Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Une société sans notes à l’école

Numéro 6 - 2016 par Thomas Michiels

octobre 2016

Une socié­té sans notes serait-elle plus épa­nouis­sante, plus juste ou plus effi­cace ? Si l’école pri­vi­lé­gie les éva­lua­tions for­ma­tives et encou­rage les pra­tiques coopé­ra­tives, elle pour­rait renon­cer à des clas­si­fi­ca­tions humi­liantes qui sont des outils de sélec­tion pré­coce. Elle serait por­teuse d’un poten­tiel de trans­for­ma­tion, celui d’amener une autre idée du col­lec­tif et de la réus­site d’une personne.

Expri­mée sous forme de chiffre, lettre ou code en cou­leur, la note est depuis long­temps cou­tu­mière de nos sys­tèmes sco­laires. Cette habi­tude jésui­tique est si pré­sente qu’elle résume pour beau­coup toute forme pos­sible d’évaluation sco­laire — ce qui révèle aus­si bien une mécon­nais­sance de l’histoire de cette ins­ti­tu­tion qu’une igno­rance des expé­riences édu­ca­tives exis­tantes. Soit, la socio­lo­gie nous apprend que la résis­tance aux écoles sans notes tient autant au poids de l’habitude qu’au confort que leur com­mu­ni­ca­tion pro­cure1. Ima­gi­nons un ins­tant pour­tant que nos socié­tés aient été capables de pas­ser outre ces motifs. À quoi res­sem­ble­rait fina­le­ment une socié­té sans notes à l’école ? Celle-ci serait-elle dif­fé­rente, plus épa­nouis­sante, juste ou efficace ?

Une école sans note n’est pas si dif­fé­rente d’une école qui les uti­lise. Ce qui la dis­tingue, c’est, d’une part, le choix de pri­vi­lé­gier les éva­lua­tions for­ma­tives et par acquis d’apprentissage et, de l’autre, d’encourager davan­tage les pra­tiques coopé­ra­tives et de mise en confiance. L’évaluation s’intègre ici aux pro­ces­sus d’apprentissage, elle en assure le sui­vi par la détec­tion et la remé­dia­tion des dif­fi­cul­tés ; l’organisation du tra­vail, quant à elle, fait l’objet d’activités com­munes, visant l’expression, l’entraide et la contri­bu­tion de cha­cun aux fins col­lec­tives. Cette forme de péda­go­gie s’appuie le plus sou­vent sur l’emploi d’une fiche indi­vi­dua­li­sée four­nie aux élèves et à leurs parents, qui indique par tâches ou matières un ensemble de com­pé­tences, savoir-faire et savoirs à acqué­rir. Chaque objec­tif fait l’objet d’un com­men­taire per­son­na­li­sé et d’une appré­cia­tion géné­rique (par exemple : non mai­tri­sé, à revoir, à ren­for­cer, mai­tri­sé). Le but est d’éviter l’aspect intrin­sè­que­ment com­pa­ra­tif et aveu­glant du chiffre ou du grade en concen­trant l’attention sur la diver­si­té des qua­li­tés exa­mi­nées. En ne résu­mant pas l’effort à la note, la fiche indi­vi­dua­li­sée per­met plus aisé­ment de poin­ter les dif­fi­cul­tés et qua­li­tés d’une per­sonne. En affi­nant par ailleurs l’analyse des dif­fi­cul­tés, on rend aus­si pos­sible la pour­suite d’une remé­dia­tion et de tra­vaux mieux ciblés sur ces dernières.

Cette approche est-elle plus laxiste ?

Elle peut en réa­li­té s’avérer exi­geante, car si les acquis tes­tés répondent essen­tiel­le­ment à une logique de seuils, chaque élève doit être cepen­dant ame­né à se les appro­prier dans leur tota­li­té. Au-delà des acquis de base, notons que cette entre­prise n’exclut pas le dépas­se­ment pos­sible des élèves : soit par l’incitation à mener des recherches com­plé­men­taires sur un sujet déjà mai­tri­sé ; soit à mettre sa mai­trise au ser­vice d’autres élèves en difficultés.

Cette approche mène-t-elle à… une société d’incultes ou d’incompétents ?

Une socié­té basée sur ce seul res­sort péda­go­gique pour­rait-elle assu­rer effi­ca­ce­ment et de façon cri­tique l’intégration de sa jeu­nesse ? La note est sou­vent per­çue comme un moteur de la trans­mis­sion cultu­relle qui assure par exten­sion l’intégration socio­pro­fes­sion­nelle des jeunes diplô­més. Sans notes, com­ment moti­ver en effet les élèves, for­cer leur allé­geance et impli­ca­tion dans le tra­vail sco­laire, ou même leur signa­ler par un indi­ca­teur acces­sible qu’ils sont en dif­fi­cul­té ? Faute de carotte et de bâton, il est à craindre que l’école ne par­vienne plus à rem­plir sa mis­sion d’acculturation, en par­ti­cu­lier auprès des élèves les plus à dis­tance de la culture sco­laire. Il en résul­te­rait pour être polé­mique une socié­té d’incultes et d’incompétents.

Adhé­rer à cette objec­tion, c’est limi­ter sa com­pré­hen­sion des écoles sans notes à leur for­mu­la­tion stric­te­ment néga­tive. En par­lant d’évaluation par acquis d’apprentissage et de sui­vi per­son­na­li­sé, on répond ain­si déjà par­tiel­le­ment à cette cri­tique. Rompre avec les nota­tions, ce n’est pas sous­crire immé­dia­te­ment à une péda­go­gie liber­taire lais­sant les enfants libres d’apprendre ce qu’ils sou­haitent, quand ils le sou­haitent. C’est seule­ment pri­vi­lé­gier des pra­tiques plus per­son­na­li­santes et inclu­sives dans leurs prin­cipes. On peut pen­ser qu’elles vont rompre avec une sti­mu­la­tion liée au désir d’obtenir les meilleures notes, et qu’elles for­ce­ront à revoir les fac­teurs de moti­va­tion des élèves (nous y revien­drons plus loin). Mais parce que cette rup­ture implique d’en finir avec une cer­taine forme d’instrumentalisation des savoirs, on pour­rait tout aus­si bien consi­dé­rer qu’une école sans notes donne davan­tage à appré­cier des objets cultu­rels pour eux-mêmes et notam­ment à se les appro­prier de façon cri­tique. Cette dis­tance cri­tique envers les savoirs dépend bien sûr de choix péda­go­giques plus larges. Atté­nuer l’aspect pure­ment uti­li­taire de l’étude nous semble pour­tant en faire partie.

Cette approche mène-t-elle à… une société sans qualifications ?

Si l’absence de notes n’empêche donc pas l’intégration cultu­relle de la jeu­nesse, elle inter­roge cepen­dant la capa­ci­té de notre uto­pie à sélec­tion­ner, orien­ter et cer­ti­fier les élèves. Tant qu’une socié­té arti­cu­le­ra autant que la nôtre l’intégration socio­pro­fes­sion­nelle aux diplômes et « qua­li­fi­ca­tions2 », tant que cer­taines orien­ta­tions ou oppor­tu­ni­tés seront déter­mi­nées par le niveau d’excellence d’une sco­la­ri­té (voire de l’excellence de l’école), la note conser­ve­ra sa fonc­tion à dis­tin­guer et hié­rar­chi­ser les publics sco­laires. Com­ment répondre à cette fonc­tion dans une socié­té sans notes à l’école ?

L’usage ne fait pas la légi­ti­mi­té d’une pra­tique. En l’occurrence, cette emprise exces­sive des notes et diplômes sur les par­cours de vie des per­sonnes consti­tue une source d’inégalités sociales dénon­cée aujourd’hui par de nom­breux cher­cheurs. De même, faut-il res­ter pru­dent sur une orien­ta­tion et une sélec­tion des élèves qui peuvent aus­si bien ser­vir leur déve­lop­pe­ment que leur humi­lia­tion et exclu­sion pré­coces. Le pro­blème de la note en la matière est qu’elle per­met par exemple de cer­ti­fier un élève obte­nant 12 sur 20 lors d’une épreuve, en igno­rant cer­taines de ses dif­fi­cul­tés per­sis­tantes. Non seule­ment, l’évaluation par acquis d’apprentissage n’interdit pas la cer­ti­fi­ca­tion des élèves. Il suf­fit pour s’en convaincre de men­tion­ner cer­taines écoles sans notes dont les titres déli­vrés sont actuel­le­ment recon­nus par les pou­voirs publics. Mais en basant la cer­ti­fi­ca­tion sur un seuil d’acquis mai­tri­sés, celle-ci peut éga­le­ment confé­rer une valeur plus objec­tive et égale à ces titres.

Dans la mesure où elle conserve une lisi­bi­li­té, l’évaluation for­ma­tive pour­rait, par ailleurs, mieux satis­faire l’identification des qua­li­tés sin­gu­lières des élèves, et leur per­fec­tion­ne­ment pos­sible dans des choix d’orientation qui suivent ou pro­longent le cur­sus com­mun. Une démarche de mise en confiance et de valo­ri­sa­tion des acquis de l’élève, au même titre qu’un tronc com­mun réel­le­ment poly­tech­nique, contri­bue­raient de sur­croit à faire de l’orientation un choix posi­tif qui émane de l’élève, et non une consé­quence directe de ses échecs. À l’évidence, ce chan­ge­ment péda­go­gique repré­sen­te­rait un cout (humain et finan­cier) ini­tial plus éle­vé, notam­ment en matière de for­ma­tion des maitres. Mais ce point ne consti­tue pas une objec­tion intrin­sèque aux écoles sans notes. Ce cout sup­plé­men­taire pour­ra se résor­ber au fil du temps, à mesure que vien­dra l’habitude. Ajou­tons que la majo­ri­té des plaintes qui portent actuel­le­ment sur la dif­fi­cile mise en œuvre de ces classes non notées témoigne en fait de la coexis­tence ins­ti­tu­tion­nelle de plu­sieurs logiques éva­lua­tives. Une option de com­pro­mis poli­tique qui n’aura plus sa place dans notre uto­pie. Il n’y a donc pas de rai­son de croire qu’une école sans notes ne puisse répondre de ces fonc­tions néces­saires à l’intégration socio­cul­tu­relle des élèves — une inté­gra­tion d’autant plus cri­tique d’ailleurs qu’elle libère l’acte de recherche de la pres­sion ou de l’intérêt de la note.

Cette approche mène-t-elle à… une société d’individus oisifs ou frustrés ?

Cer­tains parents et ensei­gnants estiment que la note revêt des effets dis­ci­pli­naires et inci­ta­tifs indis­pen­sables. Tan­tôt, elle joue­rait par exemple le rôle de « coup de pied aux fesses » rédemp­teur ; tan­tôt, elle révè­le­rait une ten­dance pri­maire à vou­loir se com­pa­rer, entrer en com­pé­ti­tion et déter­mi­ner sa valeur en vis-à-vis de celle des autres. De là cette néces­si­té vitale pour l’école de sou­te­nir la nota­tion des élèves, et en par­ti­cu­lier celle qui inclut des clas­se­ments ou des grades.

En soi, cette vision rela­tion­nelle de l’être humain n’est pas intrin­sè­que­ment fausse. Un dis­cours anthro­po­lo­gique comme celui que pré­sentent notam­ment les théo­ries de la recon­nais­sance donne un fon­de­ment nor­ma­tif à ce type d’argument. Cepen­dant, il y a un carac­tère réduc­teur à rabattre le déve­lop­pe­ment moral de soi à cet aspect contri­bu­tif et à jus­ti­fier par ce biais les nota­tions. Non seule­ment, le sou­ci de voir sa contri­bu­tion recon­nue ne doit pas néces­sai­re­ment prendre des accents com­pé­ti­tifs et exclu­sifs. En outre, faire dépendre la recon­nais­sance d’une note, c’est voi­ler la com­plexi­té des situa­tions d’apprentissage et, par exemple, la pos­si­bi­li­té de féli­ci­ter l’élève sur des pro­grès que ne recouvre pas cette note. Enfin, le besoin de recon­nais­sance est poly­sé­mique et touche notam­ment à l’attention que l’on porte à ses attentes affec­tives, au fait d’être trai­té comme un égal, ou comme un être auto­nome3. Au sein de la classe, le déve­lop­pe­ment moral du jeune est ain­si tout aus­si tri­bu­taire de l’effort récom­pen­sé, que d’un cli­mat favo­ri­sant le bien-être et l’expression bien­veillante de cha­cun. La note ne satis­fait donc que très par­tiel­le­ment un appé­tit humain essen­tiel, et celui-ci pour­rait davan­tage être ali­men­té par un sui­vi indi­vi­dua­li­sé ain­si que des formes de péda­go­gies plus coopé­ra­tives. Comme en témoignent par exemple les notions d’attentes légi­times chez John Rawls et d’estime sociale chez Axel Hon­neth, qui s’intègrent toutes deux à un modèle de réci­pro­ci­té et de coopé­ra­tion sociale.

En délais­sant les notes, aban­don­nons-nous néan­moins un inci­tant sco­laire majeur ? Pour de nom­breux cher­cheurs, il existe en réa­li­té trois grands types de moti­va­tion en édu­ca­tion : celle qui découle du besoin d’accomplissement, celle qui s’origine dans le carac­tère ludique et plai­sant des appren­tis­sages, et celle enfin qui touche au besoin d’appartenance ou d’affiliation. Cer­tains diront peut-être que la note les recouvre. C’est igno­rer que si celle-ci « sti­mule cer­tains élèves, elle en démo­tive beau­coup d’autres et leur cause de l’anxiété4 ». En rap­por­tant l’appartenance, le plai­sir et l’accomplissement à une note ou à un niveau de réus­site asso­cié, on fait un usage plus arti­fi­ciel de ces fac­teurs moti­va­tion­nels, et on en prive sur­tout les vain­cus du sys­tème. À l’inverse, parce qu’elle pri­vi­lé­gie une éva­lua­tion interne aux appren­tis­sages, un tra­vail col­la­bo­ra­tif et une démarche de mise en confiance, notre uto­pie pour­rait plus lar­ge­ment et dura­ble­ment les inclure en son sein.

Une telle approche mène-t-elle à… une société inique ?

Admet­tons que notre uto­pie pro­duise aus­si peu (si pas moins) d’individus incultes, incom­pé­tents, oisifs ou frus­trés. Aurait-on fina­le­ment l’audace de l’assimiler à une socié­té juste ? Sans se leur­rer sur la pleine capa­ci­té d’une école sans notes à modi­fier notre monde social, celle-ci peut néan­moins sou­mettre plus de résis­tances au ren­for­ce­ment des inéga­li­tés sociales et cultu­relles. D’un point de vue rela­tion­nel, l’absence de clas­si­fi­ca­tion et de com­pé­ti­tion orga­ni­sée limite le stress des épreuves, ain­si que les pos­si­bi­li­tés de rabais­se­ment et d’humiliation atta­chées aux posi­tions faibles5. La valo­ri­sa­tion de soi, de son effort ou de ses capa­ci­tés n’est plus ici tri­bu­taire de sa posi­tion éle­vée dans une hié­rar­chie sco­laire qui, dans une dyna­mique éva­lua­tive nom­mée « constante macabre » (la divi­sion sys­té­ma­tique de la classe en trois groupes de niveaux — bons, moyens, mau­vais), cor­res­pond à un bien exclu­sif pure­ment dépen­dant du micro­cosme de la classe6. Au contraire, le choix d’une éva­lua­tion par acquis élé­men­taires mul­tiples assure des occa­sions accrues de déve­lop­per une confiance en ses capa­ci­tés. Ce qui est loin d’être sans effet sur les pos­si­bi­li­tés d’apprentissage des élèves.

D’un point de vue dis­tri­bu­tif, il est visible éga­le­ment que l’adhésion à notre uto­pie n’est pas dépour­vue de jus­ti­fi­ca­tions. Parce que la note peut nuire en grande par­tie à l’évaluation des poten­tia­li­tés des élèves, incar­ner un outil de sélec­tion pré­coce plu­tôt que d’intégration à une culture com­mune, ou un ins­tru­ment de diag­nos­tic aus­si peu pré­cis que décou­ra­geant, il n’y a aucune rai­son de la pré­fé­rer à notre uto­pie. À l’inverse, les péda­go­gies inclu­sives et per­son­na­li­sées que celle-ci pro­meut ser­vi­raient la trans­mis­sion et culture des « talents », en sou­te­nant davan­tage les élèves en dif­fi­cul­té ou moins en phase avec la culture sco­laire. Notre uto­pie n’abolira jamais tout risque d’orientation pré­coce, d’élitisme exclu­sif, de par­tia­li­té ou de mépris dans le juge­ment du maitre. Elle com­pli­que­ra pour­tant leur main­tien, en invi­tant à un autre cadre péda­go­gique. De même, sans viser le sta­tu­quo, une école sans notes porte en elle un poten­tiel trans­for­ma­teur : celui d’amener une autre idée de ce qui fait un col­lec­tif fonc­tion­nel, ou de ce qui fait la com­pé­tence et réus­site d’une per­sonne. Un ima­gi­naire plus prompt à inclure et per­mettre la mobi­li­té de chacun.

  1. Van de Ker­khove A., Libé­rons l’école des notes, Le Pom­mier, 2016, p. 62.
  2. Maillard F., La fabrique des diplô­més, Le bord de l’eau, 2015.
  3. Hon­neth A., La lutte pour la recon­nais­sance, Cerf, 2000.
  4. Viau R., La moti­va­tion en contexte sco­laire, De Boeck, 1994, p. 144.
  5. Merle P., L’élève humi­lié, PUF, 2005.
  6. Via­nin P., La moti­va­tion sco­laire. Com­ment sus­ci­ter le désir d’apprendre ?, De Boeck, 2006, p. 83.

Thomas Michiels


Auteur

docteur en philosophie, enseignant à l’UCL, formateur, chargé d’études à CGé (ChanGements pour l’égalité) qui est un mouvement sociopédagogique qui lutte pour plus d’égalité à l’école.