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Covid-19 — Une revue face à la crise
Ce numéro de La Revue nouvelle est exceptionnel à plus d’un titre. Nous qui avons fait de la prise de distance par rapport à l’actualité une marque de fabrique, nous publions un dossier directement lié à « l’évènement » du moment. Alors que nous veillons à ce que la revue soit un projet du collectif des autrices et auteurs de […]
Ce numéro de La Revue nouvelle est exceptionnel à plus d’un titre. Nous qui avons fait de la prise de distance par rapport à l’actualité une marque de fabrique, nous publions un dossier directement lié à « l’évènement » du moment. Alors que nous veillons à ce que la revue soit un projet du collectif des autrices et auteurs de La Revue nouvelle, nous avons dû cette fois construire ce dossier « à distance », sans pouvoir réunir le comité de rédaction dans nos locaux. Même le rythme des rubriques a dû être modifié, vu l’afflux exceptionnel de textes que le projet de dossier a suscité. Et, last but not least, ce numéro est accessible dans son entièreté gratuitement en ligne.
C’est qu’il nous a paru crucial qu’une revue comme la nôtre puisse apporter à nos lectrices et lecteurs cette « nourriture intellectuelle » que nous évoquions dans l’édito du premier numéro de cette année, pour contribuer à « penser » la crise du Covid-19.
Penser cette crise, cela implique d’articuler une série de points de vue, pas toujours congruents. Nous avons donc demandé aux autrices et auteurs de ce dossier de livrer une analyse personnelle, fondée sur leur domaine de compétences, leur « champ d’expertise ». Que cette analyse se fasse au travers d’un témoignage, d’un billet ou via un article plus réflexif, chaque contribution partage cette spécificité : les autrices et auteurs parlent depuis leur discipline et depuis leur vécu de la crise. Forcément, l’ensemble part dès lors dans des directions très diverses. Mais pour autant, il se dégage de la lecture du dossier un fil rouge évident : un énorme, un gigantesque besoin de débat public.
La crise que nous vivons nous marque toutes et tous profondément, y compris dans nos corps, dans nos sens, dans nos représentations, dans nos émotions. Cette marque n’est pas anodine, elle n’est pas quelque chose qui s’oubliera vite. Les mesures décrétées par les gouvernements, les encouragements à la « distanciation sociale » viennent heurter nos habitudes, notre besoin d’interactions, d’échanges entre humain·e·s. Dans une société où le lien social est sans cesse plus affaibli par l’inculcation des modèles valorisant l’égoïsme le plus grossier et le calcul d’intérêt personnel permanent, ces mesures viennent encore fragiliser le collectif. Et, d’une certaine manière, révèlent à quel point celui-ci n’est pas qu’une contrainte pour l’individu : il est aussi parfois un refuge, un soutien, un lieu d’accomplissement et surtout de reconnaissance.
Un virus n’a pas de « plan machiavélique », il n’y a pas de « raison ultime » derrière cette épreuve et c’est sans doute quelque chose de très difficile à appréhender pour nous qui cherchons souvent un « sens » à ce qui nous arrive. Y voir, comme certains penseurs à la mode, « un mécanisme de défense du système-terre », c’est tomber dans une mystique bancale. Par contre, il convient de ne pas confondre la « créature » virus et le « fait social » maladie : il est évident que le coronavirus a un effet « révélateur », il met en exergue toute une série de failles de la société que, jusque-là, on arrivait à plus ou moins ignorer. Que ce soit la concurrence entre nations européennes, le sort souvent peu enviable de nos aîné·e·s en maison de repos, l’exacerbation des risques sanitaires liée au sans-abrisme, les inégalités de logement, la médiatisation à outrance d’universitaires « bons clients » en dépit de la qualité scientifique de leurs travaux, la reproduction des inégalités par l’enseignement supérieur… toutes ces « failles » de l’organisation de notre société étaient déjà connues, documentées. Elles se trouvent maintenant amplifiées, leurs conséquences sont grossies à un point tel qu’il devient parfaitement impossible de les ignorer (à moins d’être de mauvaise foi).
Forcément, cela amène la question de « l’après ». Mais pour pouvoir penser cet après, il semble indispensable de pouvoir penser ce qui nous arrive. Pour faire sens, cet exercice ne peut être individuel, il ne peut reposer sur une seule discipline, être le fait de quelques experts. Il ne peut être que collectif, participatif, ouvert, bref, il doit être un objet de débat public. C’est dans cette optique que ce dossier se place, c’est ce qui lui donne sa pertinence. On n’y trouvera donc pas de « réponses », de « guides d’action », on y percevra des doutes, parfois des angoisses et beaucoup d’invitations à explorer des hypothèses.
Ce dossier s’ouvre sur une analyse sociologique de Christophe Mincke qui, d’emblée interroge les liens entre nos modes de vie et la crise d’aujourd’hui. À le suivre, cette crise pourrait être l’occasion de prendre conscience de leur cout et, peut-être, de réfléchir collectivement des mobilités sociales et matérielles soutenables.
Le philosophe Laurent de Sutter prolonge cette réflexion, en proposant l’hypothèse que la crise actuelle est avant tout une question de logistique. De la sorte, on peut concevoir le virus comme un « passager clandestin » des flux que nous créons et dont nous dépendons. Chercher un « responsable » à la crise devient ainsi absurde, mais elle pourrait être l’occasion de penser la raison d’être de ces flux et de leur organisation.
Barbara Sylvain propose dans son billet une plongée dans son existence de comédienne confinée. Son témoignage pose la question fondamentale de ce que peut bien représenter la création artistique dans les temps de crise que nous traversons et de ce que nous pouvons faire de nos angoisses…
Olivier Klein offre une analyse de son point de vue de psychologue social de ces angoisses qui nous traversent. Il déconstruit la notion de « panique des foules », abondamment utilisée dans les commentaires politiques et médiatiques, pour poser que les identités collectives peuvent être un ressort essentiel de la lutte contre une pandémie. Bien loin de rendre l’individu plus abruti, le collectif pourrait donc être le lieu par excellence d’élaboration des réponses à cette crise.
Cet enjeu du rôle des individus et du collectif, des rapports entre les deux, est central dans le décryptage que propose Renaud Maes du « choix britannique » en matière de gestion du Covid-19. Se fondant sur les conférences de presse et entretiens des décideurs politiques britanniques, il suggère que derrière l’exception « UK » se dessine une obstination doctrinaire qui interroge notre capacité à « changer de système » après la crise.
François Fecteau et Gérald Renier approfondissent cette réflexion, en interrogeant la capacité du néolibéralisme à « faire face » à la crise. Reprenant les travaux canoniques de sociologie du risque, ils auscultent l’impact sur le monde du travail des différentes mesures et questionnent la réponse syndicale. À les suivre, les syndicats aujourd’hui débordés par la gestion du chômage temporaire et par les mouvements de travailleurs non confinés exposés à des risques pourraient jouer un rôle essentiel dans l’après-crise, pour autant qu’ils tirent les enseignements radicaux de ce qui s’y joue pratiquement.
L’anthropologue Derek Moss se fend d’un billet sous forme d’une ode aux anxieux. Car en ces temps particuliers, sans doute le grand anxieux peut-il (pour une fois) devenir un modèle…
De modèles il est question dans l’article du physicien Pierre de Buyl, mais cette fois de modèles mathématiques. Sa question est simple mais cruciale : que veulent dire les modèles dont les courbes qu’ils produisent inondent les réseaux sociaux. Que peuvent-ils prédire et, surtout, quelles sont leurs limites ?
Les limites de la science face à la crise transparaissent en filigrane du « carnet de bord » d’un autre physicien spécialiste des systèmes complexes, José Halloy. Il offre un point de vue presque au jour le jour sur le début de la crise et sur la réponse des scientifiques divers qui l’étudient. Son témoignage, ce faisant, prend le sens d’un véritable essai de sociologie des sciences, où il est question des limites de la technique, de l’avenir de la recherche et des effets parfois positifs et parfois délétères de la médiatisation des résultats.
Arnaud Ruyssen interroge justement le rôle d’un journaliste face à la pandémie. Son analyse « sur le vif » pointe avec clarté les enjeux déontologiques qu’elle pose et amène à réfléchir à la fois les limites de l’exercice journalistique en période de crise et le rapport de nécessité à l’information qui le caractérise.
Laurence Rosier propose ensuite un billet sous forme de journal d’un confiné. Loin de décrire son confinement, elle s’inquiète de celui de son voisin. Son texte soulève la question cruciale des inégalités face à l’injonction à « rester chez soi ».
L’article de Charlotte Maisin, Lotte Damhuis et Alexia Serré de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux approfondit et systématise l’étude de cette question. Elles relèvent les conséquences terribles de la pandémie sur les personnes les plus fragilisées de notre société, et les difficultés des services sociaux à pouvoir y répondre.
L’économiste Xavier Dupret décrypte lui aussi les conséquences de la crise, mais du point de vue des marchés. Il suggère que la crise du Covid-19 est finalement plutôt un révélateur des fragilités structurelles de l’économie mondiale qu’un facteur de crise en tant que tel. Dans ce cadre, la fable du « facteur exogène » qui crée un effondrement lui semble parfaitement infondée. La combattre sera indispensable si l’on veut espérer un changement de système.
Thomas Lemaigre a, à l’occasion du confinement, ouvert un bouquin d’Asimov. Cette (re)découverte l’amène à s’interroger : serons-nous capables de vivre en Solariens… et de réapprendre notre vie ?
Une piste de réponse est peut-être à trouver dans les nombreux journaux intimes et récits d’isolement produits lors des crises que les humain·e·s ont affrontées à diverses époques. La linguiste Laurence Rosier nous propose, en conclusion de ce dossier, un retour historique sur les journaux de guerre. L’analyse diachronique permet ainsi d’isoler les spécificités des journaux de confinement d’aujourd’hui, et de la crise qu’ils décrivent.
Ces quelques textes ne constituent évidemment pas une contribution définitive pour « penser la crise » : il s’agit plutôt des premières pages d’un work in progress. Ce travail, qui ne fait que commencer, nous le continuerons bien sûr dans nos colonnes, physiques comme virtuelles. C’est bel et bien un enjeu collectif de construire la réflexion sur ce qui nous arrive… Et dans ce collectif, les lectrices et lecteurs ont un rôle essentiel à jouer. Cet édito introductif ne peut donc que se conclure sur un appel à vos contributions, à vos réflexions.
Dans l’attente de ces retours, chères lectrices et chers lecteurs, nous pensons fort à vous. Portez-vous bien.