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Vie privée : un enjeu politique et économique

Numéro 2 - 2015 par François Danieli Raphaël Gellert Aude Meulemeester Pierre-Arnaud Perrouty Caroline Van Geest Bram Wets

mars 2015

Com­bat contre les vio­lences domes­tiques et secret pro­fes­sion­nel, une rela­tion ten­due Aude Meu­le­mees­ter Tant sur le plan inter­na­tio­nal que natio­nal, on observe depuis plu­sieurs années une évo­lu­tion légis­la­tive qui tend à recon­naitre la vio­lence domes­tique comme une vio­lence d’ordre public et non plus seule­ment comme rele­vant de la sphère pri­vée. Cette volon­té s’inscrit dans le postulat […]

Dossier

Combat contre les violences domestiques et secret professionnel, une relation tendue

Aude Meulemeester

Tant sur le plan inter­na­tio­nal que natio­nal, on observe depuis plu­sieurs années une évo­lu­tion légis­la­tive qui tend à recon­naitre la vio­lence domes­tique comme une vio­lence d’ordre public et non plus seule­ment comme rele­vant de la sphère pri­vée. Cette volon­té s’inscrit dans le pos­tu­lat que les vio­lences domes­tiques qui accablent le plus sou­vent des femmes, sont le symp­tôme d’une socié­té où per­sistent des atti­tudes patriar­cales et machistes en pro­fonde contra­dic­tion avec les valeurs sur les­quelles la socié­té contem­po­raine doit se construire. Si ces vio­lences inter­viennent dans le cadre de la vie pri­vée des vic­times, les réponses qui doivent y être appor­tées sont de l’ordre et de l’intérêt public général.

On ne peut que se réjouir de cette évo­lu­tion car elle a éga­le­ment pour consé­quence d’obliger les pou­voirs publics à mettre en œuvre de grandes cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion sur le sujet et d’ainsi s’inscrire en prio­ri­té dans un axe préventif.

Par ailleurs, l’ouverture publique de ce phé­no­mène pose des ques­tions quant à l’aide qui doit être appor­tée aux vic­times. Com­battre les vio­lences domes­tiques ne peut béné­fi­cier du même sta­tut de débat public lorsqu’il s’agit d’aide et d’assistance aux vic­times. Les vio­lences domes­tiques inter­viennent dans le cadre de la vie pri­vée de la vic­time, certes. Mais les com­battre et pro­té­ger les vic­times en recon­nais­sant cette vio­lence comme une atteinte à l’ordre public signi­fie-t-il que la vic­time ne dis­pose plus de vie privée ? 

Droit de parole

Depuis le 1er aout 2014, la conven­tion d’Istanbul est entrée en vigueur. Cette conven­tion du Conseil de l’Europe, rati­fiée par la Bel­gique en sep­tembre 2012, fixe des normes glo­bales pour pré­ve­nir et com­battre la vio­lence à l’égard des femmes. Dans ce cadre, nous retrou­vons notam­ment l’article 28 de la conven­tion pré­ci­sant qu’il convient à l’État signa­taire de faci­li­ter le cadre légal per­met­tant le signa­le­ment des cas de vio­lences à l’égard des femmes par les pro­fes­sion­nels com­po­sant les ser­vices sociaux spé­cia­li­sés en la matière.

En droit belge, cette faci­li­té a vu le jour via la récente modi­fi­ca­tion de l’article 458 bis du code pénal en matière de droit de parole des inter­ve­nants pro­fes­sion­nels. En effet, depuis le 1er mars 2013, les pro­fes­sion­nels qui, par état ou par fonc­tion, sont sou­mis au secret pro­fes­sion­nel (article 458 du code pénal) dis­posent désor­mais d’un droit de parole et donc de signa­le­ment, élar­gi aux cas de vio­lences domestiques.

Cet élar­gis­se­ment du droit de parole qui, dans le cas des vio­lences domes­tiques, pren­drait la forme d’un aver­tis­se­ment du pro­cu­reur du Roi par un pro­fes­sion­nel sou­mis au secret pro­fes­sion­nel, peut-il être com­pris comme une forme de vio­la­tion de la vie pri­vée de la vic­time ? Et si c’est le cas, est-ce sou­hai­table dans le cadre de l’aide et de l’assistance aux victimes ?

Pour y répondre nous devons reve­nir sur plu­sieurs élé­ments tou­chant notam­ment à la fonc­tion du secret pro­fes­sion­nel et du droit de parole.

Un signa­le­ment à double tranchant

Le secret pro­fes­sion­nel garan­tit la confi­den­tia­li­té dans le cadre d’une rela­tion d’aide entre un par­ti­cu­lier et un pro­fes­sion­nel tel qu’un avo­cat, un tra­vailleur social, un méde­cin. Cette confi­den­tia­li­té est essen­tielle puisqu’elle per­met­tra l’instauration d’une rela­tion de confiance entre le pro­fes­sion­nel et la per­sonne aidée. Rap­pe­lons à ce titre éga­le­ment que le secret pro­fes­sion­nel s’inscrit dans une dis­po­si­tion pénale (article 458 du code pénal), ce qui démontre une volon­té du légis­la­teur à ins­crire la rela­tion de confiance comme une notion d’intérêt géné­ral sans laquelle la socié­té ne peut fonctionner.

Cette obli­ga­tion de taire les infor­ma­tions aux­quelles un pro­fes­sion­nel a accès dans l’exercice de sa fonc­tion connait pour­tant quelques excep­tions, et c’est le cas de l’article 458 bis du code pénal qui encadre un droit de parole. Ce droit doit être enten­du comme une facul­té et non comme une obli­ga­tion « d’informer le pro­cu­reur du Roi soit, lorsqu’il existe un dan­ger grave et immi­nent [c’est nous qui sou­li­gnons] pour l’intégrité phy­sique ou men­tale du mineur ou sur la per­sonne vul­né­rable visée, et qu’elle n’est pas en mesure, seule ou avec l’aide d’un tiers, de pro­té­ger cette inté­gri­té, […]». En effet, cer­taines situa­tions de vio­lences domes­tiques pour­raient ame­ner un pro­fes­sion­nel aidant une vic­time à ne pou­voir envi­sa­ger que ce signa­le­ment afin de rem­plir sa mis­sion d’aide. Néan­moins, il est fon­da­men­tal qi’il soit rela­tif à un dan­ger réel, immi­nent et grave, qu’il relève d’une appré­cia­tion au cas par cas (non sys­té­ma­tique) et uni­que­ment après que toutes les autres ten­ta­tives d’aide aient été envi­sa­gées, au risque de por­ter une atteinte irré­ver­sible à la rela­tion de confiance néces­saire à toute rela­tion d’aide entre un pro­fes­sion­nel et une per­sonne vul­né­rable. Et si cette rela­tion de confiance est bri­sée, com­ment encore envi­sa­ger que nous nous trou­vions dans une rela­tion d’aide agis­sant pour la pro­tec­tion de la victime ?


Surveillance de masse et lanceurs d’alerte après Snowden

Pierre-Arnaud Perrouty 

Il y aura un avant et un après Snow­den. Non que la sur­veillance élec­tro­nique, la col­lecte et le sto­ckage mas­sifs de don­nées soient des phé­no­mènes nou­veaux. L’affaire Eche­lon, du nom de ce pro­gramme d’écoutes mon­diales conduit par les États-Unis et leurs alliés des Five Eyes, l’affaire Swift qui concer­nait les don­nées ban­caires euro­péennes ou encore les accords de trans­fert de don­nées des pas­sa­gers aériens (Pas­sen­ger Name Record) avaient sus­ci­tés des débats impor­tants en Europe depuis les années 1990. En Bel­gique, la révé­la­tion par la presse en 1998 de l’existence de la base de don­nées natio­nale géné­rale (BNG), où 1,6 mil­lion de Belges étaient fichés, avait mis à jour de graves carences d’encadrement et de contrôle. Mais ces ques­tions ont pris une tout autre dimen­sion avec les docu­ments divul­gués par Edward Snow­den en juin 2013 : ils révèlent une sur­veillance et une col­lecte de don­nées menées par les États-Unis à une échelle sans précédent.

Contrôle glo­bal

À tra­vers des pro­grammes comme PRISM, la NSA (Natio­nal Secu­ri­ty Agen­cy) a atteint une capa­ci­té de sur­veillance qua­si totale. Dans son témoi­gnage devant le Par­le­ment euro­péen en mars 2014, Edward Snow­den a affir­mé que dans le cadre de ses fonc­tions, il pou­vait avoir accès à toutes les com­mu­ni­ca­tions pri­vées de n’importe quel citoyen ordi­naire dand le monde. Des mil­liards d’appels télé­pho­niques, fax, cour­riels et sms tran­sitent ain­si chaque jour sur les ser­veurs de la NSA. Cer­taines de ces don­nées sont conser­vées pour des périodes plus ou moins longues, voire indé­fi­ni­ment. Les dépla­ce­ments d’une per­sonne peuvent éga­le­ment être recons­ti­tués de manière très pré­cise, notam­ment grâce à l’identifiant MAC (Media Access Control) unique émis par un télé­phone por­table, un ordi­na­teur ou une tablette.

La NSA défend ses pro­grammes en invo­quant la néces­si­té de pro­té­ger les Amé­ri­cains et leurs alliés du ter­ro­risme et en reje­tant l’accusation de vio­la­tion de la vie pri­vée, argüant du fait que les don­nées sont sim­ple­ment col­lec­tées et non consul­tées. Ces argu­ments ne tiennent pas. D’abord, parce que jamais les ser­vices amé­ri­cains n’ont été en mesure de prou­ver qu’une col­lecte de ren­sei­gne­ment indis­tincte à une telle échelle a per­mis d’empêcher une attaque ter­ro­riste. Ensuite, parce que les agis­se­ments de la NSA violent allè­gre­ment les lois amé­ri­caines, euro­péennes et belges de pro­tec­tion de la vie pri­vée : c’est bien la col­lecte qui consti­tue l’infraction, indé­pen­dam­ment de savoir si les don­nées sont effec­ti­ve­ment consul­tées ou pas. S’il était per­mis de col­lec­ter sans consul­ter, pour­quoi ne pas ins­tal­ler une camé­ra de sur­veillance dans toutes les mai­sons ? En rai­son des mul­tiples infrac­tions au droit à la vie pri­vée que ces pro­grammes com­portent, la Ligue des droits de l’Homme, la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et quelques per­sonnes indi­vi­duelles ont dépo­sé une plainte pénale contre x à Bruxelles en novembre 2013.

Pro­té­ger les lan­ceurs d’alerte

L’affaire Snow­den a éga­le­ment mon­tré la néces­si­té de pro­té­ger les lan­ceurs d’alerte des foudres des gou­ver­ne­ments ou de leur employeur. À la fron­tière de la liber­té d’expression et de la déso­béis­sance civile, ces per­sonnes prennent des risques sérieux en dénon­çant une situa­tion qui porte atteinte à l’intérêt géné­ral. Or les dis­po­si­tifs légaux de pro­tec­tion sont géné­ra­le­ment limi­tés (dans le cadre de dénon­cia­tions fis­cales par exemple) et épars, quand ils ne sont pas tout sim­ple­ment inexis­tants. Dans une recom­man­da­tion du 30 avril 2014, le Comi­té des ministres du Conseil de l’Europe invite les États membres à adop­ter un « cadre nor­ma­tif, ins­ti­tu­tion­nel et judi­ciaire pour pro­té­ger les per­sonnes qui, dans le cadre de leurs rela­tions de tra­vail, font des signa­le­ments ou révèlent des infor­ma­tions concer­nant des menaces ou un pré­ju­dice pour l’intérêt géné­ral ». La défi­ni­tion de l’intérêt géné­ral doit au moins inclure les vio­la­tions des droits fon­da­men­taux ain­si que les risques pour la sécu­ri­té publique, la san­té et l’environnement. Point inté­res­sant, un droit à l’erreur est recon­nu au lan­ceur d’alerte — la pro­tec­tion lui reste acquise même s’il a com­mis une erreur d’appréciation des faits ou si la menace ne s’est pas maté­ria­li­sée — pour autant qu’il ait eu « des motifs rai­son­nables de croire » en la véra­ci­té de cette menace.

Les révé­la­tions suc­ces­sives de ces der­nières années attestent de vio­la­tions répé­tées et mas­sives du droit à la vie pri­vée. Il est dès lors hau­te­ment néces­saire de ren­for­cer à la fois les règles légales qui encadrent ce type d’activités et les méca­nismes de contrôle démo­cra­tique par des organes indé­pen­dants. Mais l’histoire montre que les agences de sur­veillance ne s’embarrassent guère du res­pect des lois. Il est d’ailleurs plus que pro­bable qu’un cer­tain nombre de pro­grammes secrets de sur­veillance soient tou­jours en cours. C’est sans doute là le prin­ci­pal ensei­gne­ment des révé­la­tions d’Edward Snow­den : l’urgence et la gra­vi­té inter­disent d’attendre que la solu­tion vienne de l’État. La meilleure manière de nous pro­té­ger effi­ca­ce­ment à court terme est de géné­ra­li­ser l’usage du cryp­tage pour toutes les com­mu­ni­ca­tions. Ce qui n’empêcherait pas les agences spé­cia­li­sées d’intercepter ni de déco­der le conte­nu de cer­tains mes­sages ciblés, mais ren­drait impos­sible une sur­veillance géné­ra­li­sée à un cout supportable.


Vers un droit à l’oubli numérique

Fran­çois Danieli 

Ce n’est ni un secret ni un scoop, nos infor­ma­tions per­son­nelles cir­culent à tra­vers la mon­diale : des pho­tos, des com­men­taires, lais­sés par l’internaute lui-même ou par un tiers à son pro­pos, sur un blog, sur un forum ou à la suite d’un article de presse. Accé­der à ces infor­ma­tions est désor­mais faci­li­té par les moteurs de recherche et par leur réfé­ren­ce­ment de pages web : en « goo­ge­li­sant » son nom, on aura un aper­çu de sa « noto­rié­té » sur le Net.

Depuis 1998, si l’on invoque des rai­sons sérieuses et légi­times tenant à sa situa­tion par­ti­cu­lière, cha­cun peut faire usage de son droit d’opposition et s’adresser au res­pon­sable du trai­te­ment pour mettre fin au trai­te­ment de don­nées per­son­nelles. Une démarche qui s’entreprend sans trop de dif­fi­cul­té dans l’environnement offline…, mais qui se com­plique lorsqu’il s’agit de stop­per la dif­fu­sion de don­nées per­son­nelles reprises à foi­son sur dif­fé­rents sites internet.

Depuis l’arrêt de la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne du 13 mai 2014, « lorsque, à la suite d’une recherche effec­tuée à par­tir du nom d’une per­sonne, la liste de résul­tats affiche un lien vers une page web qui contient des infor­ma­tions sur la per­sonne en ques­tion, la per­sonne concer­née peut s’adresser direc­te­ment [au moteur de recherche] ou, lorsque celui-ci ne donne pas suite à sa demande, sai­sir les auto­ri­tés com­pé­tentes pour obte­nir, sous cer­taines condi­tions, la sup­pres­sion de ce lien de la liste de résul­tats ». Fai­sant face à plus de 90.000 requêtes en deux mois et demi, Google se plie aux exi­gences de la juris­pru­dence européenne.

Oubli partiel

Trois impor­tants bémols néan­moins : d’une part, une telle requête accep­tée par Google aura certes pour effet de sup­pri­mer le réfé­ren­ce­ment…, mais pas d’effacer les don­nées per­son­nelles à la source ! Pour cela, l’internaute devra com­plé­ter la requête adres­sée à Google par un droit d’opposition exer­cé auprès du site res­pon­sable de la publi­ca­tion. D’autre part, une telle requête accep­tée par Google aura pour effet de sup­pri­mer le réfé­ren­ce­ment sur les ser­veurs euro­péens du moteur de recherche. Ce qui signi­fie qu’en « goo­ge­li­san »t son nom sur la ver­sion amé­ri­caine ou cana­dienne, les don­nées per­son­nelles appa­raissent encore.

Par ailleurs, Google informe l’internaute que « cer­tains résul­tats peuvent avoir été sup­pri­més confor­mé­ment à la loi euro­péenne sur la pro­tec­tion des don­nées ». Or, en com­pa­rant les résul­tats dans les dif­fé­rentes ver­sions du moteur de recherche (.be, .com, .ca), on peut aisé­ment iden­ti­fier l’internaute qui a exer­cé son droit à l’oubli… lequel pour­rait subir l’effet Strei­sand (effet per­vers où la vic­time encou­rage mal­gré elle l’exposition d’une publi­ca­tion en ten­tant d’en empê­cher la divul­ga­tion). Le Groupe 29, organe consul­ta­tif com­po­sé des auto­ri­tés de pro­tec­tion des don­nées des vingt-huit États membres de l’UE, tra­vaille actuel­le­ment sur des lignes direc­trices afin d’encadrer le trai­te­ment des requêtes par les moteurs de recherche, tout en assu­rant la cohé­rence et la mise en œuvre uni­forme de la déci­sion de jus­tice européenne

En plus de la juris­pru­dence, il faut éga­le­ment noter que le pro­jet de règle­ment géné­ral sur la pro­tec­tion des don­nées, qui se négo­cie actuel­le­ment au sein du Conseil euro­péen, bétonne le droit à l’oubli dans un texte de loi : plu­sieurs condi­tions et moda­li­tés y sont reprises afin que la per­sonne concer­née puisse obte­nir la ces­sa­tion de la dif­fu­sion de ses don­nées personnelles.

Tant le contrô­leur euro­péen à la pro­tec­tion des don­nées que la Com­mis­sion vie pri­vée ont salué l’ambition d’une telle dis­po­si­tion, mais ils épinglent aus­si, entre autres, le manque de clar­té et les dif­fi­cul­tés pra­tiques de sa mise en œuvre. Dans le cadre du pro­ces­sus légis­la­tif, le Par­le­ment euro­péen a quelque peu amen­dé le pro­jet et il reste aux trois ins­tances, Com­mis­sion, Conseil, Par­le­ment (à savoir, le tri­logue) à trou­ver un consen­sus en vue d’une adop­tion finale du texte.

Article réfé­ren­cé

Lorsqu’il est fait état de don­nées per­son­nelles dans un article de presse, l’exercice du droit à l’oubli s’avère déli­cat dans la mesure où les don­nées étaient exactes lorsqu’elles ont été publiées, et que le droit à l’information consti­tue pré­ci­sé­ment le tra­vail du jour­na­liste. C’est ce qu’illustre le cas déli­cat d’un ancien mili­tant d’extrême droite qui vou­drait faire table rase de son pas­sé car ses accoin­tances poli­tiques blo­quaient ses pers­pec­tives d’emploi.

Dans ce genre de cas, le recours au droit de réponse pour­rait être envi­sa­gé de manière plus sys­té­ma­tique. Car, à l’instar de Charles Bau­de­laire qui reven­di­quait le droit de se contre­dire, l’internaute a le droit d’apporter, avec la même por­tée média­tique, un éclai­rage actuel à une situa­tion ancienne qui le concerne.

Cela ne peut tou­te­fois pas faire oublier la res­pon­sa­bi­li­té qu’endosse l’internaute lui-même. Il perd la mai­trise du conte­nu lorsqu’il publie un com­men­taire ou une pho­to : n’importe qui peut en enre­gis­trer une copie et la repu­blier à nou­veau. Et lorsque cet inter­naute s’engage poli­ti­que­ment ou média­ti­que­ment, il s’agit aus­si pour lui d’assumer ses actes.


Rétention de données, un recours contre des mesures disproportionnées

Raphaël Gellert 

En novembre 2013, la Ligue des droits de l’Homme s’est asso­ciée à la Liga voor Men­sen­rech­ten et à la NURPA (Net Users’ Rights Pro­tec­tion Asso­cia­tion) pour dépo­ser un recours en annu­la­tion devant la Cour consti­tu­tion­nelle contre la loi sur la conser­va­tion des don­nées de com­mu­ni­ca­tion — la loi « data reten­tion ». Cette loi et son arrê­té d’exécution trans­posent en droit belge la direc­tive euro­péenne de réten­tion des don­nées (2006/54/CE).

Cette direc­tive oblige les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tion et les four­nis­seurs d’accès à inter­net à conser­ver les don­nées des com­mu­ni­ca­tions des usa­gers pour une durée allant de six mois à deux ans au motif de lut­ter contre la cri­mi­na­li­té « grave ».

De même que l’adoption de cette direc­tive n’a pas fait l’objet d’un réel débat de fond vu l’émotion qui pré­va­lait après les atten­tats de Londres et Madrid, la loi belge a été adop­tée dans l’urgence durant l’été 2013. Le délai de trans­po­si­tion de la direc­tive étant dépas­sé, le Par­le­ment a, sur demande du gou­ver­ne­ment, sui­vi une pro­cé­dure d’urgence.

La loi belge pré­voit donc la conser­va­tion de toutes ces don­nées pour une période d’un an, exten­sible à deux dans cer­tains cas. Elles doivent être acces­sibles de manière illi­mi­tée aux auto­ri­tés com­pé­tentes et trans­mises à ces der­nières sur simple demande de leur part.

Des méta­don­nées fort bavardes

Les don­nées de com­mu­ni­ca­tion, plus com­mu­né­ment appe­lées « méta­don­nées », dési­gnent toute une série de don­nées liées de près ou de loin aux com­mu­ni­ca­tions. Dans le cadre de com­mu­ni­ca­tions « clas­siques », il s’agit par exemple des durée, heure, date de l’appel ou encore de l’emplacement des ter­mi­naux. Il s’agit éga­le­ment des don­nées de tra­fic inter­net (adresse IP d’un ordi­na­teur) ou de l’emplacement GPS d’un télé­phone por­table (et ses déplacements).

Bien que ces méta­don­nées ne révèlent pas le conte­nu des com­mu­ni­ca­tions, leur regrou­pe­ment et leur ana­lyse ne sont pas ano­dins : elles per­mettent d’avoir une idée du conte­nu de la com­mu­ni­ca­tion ain­si que d’autres détails pri­vés entou­rant cette der­nière. Ces obser­va­tions ne sont pas neuves : la Cour euro­péenne des droits de l’homme avait déjà eu l’occasion de les expri­mer en 1984 dans le cadre de l’arrêt Malone.

C’est ain­si que le recours a fait valoir plu­sieurs vio­la­tions de droits et liber­tés fondamentaux.

Présomption de culpabilité et chilling effect

Ce qui choque avant tout, c’est le carac­tère dis­pro­por­tion­né de la mesure dès lors qu’il n’y a pas de dis­cré­tion ou de juge­ment pos­sible en fonc­tion des cas d’espèce. Les opé­ra­teurs doivent conser­ver les don­nées en toutes cir­cons­tances. Ce manque de pro­por­tion­na­li­té fait peser de graves risques sur la vie pri­vée des citoyens, mais éga­le­ment sur leur liber­té d’expression (les gens ne vont-ils pas s’autocensurer s’ils savent que leurs com­mu­ni­ca­tions sont ana­ly­sées — le fameux « chil­ling effect »?), sur leurs liber­tés de réunion et d’association, mais éga­le­ment sur le secret pro­fes­sion­nel et/ou des sources. Ce manque de pro­por­tion­na­li­té est d’autant plus cho­quant que jusqu’à pré­sent l’efficacité de ce type de mesure n’a tou­jours pas été démontrée !

En outre, la faci­li­té avec laquelle ces infor­ma­tions sont trans­mises aux auto­ri­tés met à mal la pré­somp­tion d’innocence, qui est par­tie inté­grante du droit à un pro­cès équitable.

Ce recours a été l’occasion d’une impor­tante cam­pagne de sen­si­bi­li­sa­tion qui a vu la créa­tion d’un site y dédié : www.stopdataretention.be. Outre des expli­ca­tions rela­tives au recours et à la pro­blé­ma­tique de façon plus géné­rale, cette pla­te­forme a per­mis à plu­sieurs per­son­na­li­tés du monde socio­cul­tu­rel belge de sou­te­nir la cam­pagne (Tho­mas Gun­zig, Eva Brems, Pierre Mer­tens, Lucas Bel­vaux…) et de par­ta­ger leurs réflexions per­son­nelles sur la mon­tée de la sur­veillance en Europe. Le recours a éga­le­ment reçu le sou­tien d’un nombre impor­tant d’associations belges et euro­péennes (EDRI, AKVor­rat, Asso­cia­tion des jour­na­listes pro­fes­sion­nels, Ordre des méde­cins…). Enfin, ce site a per­mis de mettre en œuvre un méca­nisme de « crowd­fun­ding » (finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif) aux fins de payer les avo­cats qui ont rédi­gé le recours. C’est une pre­mière en Bel­gique et éga­le­ment un suc­cès dès lors que 114 % des fonds deman­dés ont été récoltés.

À l’heure d’écrire ces lignes, la Cour consti­tu­tion­nelle ne s’est tou­jours pas pro­non­cée. Il faut tou­te­fois avoir à l’esprit que ce recours, loin d’être iso­lé, s’inscrit dans une vague de fond euro­péenne. En effet, de nom­breux recours ont été enga­gés, et sou­vent avec suc­cès : c’est le cas en Alle­magne, Bul­ga­rie, Répu­blique Tchèque, Rou­ma­nie, par­mi d’autres. L’obstacle le plus sérieux à la réten­tion des don­nées pro­vient de la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne elle-même qui, en avril 2014, a décla­ré la direc­tive incom­pa­tible avec la Charte euro­péenne des droits fon­da­men­taux. Reste à espé­rer que les auto­ri­tés poli­tiques pren­dront la mesure de ces salu­taires rap­pels de constitutionnalité.


Big Brother Awards, de l’importance de la vie privée au quotidien

Bram Wets et Caro­line Van Geest 

La vie pri­vée est un droit fon­da­men­tal qui vise à pro­té­ger l’individu, mais aus­si la socié­té dans son ensemble. Sa pro­tec­tion consti­tue un droit « défen­sif » : en se pla­çant entre le citoyen et les auto­ri­tés publiques, le droit à la vie pri­vée s’érige en garan­tie visant à limi­ter les pos­si­bi­li­tés d’intrusion d’autorités publiques ou d’entreprises pri­vées (via le moni­to­ring, le pro­fi­lage ou le data mining) dans l’intimité des citoyens.

Au tra­vers de la céré­mo­nie des Big Bro­ther Awards (BBA), la Liga voor Men­sen­rech­ten tente de sen­si­bi­li­ser les citoyens à l’importance de la vie pri­vée en met­tant sous le feu des pro­jec­teurs des can­di­dats, choi­sis avec soin, qui violent ce droit. Et, ce fai­sant, de concré­ti­ser un concept plu­tôt abs­trait en illus­trant ses effets dans le quotidien.

Voi­ci les lau­réats de l’année 2014 et les moti­va­tions de leur nomination.

Prix du public : Yves Liégeois

Ex-pro­cu­reur géné­ral d’Anvers, pour ses décla­ra­tions concer­nant la néces­si­té de créer une base de don­nées pour récol­ter les don­nées ADN de tous les nou­veau-nés en Belgique.

« M. Lié­geois doit réa­li­ser la por­tée de ses paroles. Dans sa fonc­tion, il est essen­tiel de prendre en consi­dé­ra­tion l’ensemble des droits fon­da­men­taux. Si les hauts magis­trats subor­donnent le droit au res­pect de la vie pri­vée aux inté­rêts qu’ils servent, nous n’aurons plus qu’à lan­cer une bouée de sau­ve­tage pour pré­ser­ver les droits fon­da­men­taux. Lors des pre­miers débats sur le sto­ckage de l’ADN, il y a dix ou vingt ans, l’on ren­con­trait davan­tage de réti­cence. Aujourd’hui il y a une tolé­rance gran­dis­sante vis-à-vis de pro­po­si­tions allant dans ce sens. Yves Lié­geois nour­rit ce chan­ge­ment de pers­pec­tive et cultive une atti­tude apa­thique envers la vie privée. »

Prix du jury : le smartphone

Le jury d’experts des BBA a choi­si le smart­phone, cet « espion dans votre poche », comme lau­réat de son prix en 2014. Où sommes-nous ? Que fai­sons-nous ? Avec qui sommes-nous en contact ? « Les smart­phones enre­gistrent ces infor­ma­tions per­son­nelles grâce à la non­cha­lance de l’utilisateur moyen qui ne voit dans les appli­ca­tions que le plai­sir sans voir les risques concer­nant ses don­nées per­son­nelles. D’autant que, en matière de col­lecte de ces don­nées, la devise “le plus sera le mieux” semble être deve­nue la norme. Un usage irré­flé­chi de la tech­no­lo­gie et de ses attrayantes parures réduit la vie pri­vée à une illu­sion. Chaque uti­li­sa­teur contri­bue à cet état de fait. Le smart­phone ouvre la voie à une socié­té du contrôle. Une voie que nous construi­sons nous-mêmes. »

Les nomi­nés des années pré­cé­dentes sont consul­tables sur les sites de la Liga et de la LDH.

François Danieli


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Raphaël Gellert


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Aude Meulemeester


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Pierre-Arnaud Perrouty


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Caroline Van Geest


Auteur

Bram Wets


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