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Une trilogie de la crise grecque

Numéro 9 Septembre 2012 par Paul Palsterman

septembre 2012

Mon­sieur Atha­nase Kora­si­dis, Vous êtes chi­rur­gien à la cli­nique pri­vée « Sainte-Laure ». Vous avez par­mi vos pos­ses­sions une vil­la de deux étages avec pis­cine à Eka­li [ban­lieue chic au nord d’Athènes], une mai­son de cam­pagne à Paros [ile des Cyclades], un bateau à moteur rapide et une col­lec­tion de tableaux d’une valeur de cen­taine de mil­liers d’euros. Par ailleurs, vous […]

Mon­sieur Atha­nase Korasidis,

Vous êtes chi­rur­gien à la cli­nique pri­vée « Sainte-Laure ». Vous avez par­mi vos pos­ses­sions une vil­la de deux étages avec pis­cine à Eka­li [ban­lieue chic au nord d’Athènes], une mai­son de cam­pagne à Paros [ile des Cyclades], un bateau à moteur rapide et une col­lec­tion de tableaux d’une valeur de cen­taine de mil­liers d’euros. Par ailleurs, vous avez deux filles, que vous faites étu­dier à l’étranger.

Vous décla­rez à l’administration des contri­bu­tions un reve­nu net impo­sable de 50.000 euros. Selon mes cal­culs, votre impôt annuel devrait en réa­li­té s’élever à une somme de 200.000 à 250.000 euros.

Je vous prie de payer à votre bureau de recettes des contri­bu­tions, dans un délai de cinq jours, l’impôt de 200000 euros qui vous échoit.

À défaut de quoi, votre vie risque de connaitre son achè­ve­ment, pour apu­re­ment dudit compte.

Le rece­veur natio­nal des contributions.

Cette lettre a été retrou­vée dans les papiers d’un chi­rur­gien retrou­vé mort empoi­son­né à la cigüe, au pied d’une stèle du site antique du Céra­mique, à Athènes ; son texte est par ailleurs dif­fu­sé sur Inter­net. La lettre était accom­pa­gnée d’un extrait de Pla­ton, racon­tant la mort de Socrate qui, comme on sait, fut empoi­son­né par le même poi­son ; le texte ori­gi­nal de Pla­ton était accom­pa­gné d’une tra­duc­tion en grec moderne, dont une obser­va­trice atten­tive de la police a remar­qué qu’elle datait de la fin du XIXe siècle, et était elle-même un peu sur­an­née. Une mise en scène sem­blable se retrouve suc­ces­si­ve­ment dans la mort d’autres frau­deurs du fisc ou de com­bi­nards enri­chis grâce à divers passe-droits. On découvre aus­si que cer­tains frau­deurs ayant reçu une lettre du même type ont bel et bien sui­vi les ins­truc­tions, et payé leur dû aux impôts. Les médias s’emparent de l’affaire, et une par­tie de l’opinion publique fait du « rece­veur natio­nal des contri­bu­tions » un héros natio­nal — des mani­fes­ta­tions en son hon­neur sont orga­ni­sées en face du Par­le­ment, à côté de celles des syn­di­cats et des asso­cia­tions de pensionnés.

Telle est la trame d’un des nou­veaux romans de l’écrivain grec Petros Mar­ka­ris1, qui s’est fait connaitre depuis quelques années comme auteur de romans poli­ciers, après avoir été, notam­ment, scé­na­riste de plu­sieurs films de Theo Ange­lo­pou­los, et qui est connu aus­si dans son pays comme chro­ni­queur et com­men­ta­teur politique.

Le titre du livre, « περαιωση » (Per­aio­si), qui cor­res­pond à la menace adres­sée aux des­ti­na­taires des lettres du meur­trier, signi­fiait dans le texte de Pla­ton qui accom­pa­gnait ces lettres, l’achèvement de la vie, le pas­sage dans l’autre monde. Dans le lan­gage moderne cou­rant, il signi­fie l’achèvement d’une besogne, l’apurement d’une dette, le décompte final, et peut être uti­li­sé aus­si pour le « pas­sage » d’une situa­tion dif­fi­cile, comme une mala­die… ou une crise éco­no­mique. Mais sur­tout, il est uti­li­sé offi­ciel­le­ment pour une pro­cé­dure fis­cale, entre la tran­sac­tion et l’amnistie, qui per­met aux contri­buables de se libé­rer d’une dette d’impôts en payant une somme forfaitaire.

Contrai­re­ment à ce que pour­rait lais­ser croire cette entrée en matière, les romans de Mar­ka­ris ne com­prennent point de sus­pense hale­tant, de mys­tères abra­ca­da­brants ou d’exploits tech­no­lo­giques épous­tou­flants. L’enquête pro­gresse comme pro­gressent sans doute les vraies enquêtes poli­cières, sous les yeux du lec­teur, gui­dé par le nar­ra­teur et per­son­nage prin­ci­pal, le com­mis­saire Kostas Cha­ri­tos, chef de la bri­gade cri­mi­nelle de la sureté de l’Attique.

Les ama­teurs du genre appré­cie­ront la gale­rie de por­traits ali­gnés au fil des romans : le com­mis­saire Cha­ri­tos lui-même, son épouse Adria­ni, sa fille Kate­ri­na, son gendre Pha­nis (qui est par ailleurs son car­dio­logue), les parents pro­vin­ciaux de celui-ci, son chef Nikos Gki­kas, ses adjoints Vla­so­pou­los et Der­mit­za­kis, le méde­cin-légiste Sta­vro­pou­los, le mili­tant com­mu­niste Lam­bros Zis­sis, et bien d’autres. Si on se limite au com­mis­saire, il est né « dans un vil­lage de Konit­sa », en Epire (autre­ment dit dans le bled), mais n’y a plus jamais remis les pieds et est désor­mais pro­fon­dé­ment ancré dans l’agglomération d’Athènes (entre autres rai­sons parce qu’il serait hau­te­ment ris­qué de s’aventurer au-delà dans sa Fiat Mira­fio­ri de plus de qua­rante ans). Son père était un bri­ga­dier de gen­dar­me­rie qui a com­bat­tu « les éamo­bul­gares » (autre­ment dit les maqui­sards com­mu­nistes) pen­dant la guerre civile. Il a com­men­cé sa car­rière sous « la junte » (la dic­ta­ture des colo­nels) et s’est retrou­vé à devoir par­ti­ci­per à l’«interrogatoire » de mili­tants de gauche — notam­ment Zis­sis, qui est deve­nu son ami. Il râle sur le fait qu’Athènes « est enva­hie par les Alba­nais », que les rues com­mer­çantes du centre-ville sont en pié­ton­nier, que les fast­foods rem­placent les échoppes tra­di­tion­nelles. Il est gour­mand, avec une pas­sion pour les bro­chettes et pour la cui­sine de sa femme, mais aus­si pour celle des res­tau­rants d’Istanbul, y com­pris les pâtis­se­ries : les livres de Petros Mar­ka­ris pour­raient ser­vir de guide, ou à tout le moins de cata­logue de la cui­sine gré­co-turque. Tout comme ils pour­raient ser­vir de guide alter­na­tif d’Athènes, car le com­mis­saire a la manie, lorsqu’il se déplace d’un bout à l’autre de sa ville, d’exposer en détail l’itinéraire qu’il prend pour essayer (géné­ra­le­ment en vain) d’éviter les embou­teillages. Une autre de ses manies, lorsqu’il est per­plexe ou a besoin de se chan­ger les idées, est de se plon­ger dans les dic­tion­naires. En pré­ci­sant que les meilleurs dic­tion­naires du grec moderne ne limitent pas leurs réfé­rences aux « bons auteurs » des deux ou trois der­niers siècles, mais n’hésitent pas à remon­ter à l’Iliade, citent les phi­lo­sophes et les his­to­riens antiques, puisent dans les chan­sons de geste du Moyen Âge byzan­tin, les chan­sons et contes popu­laires tra­di­tion­nels, les textes litur­giques et théo­lo­giques, bref offrent un conden­sé d’une culture mul­ti­mil­lé­naire qui a évo­lué sans vraie solu­tion de conti­nui­té. Ce qui ne signi­fie pas qu’ils éclairent le com­mis­saire sur les phé­no­mènes qu’il a sous les yeux, tant la vie contem­po­raine est déconcertante.

Il ne faut pas s’y trom­per : cet arrière-plan petit-bour­geois, voire « beauf », n’est qu’un trompe‑l’œil lit­té­raire. Il veut sim­ple­ment per­sua­der le lec­teur que le nar­ra­teur n’est pas un gau­chiste pro­fes­sion­nel qui voit le monde à tra­vers des grilles de lec­ture toutes faites. Mais le com­mis­saire n’est fina­le­ment que la camé­ra qui per­met au lec­teur de per­ce­voir la réa­li­té telle que la voit l’auteur lui-même. Et les valeurs de ce der­nier ne font pas le moindre doute.

Ses enne­mis sont ceux qui s’enrichissent au détri­ment de l’intérêt public, même s’ils s’affublent d’oripeaux de gauche (sous pré­texte de réta­blir un cer­tain équi­libre à la suite des décen­nies de ver­rouillage de la fonc­tion publique par la droite et l’extrême droite, les par­tis gou­ver­ne­men­taux de gauche ont offert à cer­tains de leurs affi­dés de très, très belles car­rières!). D’ailleurs, indé­pen­dam­ment même de l’origine de la richesse, il n’aime pas ceux qui en font éta­lage à la face des pauvres. Il n’aime pas ceux qui détruisent la nature en la rem­pla­çant par du béton, ce qui implique des arran­ge­ments avec les auto­ri­tés. Il méprise les chau­vins, et pas seule­ment les ner­vis au front bas du par­ti d’extrême droite « Aube Dorée », mais aus­si ceux qui intiment à un musi­cien de rue l’ordre de jouer du Theo­do­ra­kis plu­tôt que du Mozart. Il se rend compte des pro­blèmes que peut repré­sen­ter l’immigration non contrô­lée, mais prend réso­lu­ment le par­ti des immi­grés contre ceux qui les méprisent ou les exploitent. La fille du com­mis­saire, après de brillantes études de droit, se spé­cia­lise dans la défense des deman­deurs d’asile ; son gendre méde­cin refuse d’abandonner le sys­tème de san­té public, tout en refu­sant aus­si les « enve­loppes » qui le gan­grènent. Si ce ne sont pas des valeurs de gauche, alors qu’est-ce qui est de gauche ? Le com­mis­saire se déclare volon­tiers per­plexe et désa­bu­sé, et la tona­li­té géné­rale des livres n’est pas mili­tante, mais elle n’est pas non plus glauque ni déses­pé­rante. Il n’y a pas de solu­tions toutes faites, mais il y a des valeurs. Il n’y a pas de lumière unique au bout du tun­nel, mais celui-ci n’est tout de même pas dans une obs­cu­ri­té complète.

Les livres de Mar­ka­ris décrivent, sans doute beau­coup mieux que ce qu’on peut lire dans les jour­naux ou dans les études éco­no­miques, la réa­li­té contem­po­raine de la Grèce. Ils mettent des exemples concrets sur les maux qui agitent le pays, et qui sont, au moins en par­tie, res­pon­sables de la situa­tion catas­tro­phique où il se trouve. On ne peut d’ailleurs pas se trom­per sur ce que pense l’auteur de la situa­tion. Dans un roman qui déclare par­ler de la crise, on ne pou­vait pas ne pas évo­quer l’Union euro­péenne, le FMI, la Troï­ka, Ange­la Mer­kel. Mais jus­te­ment, le com­mis­saire lui-même ne sait trop que pen­ser. Et, dans le roman, l’analyse para­noïaque (mais assez répan­due dans les dis­cours, d’extrême gauche comme d’extrême droite), qui voit dans la poli­tique de l’Europe le résul­tat d’un com­plot alle­mand visant à se ven­ger de la défaite de la Seconde Guerre mon­diale, est mise dans la bouche d’un magouilleur, qui construit des vil­las dans des zones fores­tières déclas­sées en ter­rains rési­den­tiels après avoir été bru­lées par ses soins. Au total, le mes­sage est clair : c’est le pays qui doit se reprendre en mains, y com­pris et pour com­men­cer au niveau de ses valeurs morales.

Est-ce le der­nier mot ? Sans doute pas. Le temps vien­dra sans doute où un ou plu­sieurs intel­lec­tuels, grecs ou étran­gers, écri­vains, phi­lo­sophes ou socio­logues, pren­dront avec le recul néces­saire la pleine mesure de ce qui est en train de se pas­ser en Grèce et en Europe, et offri­ront les clés de lec­ture appro­priées. En ce qui me concerne, je serais ten­té de dire que Mar­ka­ris est trop sévère pour son pays et trop indul­gent pour l’Europe, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas actuel­le­ment domi­née par les valeurs qui le guident. Ou, si l’on pré­fère, l’Europe dans son ensemble peut faire son pro­fit des leçons qu’il veut don­ner à son pays. Mais en atten­dant, les livres de Mar­ka­ris, écrits pra­ti­que­ment le nez sur l’évènement, nous ren­voient l’image d’un pays qui, comme toute l’Europe, cherche à retrou­ver ses repères.

  1. Voir Paul Pal­ster­man, « La crise grecque », La Revue nou­velle, octobre 2010.

Paul Palsterman


Auteur

juriste, secrétaire régional bruxellois de la CSC et président en exercice de Brupartners, le Conseil économique et social bruxellois, paul.palsterman@acv-csc.be