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Une société sans notes à l’école
Une société sans notes serait-elle plus épanouissante, plus juste ou plus efficace ? Si l’école privilégie les évaluations formatives et encourage les pratiques coopératives, elle pourrait renoncer à des classifications humiliantes qui sont des outils de sélection précoce. Elle serait porteuse d’un potentiel de transformation, celui d’amener une autre idée du collectif et de la réussite d’une personne.
Exprimée sous forme de chiffre, lettre ou code en couleur, la note est depuis longtemps coutumière de nos systèmes scolaires. Cette habitude jésuitique est si présente qu’elle résume pour beaucoup toute forme possible d’évaluation scolaire — ce qui révèle aussi bien une méconnaissance de l’histoire de cette institution qu’une ignorance des expériences éducatives existantes. Soit, la sociologie nous apprend que la résistance aux écoles sans notes tient autant au poids de l’habitude qu’au confort que leur communication procure1. Imaginons un instant pourtant que nos sociétés aient été capables de passer outre ces motifs. À quoi ressemblerait finalement une société sans notes à l’école ? Celle-ci serait-elle différente, plus épanouissante, juste ou efficace ?
Une école sans note n’est pas si différente d’une école qui les utilise. Ce qui la distingue, c’est, d’une part, le choix de privilégier les évaluations formatives et par acquis d’apprentissage et, de l’autre, d’encourager davantage les pratiques coopératives et de mise en confiance. L’évaluation s’intègre ici aux processus d’apprentissage, elle en assure le suivi par la détection et la remédiation des difficultés ; l’organisation du travail, quant à elle, fait l’objet d’activités communes, visant l’expression, l’entraide et la contribution de chacun aux fins collectives. Cette forme de pédagogie s’appuie le plus souvent sur l’emploi d’une fiche individualisée fournie aux élèves et à leurs parents, qui indique par tâches ou matières un ensemble de compétences, savoir-faire et savoirs à acquérir. Chaque objectif fait l’objet d’un commentaire personnalisé et d’une appréciation générique (par exemple : non maitrisé, à revoir, à renforcer, maitrisé). Le but est d’éviter l’aspect intrinsèquement comparatif et aveuglant du chiffre ou du grade en concentrant l’attention sur la diversité des qualités examinées. En ne résumant pas l’effort à la note, la fiche individualisée permet plus aisément de pointer les difficultés et qualités d’une personne. En affinant par ailleurs l’analyse des difficultés, on rend aussi possible la poursuite d’une remédiation et de travaux mieux ciblés sur ces dernières.
Cette approche est-elle plus laxiste ?
Elle peut en réalité s’avérer exigeante, car si les acquis testés répondent essentiellement à une logique de seuils, chaque élève doit être cependant amené à se les approprier dans leur totalité. Au-delà des acquis de base, notons que cette entreprise n’exclut pas le dépassement possible des élèves : soit par l’incitation à mener des recherches complémentaires sur un sujet déjà maitrisé ; soit à mettre sa maitrise au service d’autres élèves en difficultés.
Cette approche mène-t-elle à… une société d’incultes ou d’incompétents ?
Une société basée sur ce seul ressort pédagogique pourrait-elle assurer efficacement et de façon critique l’intégration de sa jeunesse ? La note est souvent perçue comme un moteur de la transmission culturelle qui assure par extension l’intégration socioprofessionnelle des jeunes diplômés. Sans notes, comment motiver en effet les élèves, forcer leur allégeance et implication dans le travail scolaire, ou même leur signaler par un indicateur accessible qu’ils sont en difficulté ? Faute de carotte et de bâton, il est à craindre que l’école ne parvienne plus à remplir sa mission d’acculturation, en particulier auprès des élèves les plus à distance de la culture scolaire. Il en résulterait pour être polémique une société d’incultes et d’incompétents.
Adhérer à cette objection, c’est limiter sa compréhension des écoles sans notes à leur formulation strictement négative. En parlant d’évaluation par acquis d’apprentissage et de suivi personnalisé, on répond ainsi déjà partiellement à cette critique. Rompre avec les notations, ce n’est pas souscrire immédiatement à une pédagogie libertaire laissant les enfants libres d’apprendre ce qu’ils souhaitent, quand ils le souhaitent. C’est seulement privilégier des pratiques plus personnalisantes et inclusives dans leurs principes. On peut penser qu’elles vont rompre avec une stimulation liée au désir d’obtenir les meilleures notes, et qu’elles forceront à revoir les facteurs de motivation des élèves (nous y reviendrons plus loin). Mais parce que cette rupture implique d’en finir avec une certaine forme d’instrumentalisation des savoirs, on pourrait tout aussi bien considérer qu’une école sans notes donne davantage à apprécier des objets culturels pour eux-mêmes et notamment à se les approprier de façon critique. Cette distance critique envers les savoirs dépend bien sûr de choix pédagogiques plus larges. Atténuer l’aspect purement utilitaire de l’étude nous semble pourtant en faire partie.
Cette approche mène-t-elle à… une société sans qualifications ?
Si l’absence de notes n’empêche donc pas l’intégration culturelle de la jeunesse, elle interroge cependant la capacité de notre utopie à sélectionner, orienter et certifier les élèves. Tant qu’une société articulera autant que la nôtre l’intégration socioprofessionnelle aux diplômes et « qualifications2 », tant que certaines orientations ou opportunités seront déterminées par le niveau d’excellence d’une scolarité (voire de l’excellence de l’école), la note conservera sa fonction à distinguer et hiérarchiser les publics scolaires. Comment répondre à cette fonction dans une société sans notes à l’école ?
L’usage ne fait pas la légitimité d’une pratique. En l’occurrence, cette emprise excessive des notes et diplômes sur les parcours de vie des personnes constitue une source d’inégalités sociales dénoncée aujourd’hui par de nombreux chercheurs. De même, faut-il rester prudent sur une orientation et une sélection des élèves qui peuvent aussi bien servir leur développement que leur humiliation et exclusion précoces. Le problème de la note en la matière est qu’elle permet par exemple de certifier un élève obtenant 12 sur 20 lors d’une épreuve, en ignorant certaines de ses difficultés persistantes. Non seulement, l’évaluation par acquis d’apprentissage n’interdit pas la certification des élèves. Il suffit pour s’en convaincre de mentionner certaines écoles sans notes dont les titres délivrés sont actuellement reconnus par les pouvoirs publics. Mais en basant la certification sur un seuil d’acquis maitrisés, celle-ci peut également conférer une valeur plus objective et égale à ces titres.
Dans la mesure où elle conserve une lisibilité, l’évaluation formative pourrait, par ailleurs, mieux satisfaire l’identification des qualités singulières des élèves, et leur perfectionnement possible dans des choix d’orientation qui suivent ou prolongent le cursus commun. Une démarche de mise en confiance et de valorisation des acquis de l’élève, au même titre qu’un tronc commun réellement polytechnique, contribueraient de surcroit à faire de l’orientation un choix positif qui émane de l’élève, et non une conséquence directe de ses échecs. À l’évidence, ce changement pédagogique représenterait un cout (humain et financier) initial plus élevé, notamment en matière de formation des maitres. Mais ce point ne constitue pas une objection intrinsèque aux écoles sans notes. Ce cout supplémentaire pourra se résorber au fil du temps, à mesure que viendra l’habitude. Ajoutons que la majorité des plaintes qui portent actuellement sur la difficile mise en œuvre de ces classes non notées témoigne en fait de la coexistence institutionnelle de plusieurs logiques évaluatives. Une option de compromis politique qui n’aura plus sa place dans notre utopie. Il n’y a donc pas de raison de croire qu’une école sans notes ne puisse répondre de ces fonctions nécessaires à l’intégration socioculturelle des élèves — une intégration d’autant plus critique d’ailleurs qu’elle libère l’acte de recherche de la pression ou de l’intérêt de la note.
Cette approche mène-t-elle à… une société d’individus oisifs ou frustrés ?
Certains parents et enseignants estiment que la note revêt des effets disciplinaires et incitatifs indispensables. Tantôt, elle jouerait par exemple le rôle de « coup de pied aux fesses » rédempteur ; tantôt, elle révèlerait une tendance primaire à vouloir se comparer, entrer en compétition et déterminer sa valeur en vis-à-vis de celle des autres. De là cette nécessité vitale pour l’école de soutenir la notation des élèves, et en particulier celle qui inclut des classements ou des grades.
En soi, cette vision relationnelle de l’être humain n’est pas intrinsèquement fausse. Un discours anthropologique comme celui que présentent notamment les théories de la reconnaissance donne un fondement normatif à ce type d’argument. Cependant, il y a un caractère réducteur à rabattre le développement moral de soi à cet aspect contributif et à justifier par ce biais les notations. Non seulement, le souci de voir sa contribution reconnue ne doit pas nécessairement prendre des accents compétitifs et exclusifs. En outre, faire dépendre la reconnaissance d’une note, c’est voiler la complexité des situations d’apprentissage et, par exemple, la possibilité de féliciter l’élève sur des progrès que ne recouvre pas cette note. Enfin, le besoin de reconnaissance est polysémique et touche notamment à l’attention que l’on porte à ses attentes affectives, au fait d’être traité comme un égal, ou comme un être autonome3. Au sein de la classe, le développement moral du jeune est ainsi tout aussi tributaire de l’effort récompensé, que d’un climat favorisant le bien-être et l’expression bienveillante de chacun. La note ne satisfait donc que très partiellement un appétit humain essentiel, et celui-ci pourrait davantage être alimenté par un suivi individualisé ainsi que des formes de pédagogies plus coopératives. Comme en témoignent par exemple les notions d’attentes légitimes chez John Rawls et d’estime sociale chez Axel Honneth, qui s’intègrent toutes deux à un modèle de réciprocité et de coopération sociale.
En délaissant les notes, abandonnons-nous néanmoins un incitant scolaire majeur ? Pour de nombreux chercheurs, il existe en réalité trois grands types de motivation en éducation : celle qui découle du besoin d’accomplissement, celle qui s’origine dans le caractère ludique et plaisant des apprentissages, et celle enfin qui touche au besoin d’appartenance ou d’affiliation. Certains diront peut-être que la note les recouvre. C’est ignorer que si celle-ci « stimule certains élèves, elle en démotive beaucoup d’autres et leur cause de l’anxiété4 ». En rapportant l’appartenance, le plaisir et l’accomplissement à une note ou à un niveau de réussite associé, on fait un usage plus artificiel de ces facteurs motivationnels, et on en prive surtout les vaincus du système. À l’inverse, parce qu’elle privilégie une évaluation interne aux apprentissages, un travail collaboratif et une démarche de mise en confiance, notre utopie pourrait plus largement et durablement les inclure en son sein.
Une telle approche mène-t-elle à… une société inique ?
Admettons que notre utopie produise aussi peu (si pas moins) d’individus incultes, incompétents, oisifs ou frustrés. Aurait-on finalement l’audace de l’assimiler à une société juste ? Sans se leurrer sur la pleine capacité d’une école sans notes à modifier notre monde social, celle-ci peut néanmoins soumettre plus de résistances au renforcement des inégalités sociales et culturelles. D’un point de vue relationnel, l’absence de classification et de compétition organisée limite le stress des épreuves, ainsi que les possibilités de rabaissement et d’humiliation attachées aux positions faibles5. La valorisation de soi, de son effort ou de ses capacités n’est plus ici tributaire de sa position élevée dans une hiérarchie scolaire qui, dans une dynamique évaluative nommée « constante macabre » (la division systématique de la classe en trois groupes de niveaux — bons, moyens, mauvais), correspond à un bien exclusif purement dépendant du microcosme de la classe6. Au contraire, le choix d’une évaluation par acquis élémentaires multiples assure des occasions accrues de développer une confiance en ses capacités. Ce qui est loin d’être sans effet sur les possibilités d’apprentissage des élèves.
D’un point de vue distributif, il est visible également que l’adhésion à notre utopie n’est pas dépourvue de justifications. Parce que la note peut nuire en grande partie à l’évaluation des potentialités des élèves, incarner un outil de sélection précoce plutôt que d’intégration à une culture commune, ou un instrument de diagnostic aussi peu précis que décourageant, il n’y a aucune raison de la préférer à notre utopie. À l’inverse, les pédagogies inclusives et personnalisées que celle-ci promeut serviraient la transmission et culture des « talents », en soutenant davantage les élèves en difficulté ou moins en phase avec la culture scolaire. Notre utopie n’abolira jamais tout risque d’orientation précoce, d’élitisme exclusif, de partialité ou de mépris dans le jugement du maitre. Elle compliquera pourtant leur maintien, en invitant à un autre cadre pédagogique. De même, sans viser le statuquo, une école sans notes porte en elle un potentiel transformateur : celui d’amener une autre idée de ce qui fait un collectif fonctionnel, ou de ce qui fait la compétence et réussite d’une personne. Un imaginaire plus prompt à inclure et permettre la mobilité de chacun.
- Van de Kerkhove A., Libérons l’école des notes, Le Pommier, 2016, p. 62.
- Maillard F., La fabrique des diplômés, Le bord de l’eau, 2015.
- Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
- Viau R., La motivation en contexte scolaire, De Boeck, 1994, p. 144.
- Merle P., L’élève humilié, PUF, 2005.
- Vianin P., La motivation scolaire. Comment susciter le désir d’apprendre ?, De Boeck, 2006, p. 83.