits et obligations de la personne âgée. Ici aussi la jurisprudence, parce qu’elle décide ou non d’activer ces dispositions protectrices, tient une place importante qu’une étude plus fouillée mettrait en évidence.
Au regard des droits constitutionnels visés à l’article 23 de la Constitution, de telles dispositions contribuent à la mise en œuvre progressive d’un environnement paisible et sûr, que ce soit dans le domaine du logement, de la circulation des personnes, de la disposition de ses biens par toute personne âgée quelles que soient les tendances « âgistes » qui tendraient à l’écarter de la vie courante.
Ainsi, la loi du 20 février 1991 relative aux baux affectés à la résidence principale du preneur prévoit en son article 11 une possibilité de prorogation pour circonstances exceptionnelles du bail qui vient à échéance ou prend fin par l’effet d’un congé. À défaut d’accord des parties quant à une demande qui serait formulée en ce sens par le preneur, le texte dispose que « le juge peut accorder la prorogation en tenant compte de l’intérêt des deux parties, et, notamment, du grand âge éventuel d’une des parties ». Selon les travaux préparatoires de la loi, les circonstances exceptionnelles « sont celles qui rendent problématique, pendant un certain temps, la perspective d’un déménagement ou la recherche d’un autre logement » et visent des situations d’urgence comme « des difficultés moins circonstancielles, telles que le grand âge du preneur dont il paraît nécessaire de permettre au juge de tenir compte dans la “balance” des intérêts des parties [4] ».
Partant du constat que les personnes âgées font de plus en plus l’objet de pressions diverses et que nombre de problèmes se posent notamment à l’occasion des relations qu’elles nouent avec les personnes qui gravitent autour d’elles lors de leur séjour dans un établissement d’hébergement, le législateur a souhaité compléter l’article 909 du Code civil qui visait originellement l’incapacité de recevoir de certaines personnes qui ont traité un patient durant la maladie dont il meurt. Modifié par une loi du 22 avril 2003, cet article dispose désormais en son alinéa 2 que, sous réserve de certaines exceptions limitativement énumérées, « les gestionnaires et membres du personnel de maisons de repos, maisons de repos et de soins ainsi que de toute autre structure d’hébergement collectif pour personnes âgées ne pourront profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu’une personne hébergée dans leur établissement aurait faites en leur faveur durant son séjour ».
Dans un autre domaine, le Code de la route contient des dispositions concernant le comportement des conducteurs à l’égard des piétons, parmi lesquelles un article qui stipule que ceux-ci doivent redoubler de prudence en présence d’enfants, de personnes âgées ou de personnes handicapées.
Autre domaine important et quotidien où la situation de vulnérabilité liée à l’âge est prise en compte : la consommation. Qu’il s’agisse de mieux comprendre les comportements de consommation des personnes âgées ou de mieux étudier la manière de provoquer chez elles des décisions d’achat, le marketing s’intéresse de plus en plus aux séniors et, à travers lui, les entreprises de distribution de biens et services [5]. Quant à la récente loi du 6 avril 2010 relative aux pratiques du marché et à la protection du consommateur, elle traite des pratiques interdites en y incluant les pratiques commerciales déloyales, définies comme telles dans l’article 84 de la loi lorsque, notamment si elles s’adressent à un groupe de consommateurs déterminé, elles altèrent ou sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique du membre moyen de ce groupe, par rapport au produit concerné. Sans égard pour la circonstance qu’il sera sans doute difficile de déterminer le « membre moyen » du « groupe des personnes âgées », l’article 84 précise qu’« une pratique commerciale qui est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique d’un seul groupe clairement identifiable de consommateurs, parce que ceux-ci sont particulièrement vulnérables à la pratique utilisée ou au produit qu’elle concerne en raison d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de leur crédulité, alors que l’on pourrait raisonnablement attendre de l’entreprise qu’elle prévoie cette conséquence, est évaluée du point de vue du membre moyen de ce groupe ».
On pourrait dire que, d’un côté, on apprend à « ferrer le poisson » et, de l’autre côté, on apprend au poisson à se dégager de l’hameçon, une fois pris. D’une certaine manière, se hausse ainsi un « seuil de vulnérabilité » dû à des pratiques du marché de plus en plus intrusives, voire agressives sous des dehors parfois bonaces, et à la présence d’une forte protection du consommateur qui en pratique est souvent difficile à mettre en œuvre par une personne âgée dans les délais et selon les conditions fixés par la loi.
Citons encore, depuis la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, notamment en raison de l’âge, un courant transversal à tous les domaines du droit qui permettrait de considérer comme une discrimination un traitement réservé à une personne âgée en raison de son âge (qu’il soit positivement ou négativement discriminatoire).
Quant au domaine classique du droit pénal, qu’il s’agisse de tenir compte de l’âge (et donc du grand âge) de la victime comme circonstance aggravante de l’infraction ou en vue d’un rehaussement du minimum de la peine [6], il est celui où l’idée de protection est forte sans pour autant que l’effectivité dans l’exercice des droits soit réellement prise en compte.
Enfin, parmi les différentes dispositions des entités fédérées règlementant les institutions d’hébergement de personnes âgées, on retrouve le respect des droits fondamentaux appartenant à tous dans le contexte minoritaire et particulier des institutions où résident des personnes âgées : le droit à la vie privée affective et sexuelle, à l’autonomie et l’indépendance, à l’épanouissement et au bien-être, à la participation à la vie sociale, économique et culturelle, etc.
Jusqu’ici, ces lois ou décrets visent ou sont susceptibles de s’appliquer à toutes les personnes âgées. Cependant, l’absence de traitement distinct des autres citoyens en raison de l’âge ou plus singulièrement du grand âge et les quelques dispositifs spécifiques ne rendent pas encore compte des situations individuelles spécifiques. Celles qui sont marquées par l’altération constatée de facultés ou aptitudes chez certaines personnes âgées ou très âgées (physiques, mentales, volitives ou cognitives, ou une combinaison des deux) et/ou par la dégradation de leur milieu de vie. Car n’oublions pas que la vulnérabilité est à envisager sous ces deux aspects. Or, cela entraine parfois des abus, convoitises, négligences ou absentions. Toute société doit alors réfléchir sur ce que vivent ces personnes, qu’il s’agisse de les prémunir, anticipativement ou pour l’avenir, ou de sanctionner certains comportements posés par des tiers ou par la personne elle-même.
Du côté de la protection et de l’anticipation, on se contentera de mentionner l’article 488bis, a), du Code civil introduit par une loi du 18 juillet 1991 selon lequel le majeur qui, en raison de son état de santé, est totalement ou partiellement hors d’état de les gérer, fût-ce temporairement, peut être pourvu d’un administrateur provisoire en vue de leur protection. Au regard de l’étendue de son champ d’application, mais également de son caractère éminemment modulable, fût-ce en théorie, cette mesure de protection est devenue ce que l’on peut qualifier le « droit commun » dans la matière des incapacités en Belgique.
Dans l’application du droit, les cours et tribunaux sont aussi là pour limiter les aspirations de tiers, familiers ou non, plus soucieux de la protection de leurs propres intérêts — la préservation d’un héritage futur, par exemple — que de celle des intérêts de la personne que la loi protège. C’est ainsi que la jurisprudence veille, en matière d’administration provisoire, à ce qu’il ne soit pas indument porté atteinte à la liberté qu’a chaque être humain ayant les aptitudes mentales et physiques requises de disposer de ses biens comme il l’entend. Saisi d’une demande de mise sous administration provisoire d’une personne âgée, le juge veillera le cas échéant à déjouer, selon la formule percutante du regretté professeur Vieujean, « les manœuvres de proches uniquement soucieux de réduire un vieillard à leur merci ».
La jurisprudence va dans le même sens en ce qui concerne l’application de la loi du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des malades mentaux. Elle essaie, sans pourtant toujours y parvenir, de ne pas faire la part belle à des initiateurs de procédure tentés de faire mettre en œuvre un « traitement en milieu familial » pour en pratique placer une personne âgée en maison de repos et la contraindre ainsi à quitter son habitation.
L’application de ces deux législations montre que la loi ne peut devenir, par un détournement de ses objectifs, un moyen d’empêcher l’expression et la mise en œuvre de choix de vie d’une personne âgée présentant certains aspects d’une vulnérabilité liée à ses caractéristiques personnelles et à son environnement — dont les proches font partie —, mais qui leur déplaisent.
Enfin, du côté de la sanction, le domaine classique du droit pénal offre à priori ce qui est nécessaire à la constatation, la poursuite et le jugement des comportements qui atteignent les personnes — en ce compris les personnes âgées — dans leur personne ou leurs biens, contre leur volonté et de manière violente. La question qui se pose est cependant celle de sa mise en œuvre : les procès-verbaux remontent-ils assez vite au Parquet ? Ce type de violence intra ou extra-familiale fait-il l’objet d’enquêtes et de poursuites ? Tient-on compte de l’espérance de vie plus réduite des auteurs ou des victimes âgés pour rendre une décision de leur vivant ? Tient-on des personnes âgées — le plus souvent des femmes seules — informées des procédures en cours de manière adéquate, en les rassurant, en les aidant ? Ces quelques questions montrent que la justice, là où les justiciables plus âgés sont plus nombreux, devrait tenir compte de cette évolution de la population.
Si l’anticipation devient un leitmotiv, en particulier dans le domaine de la gérontologie, notre droit contient aussi des ressources qui permettraient d’avancer dans le même sens. Elles restent toutefois insuffisamment exploitées car souvent méconnues. Quelques aspects de cette anticipation sont à envisager. Dans tous les cas, il s’agit pour une personne de s’exprimer anticipativement quant à l’organisation de ces moments futurs éventuels où elle ne sera plus apte à exercer sa maitrise sur son devenir. En somme l’individu dicte « sa loi » d’une certaine manière.
À côté des pratiques de planification patrimoniale ou successorale, certaines lois prévoient expressément la possibilité d’effectuer des déclarations de volonté que l’on peut regrouper sous le vocable générique de « déclaration anticipée ». Ainsi, en matière d’administration provisoire, le second paragraphe de l’article 488bis, b), du Code civil tel que complété par une loi du 3 mai 2003, donne la possibilité pour toute personne de faire, devant le juge de paix ou devant notaire, une déclaration dans laquelle elle indique sa préférence concernant l’administrateur provisoire à désigner si elle n’était plus en état de gérer ses biens. De même, la loi du 22 aout 2002 relative aux droits du patient prévoit quant à elle différents mécanismes de planification anticipée de soins ou advance care planning. On y trouve ainsi la possibilité d’une déclaration de refus de consentement à une intervention déterminée du praticien professionnel (article 8, § 4), ainsi que la possibilité de désignation d’un représentant pour l’exercice de ses droits de patient pour autant et aussi longtemps que l’on n’est pas en mesure d’exercer ces droits soi-même (article 14, § 1er). On citera également la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie qui, en son article 4, prévoit, en entourant cette possibilité de toute une série de garanties, que toute personne majeure puisse, pour le cas où elle ne pourrait plus manifester sa volonté, consigner par écrit, dans une déclaration, sa volonté qu’un médecin pratique une euthanasie.
Jusqu’ici, qu’il s’agisse de la loi générale, de dispositifs spécifiques, de la volonté légalement encadrée d’une personne décidant de son avenir, on doit se demander si tout cela est suffisant et garantit à toute personne âgée de continuer à vivre « en homme debout », aidée ou non.
Cela peut être évalué à l’aune d’un phénomène qui touche au fond tous les secteurs (charte des piétons, des usagers des parcs et jardins, des consommateurs, etc.), celui de la « soft law », ce « droit mou » dont parlent certains auteurs pour désigner ce qui, selon les avis, est ou n’est pas encore du droit, mais en a certains traits et pourrait bien le devenir un jour. Et en ce qui concerne le vieillissement, ces documents sont nombreux, en particulier en ce qui concerne les personnes âgées vivant en maison de repos. Voilà des documents généreux qui ont l’allure de proclamations de droits et libertés et parfois de responsabilités des personnes âgées et in oblico de leur entourage. Ils n’ont pourtant aucune force juridique, soit qu’ils soient produits par des sociétés savantes privées (à moins que l’administration les reprenne à son compte en leur attribuant un caractère obligatoire), soit encore que leurs auteurs estiment qu’il s’agisse d’une étape pour obtenir des normes contraignantes ou de simples bonnes pratiques à mettre en œuvre par les professionnels (infirmiers, aides-soignants, etc.) envers les personnes âgées [7]. Et pourtant ces affirmations sont nettes, précises, solennelles dans certains cas. Qu’en penser ?
Peut-être faut-il voir que ce phénomène des chartes des « droits et libertés » des personnes âgées révèle l’insuffisance du respect et de l’effectivité des droits et libertés dans le domaine du droit ? Peut-être parce que les personnes ne sont pas respectées dans leurs choix, leurs décisions, leur dignité, il est d’autant plus nécessaire de les proclamer en dehors du droit et parce qu’il est possible de le faire là et non dans le domaine juridique ? Peut-être que les « droits » proclamés correspondent à des droits ou libertés constitutionnels non encore mis en œuvre, mais qui devraient l’être progressivement ? Peut-être le maintien en dehors du droit indique-t-il l’absence de volonté pour considérer les droits, libertés et responsabilités des personnes âgées ?
De manière positive, relevons que, sauf exceptions, des gens de terrain élaborent ce type de document. Cela invite les professionnels à prendre conscience et à s’engager dans de bonnes pratiques et en fixe le plus souvent des lignes plutôt réalistes. Enfin, ces documents empruntent le langage juridique dans la ligne des déclarations universelles ou régionales des droits de l’homme ou encore des proclamations révolutionnaires des droits fondamentaux du citoyen, ce qui montre que l’enjeu tient à l’humanité et à la dignité de tout être humain. Il serait intéressant d’examiner si la jurisprudence se réfère à de telles proclamations de droits et comment elle le fait.
Reste qu’entre des proclamations non juridiques, mais généreuses et ciblant bien des difficultés réelles et un droit encore peu réceptif à considérer tous les aspects tenant à la qualité de sujet de droit des personnes âgées, le débat reste ouvert entre la constitution en droit propre ou en discipline.
D’une part, la relativité dans le temps et dans l’espace de la notion de vieillesse ainsi que la relativité culturelle qui fait du vieillissement un phénomène non uniforme invitent à réfléchir. Un droit propre aux ainés pourrait ne pas résister à l’épreuve longue du temps puisqu’une fois la transition démographique passée, le vieillissement sera suivi d’un autre phénomène. D’un autre côté, la durée longue et la généralisation à tous les continents indiquent qu’il y a à s’occuper de ce « temporaire » sauf à accepter un droit et une justice qui ignorent un nombre important d’individus, ce qui serait contraire à leur vocation. D’autre part, une attitude positive, dénuée de toute tentation d’imposer une certaine vision de ce que devrait être une « vieillesse idéale », consisterait à faire de la protection de la personne âgée une discipline. C’est-à-dire, au fond, à discipliner notre regard pour considérer ce que le droit, à travers toutes ses branches, peut apporter à côté d’autres savoirs ou normes à la connaissance des personnes âgées et de leurs attitudes. Et cela pour rendre les juristes aptes à contribuer à une sensibilisation et une responsabilisation des différents acteurs concernés, à une plus grande coopération entre eux, ainsi qu’à une information accrue des citoyens sur les richesses parfois inattendues que recèlent le droit et ses applications.
Finalement, plus que d’envisager, sous peine d’une éventuelle stigmatisation nocive, l’élaboration d’un corpus spécifique à destination des personnes âgées auquel le droit civil répugne puisqu’il n’arrive pas à fixer l’âge du passage de l’âge adulte à la sénescence comme il arrive à le fixer pour le passage de la minorité à la majorité, c’est vers une éventuelle adaptation ou amélioration des dispositifs existants là où la nécessité s’en ressent qu’il reste probablement à se diriger. Bien plus encore, il importe, en tant que citoyen, de poser un regard neuf sur la vieillesse, empreint de respect, de sollicitude et d’empathie. En d’autres termes, certes plus maladroits, mais à ce point révélateurs que la formule est trop tentante, faisons du neuf avec du vieux !
[1] Tel est le cas en ce qui concerne la recevabilité de certaines actions relatives à la filiation et la possibilité de bénéficier d’un testament ou d’une donation (articles 328bis et 906 du Code civil).
[2] Voyez toutefois l’article 2, 2°, du décret du 3 juillet 2008 relatif à la lutte contre la maltraitance des personnes âgées qui définit ces dernières comme les personnes âgées de soixante ans au moins. En Région de Bruxelles-Capitale, les décrets de la Commission communautaire française (Cocof) du 22 mars 2007 et les arrêtés d’exécution du 2 avril 2009, ainsi que les arrêtés du Collège réuni de la Commission communautaire mixte (Cocom ou autrement appelé le bicommunautaire ou Bico) du 4 décembre 2008 envisagent la personne âgée à partir de l’âge de soixante ans. En Région flamande, il y a seulement un consensus très large sur une définition doctrinale : « Onder mis(be)handeling van een ouder persoon (iemand van 55 jaar of ouder) verstaan we al het handelen of nalaten van handelen van al diegenen die een persoonlijke en/of professionele relatie met de oudere staan, waardoor de oudere persoon (herhaaldelijk) lichamelijke en/of psychische en/of materiële schade lijdt dan wel vermoedelijk zal lijden en waarbij van de kant van de oudere sprake is van een vorm van gedeeltelijke of volledige afhankelijkheid » (H.C. Comijs, Jonker, e.a., Agressie tegen en benadeling van ouderen. Een onderzoek naar ouderenmisbehandeling, Amsterdam, vu, 1996).
[3] Code pénal, articles 433quater, 2° (exploitation de la mendicité), 433septies, 2° (traite des êtres humains), 433decies (abus de vulnérabilité d’autrui par les « marchands de sommeil »).
[4] Projet de loi visant à renforcer la protection du logement familial, Doc.parl., Ch.repr., session 1990-1991, n° 1357/1, p. 26.
[5] Dans le domaine du marketing, on semble parler plus volontiers de « séniors » que de « personnes âgées ».
[6] L’examen de ce courant demanderait à lui seul un article de la revue. Des exemples sont à trouver dans les articles 377bis (attentat à la pudeur ou viol), 405quater (meurtre), 422quater (abstention coupable) du Code pénal.
[7] Voir la Charte des droits et libertés des personnes âgées en situation de handicap ou de dépendance développée dès 1987 par la Fondation nationale de gérontologie et traduite en plus de six langues ; en Italie, la Carta dei diritti della persona anziana qui fait application de décrets régionaux dans les maisons de repos ; au niveau européen, on verra la European Charter of the rights and freedoms of older persons accommodated in homes développée par l’European Association for Directors of Residential Care Homes for the Elderly (EDE) ou encore le Progetto di carta rivendicativa : I diritti dei pensionati e delle persone anziane développé par l’European Federation of Retired persons and old people (Ferpa). Ou encore, la charte Eurag Carta per gli anziani. Dichiarazione dei diritti e delle responsabilità delle persone anziane établie par l’European Federation of Older Persons (Eurag) et encore l’European Charter of the rights and responsibilities of older people in need of long-term care and assistance promue par la Plateforme AGE ; au plan international on verra la Declaration of the Rights of Older Persons établie par le réseau des International Longevity Center (ILC-USA).
Bibliographie