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Une société sans croissance

Numéro 6 - 2016 par Émeline De Bouver Charlotte Luyckx

octobre 2016

Si le dogme de la crois­sance a à ce point enva­hi toutes les sphères de la socié­té, c’est en rai­son de son ancrage anthro­po­lo­gique pro­fond. La moder­ni­té s’enracine dans une ges­tion par­ti­cu­lière de la fini­tude en la niant tota­le­ment ; le tou­jours plus de crois­sance répond à l’aspiration des indi­vi­dus à l’immortalité. Tout pro­jet de tran­si­tion vers un modèle de post-crois­sance doit encou­ra­ger un tra­vail sur l’imaginaire afin de trou­ver de nou­velles res­sources de sens.

Ce matin, quand Sophie se lève et allume la radio, elle tombe direc­te­ment sur les nou­velles. Un sen­ti­ment proche de l’incrédulité l’envahit — le même qui la sai­sit tous les matins depuis un an. Sophie n’arrive tou­jours pas à s’habituer à l’absence de réfé­rence à la crois­sance éco­no­mique. Désor­mais, plus aucun jour­na­liste — en ce com­pris les jour­na­listes éco­no­miques — ne vous réveille de sa voix réjouie pour vous par­ler du gain de quelques pour­cents du PIB ou, nou­velle plus maus­sade, pour en déplo­rer une baisse. Le bien-être du pays est en passe de se mesu­rer à par­tir d’autres indi­ca­teurs plus com­plexes et plus com­plets. Dans la lignée de leur ancêtre l’IDH (indice de déve­lop­pe­ment humain) qui avait émer­gé au début du siècle pour com­plexi­fier le PIB, ces der­niers prennent désor­mais en compte l’impact éco­sys­té­mique, la répar­ti­tion des richesses ou encore la satis­fac­tion de vie des indi­vi­dus, (autant de points aveugles du PIB) à l’heure d’évaluer le déve­lop­pe­ment du pays.

Vers une culture post-croissance

Cela fait plus de deux ans main­te­nant que le grand chan­tier de la tran­si­tion éco­lo­gique s’est mis en place au niveau natio­nal, et Sophie a tou­jours des dif­fi­cul­tés à croire en la réa­li­té de ce chan­ge­ment. Elle œuvre pour­tant en son cœur et siège d’ailleurs au gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la tran­si­tion. Elle fait par­tie de ceux qui sont char­gés de mettre en œuvre et de coor­don­ner ce large chan­tier poli­tique par­ti­ci­pa­tif enta­mé il y a presque un an, notam­ment grâce à la force des mou­ve­ments sociaux de ces der­nières décen­nies, mais aus­si grâce au cou­rage de poli­tiques, de pen­seurs, de mana­geurs, hommes, femmes, et même de quelques enfants… à tra­vers tout le pays.

Au sein du gou­ver­ne­ment, chaque minis­tère est char­gé de réa­li­ser de larges enquêtes pour recen­ser les ini­tia­tives alter­na­tives exis­tantes ayant été expé­ri­men­tées au niveau local chez nous ou ailleurs et, sur cette base, faire des pro­po­si­tions. Chaque ministre est tenu de faire le point sur les débats exis­tants autour des dif­fé­rentes manières d’intégrer la limite éco­lo­gique dans sa matière. Les démarches dif­fèrent selon les contextes de travail.

D’un côté, le minis­tère des Finances ter­mine pour l’instant une recen­sion des mon­naies alter­na­tives et com­plé­men­taires, et ras­semble toutes les expé­ri­men­ta­tions d’une forme d’allocation uni­ver­selle dans l’objectif de mettre sur pied un « reve­nu de tran­si­tion éco­no­mique » (Arns­per­ger, 2015). D’un autre côté, le minis­tère des Indi­ca­teurs de pros­pé­ri­té — for­te­ment ins­pi­ré par la façon dont le « bon­heur natio­nal brut » a été mis en œuvre au Bhou­tan — est au cœur d’une large consul­ta­tion popu­laire pour déter­mi­ner quels grands axes et quels cri­tères vont com­po­ser cet indi­ca­teur dans sa ver­sion belge (Cas­siers, 2016 ; Cas­siers et al., 2011). En effet, ce n’est plus désor­mais à la classe poli­tique ou aux experts en éco­no­mie seuls qu’il incombe de déter­mi­ner quels sont les bons indi­ca­teurs du pro­grès social. La socié­té dans son ensemble sou­haite aujourd’hui, sui­vant en cela l’intuition pre­mière de l’idéal démo­cra­tique, déter­mi­ner les orien­ta­tions phares de la socié­té qui étaient, par le pas­sé, sou­vent ren­dues impli­cites et pas­sées sous silence, mas­quées der­rière la ban­nière de la croissance.

Le chan­tier du minis­tère que Sophie dirige est plus large et plus flou, mais non moins impor­tant que ce der­nier. Elle dirige en effet le minis­tère de la Culture post-crois­sance. Avec son cabi­net, ils sont char­gés de com­prendre ce qui a pu cau­ser une telle obses­sion pour la crois­sance éco­no­mique. À l’aide d’une équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire de pen­seurs du social et de l’humain (psy­cho­logues, socio­logues, phi­lo­sophes, éco­no­mistes…), ils tentent de com­prendre les rai­sons pour les­quelles la sor­tie du dogme de la crois­sance a été si lente, si dif­fi­cile et, pour cer­tains, si dou­lou­reuse. Cela fait long­temps main­te­nant que nous savons que ce modèle est inca­pable de rem­plir ses pro­messes en termes de pro­grès social et humain et qu’il cause des dom­mages irré­pa­rables à l’écosystème. Cer­tains, comme Ivan Illich, André Gorz, Jacques Ellul ou les auteurs du célèbre rap­port Mea­dows du club de Rome en par­laient déjà dans la seconde moi­tié du siècle der­nier. Aujourd’hui, la socié­té civile et le monde poli­tique semblent avoir pris conscience du pro­blème inhé­rent à ce modèle qui, depuis son émer­gence au XVIIIe siècle et jusqu’à il y a encore une décen­nie, sem­blait insubmersible.

Le dogme de la crois­sance avait à ce point enva­hi l’ensemble des sphères de la socié­té civile, s’infiltrant et dic­tant sa loi dans le poli­tique, à gauche comme à droite, dans l’éducation, dans le domaine des arts et de la recherche uni­ver­si­taire, que le dik­tat du ren­de­ment, le pro­duc­ti­visme et la néces­si­té d’accroitre la quan­ti­té de biens pro­duits et consom­més s’étaient pour ain­si dire trans­for­més en lieu com­mun. Mais tel le Tita­nic, le modèle crois­san­ciste a fini par dévoi­ler ses fatales fra­gi­li­tés : en effet, force a été de consta­ter qu’une crois­sance indé­fi­nie, sans l’établissement de seuils, était impos­sible dans le monde fini qui est le nôtre, dont les res­sources sont, nous ne le savons aujourd’hui que trop bien, limi­tées (Geor­ges­cu Roe­gen, 1979); d’autre part, l’écart entre les riches et les pauvres s’étant creu­sés jusqu’à l’indécence, nous avons fini par prendre conscience du fait que la crois­sance du PIB, contrai­re­ment à ce que nous disaient les éco­no­mistes avec leurs idées de « ruis­sè­le­ment », ne favo­ri­sait pas la dimi­nu­tion des inéga­li­tés sociales, mais, au contraire, les ampli­fiait (Mar­ti­nez Alier, 2011 ; Illich, 1973a ; Piket­ty, 2013).

Ensuite, le décou­plage entre la crois­sance éco­no­mique et la consom­ma­tion d’énergie ne s’est avé­ré que par­tiel­le­ment pos­sible : les éner­gies renou­ve­lables n’ont pu se sub­sti­tuer que de façon assez mar­gi­nale aux éner­gies fos­siles, ce qui nous a contraints à un sevrage éner­gé­tique pré­ci­pi­té (Jean­mart, Luy­ckx et Pos­soz, 2015 ; Giraud, 2016 ; Jack­son, 2010); enfin, la crois­sance, même du temps où elle bat­tait son plein, et même pour ceux, au sein du sys­tème, à qui elle pro­fi­tait maté­riel­le­ment, ne contri­buait en somme pas vrai­ment au bien-être et à l’épanouissement des per­sonnes (Latouche, 2006 et 2003 ; Illich, 1973a et 1973b ; Arns­per­ger 2005).

Rétros­pec­ti­ve­ment, ça peut sem­bler évident. Mais la mis­sion du minis­tère de Sophie est de com­prendre com­ment une vision aus­si réduc­trice a pu consti­tuer un objec­tif poli­tique incon­tes­table et incon­tes­té durant plu­sieurs siècles. Sophie et ses col­lègues ont dû se rendre à l’évidence : pen­ser l’émancipation vis-à-vis du modèle capi­ta­liste crois­san­ciste, sup­pose une com­pré­hen­sion fine de la culture1, qui l’alimente. D’où l’idée, contes­tée par cer­tains2, de moins en moins nom­breux, d’un minis­tère de la Culture post-crois­sance. Sa créa­tion a sup­po­sé qu’un rela­tif consen­sus émerge autour de ce constat : nous avons besoin, pour accom­pa­gner la tran­si­tion vers un modèle post-crois­sance, de nou­velles res­sources de sens pour nour­rir nos ima­gi­naires engour­dis et oser ima­gi­ner des alter­na­tives au modèle de socié­té dont nous sor­tons. Nous avons besoin de décou­vrir des visions alter­na­tives de l’épanouissement humain, d’autres moda­li­tés de rap­ports à la nature et au col­lec­tif sans les­quels nous res­tons confi­nés à l’intérieur des axiomes existants.

Dans un pre­mier temps, le minis­tère a pu consta­ter que, face aux grands bou­le­ver­se­ments éco­lo­giques et sociaux qui ont mar­qué ces der­nières décen­nies, des dif­fé­rences de rési­lience indi­vi­duelle et col­lec­tive avaient été très visi­ble­ment remar­quées selon les dif­fé­rentes cultures : des études réa­li­sées en Amé­rique latine ont mon­tré par exemple que les indi­gènes de Boli­vie et d’Équateur ont pu s’adapter avec une très grande faci­li­té, tout comme les habi­tants du Chia­pas. Leurs cadres cultu­rels et sym­bo­liques spé­ci­fiques semblent leur avoir four­ni des outils de rési­lience effi­caces. Chez nous, les par­ti­ci­pants aux ini­tia­tives de tran­si­tion (de Schut­ter, 2015) se sont éga­le­ment démar­qués en ce sens.

Diverses études publiées récem­ment dans la pres­ti­gieuse revue Slow science et la lec­ture de cer­tains auteurs clas­siques du siècle der­nier en sciences humaines, comme Weber (1964 [1905]), Becker (1973), Arns­per­ger (2005), ont mis Sophie et ses col­lègues sur une piste d’explication de ce constat : le capi­ta­lisme et son obses­sion pour la crois­sance éco­no­mique ont été nour­ris de l’intérieur par les sub­jec­ti­vi­tés humaines en quête d’un apai­se­ment exis­ten­tiel. Ils en ont déduit que, sans une prise de conscience de ce fond anthro­po­lo­gique angois­sé, une sor­tie du capi­ta­lisme crois­san­ciste ne pour­rait sans doute pas adve­nir. Les cadres cultu­rels men­tion­nés déployaient des formes alter­na­tives de réponse à cette angoisse qui, soit avaient résis­té à la colo­ni­sa­tion cultu­relle de l’idéologie crois­san­ciste au nom de visions du monde autoch­tones, soit cher­chaient à s’en éman­ci­per à tra­vers la créa­tion de pra­tiques nou­velles. Dans tous les cas, leur sem­bla-t-il, encou­ra­ger l’avènement d’une culture post-crois­sance sup­po­sait un ques­tion­ne­ment sur les sou­bas­se­ments anthro­po­lo­giques de l’idéologie de la croissance.

À cet égard, il est appa­ru à l’équipe du minis­tère que quelque chose ne tour­nait pas rond dans le rap­port de l’homo cres­cen­dus à la limite. Ils ont décou­vert que le mythe de la crois­sance n’était que l’épiphénomène d’un socle cultu­rel plus vaste que l’on désigne comme la Moder­ni­té3. Le minis­tère explore donc aujourd’hui cette hypo­thèse selon laquelle le pro­jet poli­tique issu de la moder­ni­té et le modèle de déve­lop­pe­ment capi­ta­liste qui en découle, s’ancrent dans une ges­tion par­ti­cu­lière de la fini­tude (Bourg et Roch, 2010). La période moderne aura été une période véri­ta­ble­ment pro­mé­théenne de l’histoire humaine. Elle cor­res­pond, selon les ana­lyses du minis­tère post-crois­sance, à l’adolescence dans ce qu’elle a de flam­boyant et d’arrogant, mais dans ce qu’elle peut éga­le­ment conte­nir d’aveuglement et de naï­ve­té. Par­tant de l’hypothèse selon laquelle toute culture consti­tue une réponse à la ques­tion de la fini­tude, la spé­ci­fi­ci­té moderne aura été de la nier pour ain­si dire tota­le­ment : la foca­li­sa­tion sur l’individu libère le sujet de la dépen­dance sociale, la science et la tech­no­lo­gie le libèrent de la dépen­dance aux rythmes et contraintes natu­relles, la rai­son l’émancipe du corps, de la tra­di­tion, de la reli­gion. La mort elle-même sem­blait s’incliner der­rière le simu­lacre de l’aspiration à un « éter­nel pré­sent » (Bau­man, 1992). Il ne res­tait plus que la liber­té du sujet indi­vi­duel. Et c’est ce sujet « indé­pen­dant » (Ham­rou­ni, 2012), dépouillé de son « milieu » (Berque, 2010), libé­ré de ses jougs natu­rels, sociaux, cor­po­rels et idéo­lo­giques qui s’est ren­du dis­po­nible à l’acquisition indé­fi­nie et infi­nie des biens tou­jours plus nom­breux au ser­vice de son plai­sir immé­diat et au ser­vice d’une poi­gnée d’hommes et de femmes s’enrichissant déme­su­ré­ment aux dépens d’une écra­sante majo­ri­té. La satis­fac­tion illi­mi­tée de nos envies (illi­mi­tées elles aus­si), le tou­jours plus de consom­ma­tion, d’activités, de pro­jets, de per­for­mances…, un flux inces­sant de moments de jouis­sance, une suc­ces­sion de satis­fac­tions par la consom­ma­tion et la réus­site pro­fes­sion­nelle… voi­là com­ment au début du XXIe siècle, la socié­té de crois­sance résol­vait — en le niant — le pro­blème de l’aspiration des indi­vi­dus à l’immortalité et à l’illimité.

Ensuite, il y a eu les crises que nous connais­sons, et le masque s’est fis­su­ré. Sophie se rap­pelle com­bien elle s’est sen­tie dému­nie et de quelle façon elle a été mise face à ce que la fré­né­sie consu­mé­riste l’empêchait de regar­der, elle et ses conci­toyens : leur situa­tion d’être mor­tels dans un monde limi­té, dépen­dants les uns des autres, de la nature, des équi­libres éco­sys­té­miques, inexo­ra­ble­ment vul­né­rables, sujets à la mala­die, à la souf­france, au vide de sens. Il a fal­lu que ce sys­tème qui leur pro­po­sait un iti­né­raire faci­le­ment acces­sible vers la fin de la souf­france et de la dépen­dance dévoile son vrai visage pour qu’enfin, col­lec­ti­ve­ment, la socié­té dans son ensemble puisse tour­ner le dos à ce mythe, mette en place ce minis­tère de la tran­si­tion et s’engage dans la grande quête col­lec­tive désor­mais en marche. Sophie sait main­te­nant que tout pro­jet de tran­si­tion vers un modèle post-crois­sance doit, s’il veut se don­ner les moyens de mobi­li­ser lar­ge­ment et de se main­te­nir dans la durée, four­nir un iti­né­raire alter­na­tif, conte­nir des élé­ments d’apaisement face à l’angoisse que sus­citent la fini­tude et la vul­né­ra­bi­li­té. Le seul appel à la bonne volon­té et aux jus­ti­fi­ca­tions ration­nelles des choix à poser ne suf­fit pas, ni l’exhortation au déploie­ment de solu­tions stric­te­ment tech­niques et pra­tiques : il fal­lait encou­ra­ger un tra­vail sur l’imaginaire et sur le sens en vue d’opérer la lente tran­si­tion des ima­gi­naires vers des res­sources de sens nou­velles, à même de riva­li­ser avec l’attractivité des pro­po­si­tions capi­ta­listes, à la hau­teur de l’aspiration humaine à la « signi­fiance cos­mique » (Becker, 1973) et de notre aspi­ra­tion à voir dis­pa­raitre les limites, les contraintes et, limite finale, la mort. Au vu de ces pro­messes que nous fai­sait miroi­ter la socié­té crois­san­ciste, il semble clair que pour construire un iti­né­raire de tran­si­tion solide, le gou­ver­ne­ment ne pou­vait se conten­ter de pro­po­ser un morne renon­ce­ment à la logique du tou­jours plus (De Bou­ver, 2016).

Le défi du minis­tère de la Culture post-crois­sance est donc immense car il a pour mis­sion d’identifier les lieux où le citoyen pour­ra trou­ver des res­sources capables de lui faire regar­der en face les limites de l’écosystème, et les siennes propres. Il doit éga­le­ment œuvrer pour per­mettre à tous de res­pec­ter ces seuils pour pré­ve­nir les méca­nismes de déni tout en dis­po­sant de res­sources exis­ten­tielles suf­fi­santes pour que la vie soit por­teuse d’une signi­fi­ca­tion pro­fonde. C’est pour­quoi le minis­tère a lan­cé une large étude de ter­rain sur les cinq conti­nents et un tra­vail his­to­rique d’envergure, dont l’objet est pré­ci­sé­ment celui-ci : renouer avec les sources de sens dont recèlent les popu­la­tions tra­di­tion­nelles et se mettre à l’école des diverses sagesses de vie qui jalonnent l’histoire humaine, réap­prendre le col­lec­tif, le lien à la terre, repen­ser le rap­port au temps, aux cycles de la vie et aux cycles de la nature. Réflé­chir à la façon dont nous pou­vons nous réap­pro­prier ces exemples et les décli­ner de mul­tiples façons selon les contextes géo­gra­phiques et phi­lo­so­phiques locaux et sin­gu­liers. Une large enquête sur les res­sources exis­ten­tielles mobi­li­sées par les col­lec­ti­vi­tés rési­lientes chez nous est éga­le­ment en cours. La muta­tion des axiomes modernes, notam­ment l’hypothèse indi­vi­dua­liste, est encou­ra­gée éga­le­ment de mul­tiples façons : le minis­tère a par exemple mis sur pied une série d’expérimentations autour du com­mu­na­lisme qui confirme cette intui­tion selon laquelle l’appartenance à un col­lec­tif aide à la rési­lience indi­vi­duelle et per­met d’affronter les réa­li­tés exis­ten­tielles de façon plus éco­res­pon­sable. Concrè­te­ment, l’un des chan­tiers prio­ri­taires concerne évi­dem­ment l’éducation : le pro­gramme sco­laire et uni­ver­si­taire est à cet égard revi­si­té de fond en comble afin que les vieilles hypo­thèses com­pé­ti­tives soient pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cées par des hypo­thèses visant la coopé­ra­tion et l’intelligence col­lec­tive. Divers modules ont été créés pour édu­quer les enfants à la vie simple et leur incul­quer des habi­tudes de consom­ma­tion saine (Zwar­thoed, 2015) ou encore pour favo­ri­ser la recon­nexion à la nature (Macy, 2008). Dans le milieu sco­laire tou­jours, mais éga­le­ment en entre­prise, se sont géné­ra­li­sées les for­ma­tions encou­ra­geant l’intégration des émo­tions et des aspi­ra­tions éthiques et spi­ri­tuelles pro­fondes des indi­vi­dus. Celles-ci sont en passe de deve­nir l’axe autour duquel sont arti­cu­lées les com­pé­tences plus tech­niques (comme les mathé­ma­tiques et la gram­maire en contexte sco­laire, ou, en entre­prise, le ren­de­ment et l’efficacité). La socié­té se méta­mor­phose. Elle se recentre sur les valeurs essen­tielles de vie, de jus­tice, de beau­té et de Sens. Sophie s’en réjouit. Il était temps.

  1. Culture est à prendre ici au sens large de l’habi­tus bour­dieu­sien, ou dans le sens d’une com­pré­hen­sion des sources morales, dans le voca­bu­laire de Charles Tay­lor, du modèle crois­san­ciste en question.
  2. La croyance libé­rale assez tenace en la pos­si­bi­li­té d’un gou­ver­ne­ment « neutre » de tout posi­tion­ne­ment concer­nant la « vie bonne » accom­pa­gnée de la crainte qu’une telle posi­tion encou­rage un glis­se­ment tota­li­taire a retar­dé la mise en place du minis­tère de la Culture post-crois­sance. Le pro­blème ne s’est pas réso­lu, mais s’est pro­gres­si­ve­ment dis­sout, au fur et à mesure que les craintes ont pu être expri­mées et accueillies par les pro­ta­go­nistes du débat. La néces­si­té d’un tra­vail sur les dimen­sions sym­bo­liques col­lec­tives de l’existence humaine s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sée comme une évi­dence. Cette prise de conscience est cor­ré­la­tive à la chute de l’empire néo­li­bé­ral qui don­nait un sou­tè­ne­ment fort aux argu­ments des opposants.
  3. Par Moder­ni­té, nous enten­dons dési­gner la période his­to­rique enta­mée phi­lo­so­phi­que­ment par Des­cartes, carac­té­ri­sée par un pro­jet d’autonomie, d’affranchissement vis-à-vis des cadres de pen­sée et modes de vie tra­di­tion­nels et mar­quée par l’importance accor­dée au sujet indi­vi­duel et à la ratio­na­li­té (Feltz, 2003).

Émeline De Bouver


Auteur

docteure en science politique, professeure invitée à l’UCL, chargée de projet au centre Avec,

Charlotte Luyckx


Auteur

est docteure de philosophie, initiatrice du GRICE (http://grice.quelfutur.org), postdoctorante du centre de philosophie des sciences (CEFISES/ISP/UCL),