Lors de la dernière élection présidentielle et pour la première fois, des électeurs nés sous le règne de Poutine ont pu voter pour le président, puisqu’ils venaient d’atteindre l’âge de dix-huit ans. Vladimir Poutine a été réélu pour la quatrième fois et il est au pouvoir depuis dix-huit ans. À cette occasion, il nous a semblé opportun de considérer attentivement ces dernières élections et surtout les tendances autour d’elles qui peuvent caractériser l’état actuel de la société russe.
Lors de la dernière élection présidentielle et pour la première fois, des électeurs nés sous le règne de Poutine ont pu voter pour le président, puisqu’ils venaient d’atteindre l’âge de dix-huit ans [1]. Le 17 mai 2018, en effet, Validimir Poutine a été une nouvelle fois intronisé comme président de la Fédération de Russie. C’est la quatrième fois qu’il occupe ce mandat. En tenant compte des quatre années passées au poste de Premier ministre, Poutine est au pouvoir depuis déjà dix-huit ans. Et il est probable qu’il reste au Kremlin jusqu’en 2024 au moins. Le moment est dès lors opportun pour considérer attentivement ces dernières élections et surtout, les tendances autour d’elles, qui peuvent caractériser l’état actuel de la société russe.
« Voterez-vous pour Poutine ce dimanche ? » Telle est la question que l’institutrice (souvent surnommée nounou en russe) de l’école maternelle de la ville d’Oryol posait à chaque parent qui venait chercher ses enfants pour les ramener à la maison. Cet échange se passait quelques jours à peine avant le vote. L’objectif principal de cette question n’était pas de faire campagne pour le président en place. Pour beaucoup en Russie, il est le choix le plus évident, voire le seul à pouvoir endosser la fonction de chef de l’État. Et personne ne doutait sérieusement de ses chances de gagner l’élection présidentielle.
L’objectif était de motiver les parents à sortir de chez eux et d’aller voter. Et cette employée de l’école maternelle n’était pas la seule, et de loin, à agir de la sorte. Une enseignante de l’école secondaire, par exemple, poussa la logique bien plus loin. Quelques jours avant le vote, elle distribua de petits avis à tous les élèves de sa classe, et demanda aux enfants d’amener ces morceaux de papier à leurs parents. L’avis disait que tous les parents étaient aimablement invités à participer à l’élection présidentielle et qu’il était préférable qu’ils s’exécutent avant midi. Mieux encore, il était suggéré aux parents d’appeler l’enseignante sur son téléphone portable et de l’informer qu’ils avaient bien rempli leur devoir civique juste après avoir glissé leur bulletin dans l’urne.
Afin de donner une atmosphère festive aux élections, les écoles d’Oryol, comme de partout ailleurs en Russie, ont organisé des concerts d’enfants, dont le programme comportait de nombreuses chansons patriotiques au sujet de la Seconde Guerre mondiale. La logique de cette programmation était limpide : les enfants fréquentent habituellement les écoles proches de leur habitation et le bâtiment scolaire sert aussi, dans beaucoup de cas, de bureaux de vote dans lequel parents et grands-parents sont enregistrés. Pour emmener les enfants au concert du jour des élections et les ramener ensuite à la maison, quelques membres adultes de la famille sont indispensables. Plus encore, des proches vivant à proximité peuvent également être motivés à venir pour admirer la performance de leur progéniture. Et puisqu’ils sont de toute façon sur place, ils s’arrêtent le temps de voter.
La plupart des entreprises publiques ont également poussé leurs employés à voter. Certaines d’entre elles ont essayé d’être créatives et ont organisé… des compétitions de selfies. Les membres du personnel étaient ainsi invités à soumettre des photos d’eux-mêmes devant le bureau de vote. Le département qui fournirait le plus de selfies de leurs employés gagnerait un prix. D’autres usines et divers organismes publics et municipaux ont utilisé des méthodes plus anciennes. Par exemple, ils ont simplement organisé un départ en bus, amenant tout le monde sur les lieux de vote. Toutes ces initiatives ont amené un électeur libéral à me déclarer, lors d’un court entretien à l’extérieur du bureau de vote à Moscou : « Ce n’est pas tout à fait [le régime] d’Hitler, mais celui de Mussolini, ce l’est à coup sûr ! ». Ce commentaire illustre l’impression largement partagée par ce groupe d’électeurs d’assister à un rétrécissement continuel de l’espace démocratique.
Les étudiants universitaires ont eux
aussi été forcés de participer. Certains médias indépendants tels que le site web Meduza.io ont ainsi rapporté que certains professeurs d’université ont exigé de tous leurs étudiants qu’ils apportent lors de leur examen un formulaire spécial indiquant qu’ils étaient autorisés à voter dans n’importe quel bureau de vote, au lieu de celui où ils étaient enregistrés. L’explication tient dans le fait que de nombreux étudiants vivent dans des dortoirs universitaires, mais sont encore officiellement résidents au domicile de leurs parents. De ce fait, ils devaient normalement voyager pour voter. Dans l’un des cas rapporté par Meduza.io, une professeure a laissé entendre dans ses instructions que dans le cas où l’étudiant ne serait pas en mesure d’apporter le formulaire du bureau de vote, il ou elle pourrait rencontrer des difficultés à réussir l’examen !
D’autres étudiants ont montré aux journalistes des messages écrits et envoyés par leurs camarades dirigeants de groupes d’étudiants les priant de voter. Typiquement, le message indique que le doyen de la faculté et les autres responsables de l’université attendront jusqu’à midi dans un bureau de vote près des dortoirs de l’université pour voir combien d’étudiants sont venus voter. « Tu peux voter pour qui tu veux. Même le vote blanc fera l’affaire. Viens juste ! »
La prévisibilité des résultats et l’apathie politique cultivée par le régime politique actuel ont découragé les gens de voter. Beaucoup se sont demandé silencieusement : « Pourquoi prendre le temps dimanche si le résultat est clair et que rien ne changera ? » Mais si disons seulement 30% des électeurs étaient venus voter pour Poutine, cela aurait bien sûr ressemblé à une critique indirecte. Cela aurait pu devenir un argument entre les mains des opposants politiques nationaux et au regard des critiques de l’Occident. Pour éviter un tel résultat, les autorités locales de toute la Russie ont reçu un ordre informel, mais clair de Moscou : chaque région devait garantir au moins 70% de participation et au moins 70% d’entre elles devaient soutenir Poutine. Cet ordre n’était pas très secret et a été largement discuté en Russie.
Le deuxième 70%, celui qui concerne le nombre d’électeurs soutenant Poutine, n’était en réalité pas la principale préoccupation. Faire en sorte que les gens viennent au bureau de vote et votent effectivement, là était le vrai défi. Et cela explique pourquoi tous les appareils d’État, y compris les écoles et les universités, ont été impliqués dans le mouvement visant à entrainer les gens vers les isoloirs. Et dans un certain nombre de cas, les responsables électoraux des bureaux de vote ont finalement opté pour la solution de jeter un paquet de bulletins dans l’urne. Certains de ces incidents ont été capturés sur les bandes-vidéo des caméras de sécurité.
« Je n’ai pas grand-chose à dire. Toutes les mamies qui ont voté à la maison ont réellement soutenu Poutine, parce qu’elles ont toutes peur de la guerre nucléaire avec les États-Unis et croient que seul Poutine peut l’arrêter. » Tels sont les propos d’une observatrice du scrutin russe et réalisatrice de documentaires, lorsque je lui ai demandé une entrevue au lendemain de l’élection. Le jour du scrutin, elle a pris sa caméra et s’est rendue dans une ville près de Moscou pour observer le vote, y compris le processus de vote à domicile qui est disponible pour les personnes âgées et handicapées.
Ce jour-là, elle a pu clairement constater que beaucoup de personnes âgées qui vivent dans un isolement presque complet reçoivent la plupart des informations sur le monde extérieur via un écran de télévision. Et les chaines publiques russes justifient constamment les politiques du régime actuel, y compris les montants très modestes des retraites et les autres difficultés auxquelles les citoyens doivent faire face dans leur vie quotidienne, en disant que « l’Occident est pourri » (Загнивающий Запад) et essaie de lancer une campagne contre la Russie. En fait, les autorités russes sont revenues dans une large mesure aux sujets et au langage de la propagande soviétique.
L’autre raison commune mentionnée par les gens pour justifier le vote en faveur de Poutine est la crainte du retour des années 1990 qui furent en effet une époque de sérieuse instabilité. L’Union Soviétique venait de s’effondrer, beaucoup de gens étaient au chômage, les magasins étaient vides, tandis que les retraités et les employés du secteur public faisaient face à des retards dans le paiement des retraites et des salaires durant plusieurs mois. « J’ai dû voyager cinq heures vers Moscou pour acheter des saucisses et d’autres produits alimentaires pour ma famille », m’a ainsi confié l’une des militants que j’ai rencontrée au bureau de campagne de Poutine à Orel. « Je ne veux pas que ces jours reviennent », a-t-elle ajouté.
Une étude récente de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement a montré que les années 1990 ont eu un impact dévastateur sur le bien-être des populations dans l’ex-URSS. En conséquence, les enfants qui sont nés au début de cette décennie sont en moyenne un centimètre plus petits que ceux qui sont nés juste avant ou après [2] ! Habituellement, seule la guerre ou la famine ont un tel impact sur la population.
Le régime de Poutine comprend et cultive la peur de l’instabilité et de la menace extérieure qui marque profondément une population en réalité traumatisée par cette époque. Et jusqu’ici, cette technique a fonctionné avec une efficacité remarquable.
[1] En mars 2018, l’auteur a été envoyé en Russie couvrir les élections présidentielles pour la radio publique lettonne.
[2] ERBD, Transition report 2016-2017, p. 74-75.