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Covid-19 — Une revue face à la crise

Numéro 3 – 2020 - confinement Covid-19 crise pandémie par Renaud Maes

avril 2020

Ce numé­ro de La Revue nou­velle est excep­tion­nel à plus d’un titre. Nous qui avons fait de la prise de dis­tance par rap­port à l’actualité une marque de fabrique, nous publions un dos­sier direc­te­ment lié à « l’évènement » du moment. Alors que nous veillons à ce que la revue soit un pro­jet du col­lec­tif des autrices et auteurs de […]

Éditorial

Ce numé­ro de La Revue nou­velle est excep­tion­nel à plus d’un titre. Nous qui avons fait de la prise de dis­tance par rap­port à l’actualité une marque de fabrique, nous publions un dos­sier direc­te­ment lié à « l’évènement » du moment. Alors que nous veillons à ce que la revue soit un pro­jet du col­lec­tif des autrices et auteurs de La Revue nou­velle, nous avons dû cette fois construire ce dos­sier « à dis­tance », sans pou­voir réunir le comi­té de rédac­tion dans nos locaux. Même le rythme des rubriques a dû être modi­fié, vu l’afflux excep­tion­nel de textes que le pro­jet de dos­sier a sus­ci­té. Et, last but not least, ce numé­ro est acces­sible dans son entiè­re­té gra­tui­te­ment en ligne.

C’est qu’il nous a paru cru­cial qu’une revue comme la nôtre puisse appor­ter à nos lec­trices et lec­teurs cette « nour­ri­ture intel­lec­tuelle » que nous évo­quions dans l’édito du pre­mier numé­ro de cette année, pour contri­buer à « pen­ser » la crise du Covid-19.

Pen­ser cette crise, cela implique d’articuler une série de points de vue, pas tou­jours congruents. Nous avons donc deman­dé aux autrices et auteurs de ce dos­sier de livrer une ana­lyse per­son­nelle, fon­dée sur leur domaine de com­pé­tences, leur « champ d’expertise ». Que cette ana­lyse se fasse au tra­vers d’un témoi­gnage, d’un billet ou via un article plus réflexif, chaque contri­bu­tion par­tage cette spé­ci­fi­ci­té : les autrices et auteurs parlent depuis leur dis­ci­pline et depuis leur vécu de la crise. For­cé­ment, l’ensemble part dès lors dans des direc­tions très diverses. Mais pour autant, il se dégage de la lec­ture du dos­sier un fil rouge évident : un énorme, un gigan­tesque besoin de débat public.

La crise que nous vivons nous marque toutes et tous pro­fon­dé­ment, y com­pris dans nos corps, dans nos sens, dans nos repré­sen­ta­tions, dans nos émo­tions. Cette marque n’est pas ano­dine, elle n’est pas quelque chose qui s’oubliera vite. Les mesures décré­tées par les gou­ver­ne­ments, les encou­ra­ge­ments à la « dis­tan­cia­tion sociale » viennent heur­ter nos habi­tudes, notre besoin d’interactions, d’échanges entre humain·e·s. Dans une socié­té où le lien social est sans cesse plus affai­bli par l’inculcation des modèles valo­ri­sant l’égoïsme le plus gros­sier et le cal­cul d’intérêt per­son­nel per­ma­nent, ces mesures viennent encore fra­gi­li­ser le col­lec­tif. Et, d’une cer­taine manière, révèlent à quel point celui-ci n’est pas qu’une contrainte pour l’individu : il est aus­si par­fois un refuge, un sou­tien, un lieu d’accomplissement et sur­tout de reconnaissance.

Un virus n’a pas de « plan machia­vé­lique », il n’y a pas de « rai­son ultime » der­rière cette épreuve et c’est sans doute quelque chose de très dif­fi­cile à appré­hen­der pour nous qui cher­chons sou­vent un « sens » à ce qui nous arrive. Y voir, comme cer­tains pen­seurs à la mode, « un méca­nisme de défense du sys­tème-terre », c’est tom­ber dans une mys­tique ban­cale. Par contre, il convient de ne pas confondre la « créa­ture » virus et le « fait social » mala­die : il est évident que le coro­na­vi­rus a un effet « révé­la­teur », il met en exergue toute une série de failles de la socié­té que, jusque-là, on arri­vait à plus ou moins igno­rer. Que ce soit la concur­rence entre nations euro­péennes, le sort sou­vent peu enviable de nos aîné·e·s en mai­son de repos, l’exacerbation des risques sani­taires liée au sans-abrisme, les inéga­li­tés de loge­ment, la média­ti­sa­tion à outrance d’universitaires « bons clients » en dépit de la qua­li­té scien­ti­fique de leurs tra­vaux, la repro­duc­tion des inéga­li­tés par l’enseignement supé­rieur… toutes ces « failles » de l’organisation de notre socié­té étaient déjà connues, docu­men­tées. Elles se trouvent main­te­nant ampli­fiées, leurs consé­quences sont gros­sies à un point tel qu’il devient par­fai­te­ment impos­sible de les igno­rer (à moins d’être de mau­vaise foi).

For­cé­ment, cela amène la ques­tion de « l’après ». Mais pour pou­voir pen­ser cet après, il semble indis­pen­sable de pou­voir pen­ser ce qui nous arrive. Pour faire sens, cet exer­cice ne peut être indi­vi­duel, il ne peut repo­ser sur une seule dis­ci­pline, être le fait de quelques experts. Il ne peut être que col­lec­tif, par­ti­ci­pa­tif, ouvert, bref, il doit être un objet de débat public. C’est dans cette optique que ce dos­sier se place, c’est ce qui lui donne sa per­ti­nence. On n’y trou­ve­ra donc pas de « réponses », de « guides d’action », on y per­ce­vra des doutes, par­fois des angoisses et beau­coup d’invitations à explo­rer des hypothèses.

Ce dos­sier s’ouvre sur une ana­lyse socio­lo­gique de Chris­tophe Mincke qui, d’emblée inter­roge les liens entre nos modes de vie et la crise d’aujourd’hui. À le suivre, cette crise pour­rait être l’occasion de prendre conscience de leur cout et, peut-être, de réflé­chir col­lec­ti­ve­ment des mobi­li­tés sociales et maté­rielles soutenables.

Le phi­lo­sophe Laurent de Sut­ter pro­longe cette réflexion, en pro­po­sant l’hypothèse que la crise actuelle est avant tout une ques­tion de logis­tique. De la sorte, on peut conce­voir le virus comme un « pas­sa­ger clan­des­tin » des flux que nous créons et dont nous dépen­dons. Cher­cher un « res­pon­sable » à la crise devient ain­si absurde, mais elle pour­rait être l’occasion de pen­ser la rai­son d’être de ces flux et de leur organisation.

Bar­ba­ra Syl­vain pro­pose dans son billet une plon­gée dans son exis­tence de comé­dienne confi­née. Son témoi­gnage pose la ques­tion fon­da­men­tale de ce que peut bien repré­sen­ter la créa­tion artis­tique dans les temps de crise que nous tra­ver­sons et de ce que nous pou­vons faire de nos angoisses…

Oli­vier Klein offre une ana­lyse de son point de vue de psy­cho­logue social de ces angoisses qui nous tra­versent. Il décons­truit la notion de « panique des foules », abon­dam­ment uti­li­sée dans les com­men­taires poli­tiques et média­tiques, pour poser que les iden­ti­tés col­lec­tives peuvent être un res­sort essen­tiel de la lutte contre une pan­dé­mie. Bien loin de rendre l’individu plus abru­ti, le col­lec­tif pour­rait donc être le lieu par excel­lence d’élaboration des réponses à cette crise.

Cet enjeu du rôle des indi­vi­dus et du col­lec­tif, des rap­ports entre les deux, est cen­tral dans le décryp­tage que pro­pose Renaud Maes du « choix bri­tan­nique » en matière de ges­tion du Covid-19. Se fon­dant sur les confé­rences de presse et entre­tiens des déci­deurs poli­tiques bri­tan­niques, il sug­gère que der­rière l’exception « UK » se des­sine une obs­ti­na­tion doc­tri­naire qui inter­roge notre capa­ci­té à « chan­ger de sys­tème » après la crise.

Fran­çois Fec­teau et Gérald Renier appro­fon­dissent cette réflexion, en inter­ro­geant la capa­ci­té du néo­li­bé­ra­lisme à « faire face » à la crise. Repre­nant les tra­vaux cano­niques de socio­lo­gie du risque, ils aus­cultent l’impact sur le monde du tra­vail des dif­fé­rentes mesures et ques­tionnent la réponse syn­di­cale. À les suivre, les syn­di­cats aujourd’hui débor­dés par la ges­tion du chô­mage tem­po­raire et par les mou­ve­ments de tra­vailleurs non confi­nés expo­sés à des risques pour­raient jouer un rôle essen­tiel dans l’après-crise, pour autant qu’ils tirent les ensei­gne­ments radi­caux de ce qui s’y joue pratiquement.

L’anthropologue Derek Moss se fend d’un billet sous forme d’une ode aux anxieux. Car en ces temps par­ti­cu­liers, sans doute le grand anxieux peut-il (pour une fois) deve­nir un modèle…

De modèles il est ques­tion dans l’article du phy­si­cien Pierre de Buyl, mais cette fois de modèles mathé­ma­tiques. Sa ques­tion est simple mais cru­ciale : que veulent dire les modèles dont les courbes qu’ils pro­duisent inondent les réseaux sociaux. Que peuvent-ils pré­dire et, sur­tout, quelles sont leurs limites ?

Les limites de la science face à la crise trans­pa­raissent en fili­grane du « car­net de bord » d’un autre phy­si­cien spé­cia­liste des sys­tèmes com­plexes, José Hal­loy. Il offre un point de vue presque au jour le jour sur le début de la crise et sur la réponse des scien­ti­fiques divers qui l’étudient. Son témoi­gnage, ce fai­sant, prend le sens d’un véri­table essai de socio­lo­gie des sciences, où il est ques­tion des limites de la tech­nique, de l’avenir de la recherche et des effets par­fois posi­tifs et par­fois délé­tères de la média­ti­sa­tion des résultats.

Arnaud Ruys­sen inter­roge jus­te­ment le rôle d’un jour­na­liste face à la pan­dé­mie. Son ana­lyse « sur le vif » pointe avec clar­té les enjeux déon­to­lo­giques qu’elle pose et amène à réflé­chir à la fois les limites de l’exercice jour­na­lis­tique en période de crise et le rap­port de néces­si­té à l’information qui le caractérise.

Lau­rence Rosier pro­pose ensuite un billet sous forme de jour­nal d’un confi­né. Loin de décrire son confi­ne­ment, elle s’inquiète de celui de son voi­sin. Son texte sou­lève la ques­tion cru­ciale des inéga­li­tés face à l’injonction à « res­ter chez soi ».

L’article de Char­lotte Mai­sin, Lotte Dam­huis et Alexia Ser­ré de la cel­lule recherch’action de la Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux appro­fon­dit et sys­té­ma­tise l’étude de cette ques­tion. Elles relèvent les consé­quences ter­ribles de la pan­dé­mie sur les per­sonnes les plus fra­gi­li­sées de notre socié­té, et les dif­fi­cul­tés des ser­vices sociaux à pou­voir y répondre.

L’économiste Xavier Dupret décrypte lui aus­si les consé­quences de la crise, mais du point de vue des mar­chés. Il sug­gère que la crise du Covid-19 est fina­le­ment plu­tôt un révé­la­teur des fra­gi­li­tés struc­tu­relles de l’économie mon­diale qu’un fac­teur de crise en tant que tel. Dans ce cadre, la fable du « fac­teur exo­gène » qui crée un effon­dre­ment lui semble par­fai­te­ment infon­dée. La com­battre sera indis­pen­sable si l’on veut espé­rer un chan­ge­ment de système.

Tho­mas Lemaigre a, à l’occasion du confi­ne­ment, ouvert un bou­quin d’Asimov. Cette (re)découverte l’amène à s’interroger : serons-nous capables de vivre en Sola­riens… et de réap­prendre notre vie ?

Une piste de réponse est peut-être à trou­ver dans les nom­breux jour­naux intimes et récits d’isolement pro­duits lors des crises que les humain·e·s ont affron­tées à diverses époques. La lin­guiste Lau­rence Rosier nous pro­pose, en conclu­sion de ce dos­sier, un retour his­to­rique sur les jour­naux de guerre. L’analyse dia­chro­nique per­met ain­si d’isoler les spé­ci­fi­ci­tés des jour­naux de confi­ne­ment d’aujourd’hui, et de la crise qu’ils décrivent.

Ces quelques textes
ne consti­tuent évi­dem­ment pas une contri­bu­tion défi­ni­tive pour « pen­ser la crise » : il s’agit plu­tôt des pre­mières pages d’un work in pro­gress. Ce tra­vail, qui ne fait que com­men­cer, nous le conti­nue­rons bien sûr dans nos colonnes, phy­siques comme vir­tuelles. C’est bel et bien un enjeu col­lec­tif de construire la réflexion sur ce qui nous arrive… Et dans ce col­lec­tif, les lec­trices et lec­teurs ont un rôle essen­tiel à jouer. Cet édi­to intro­duc­tif ne peut donc que se conclure sur un appel à vos contri­bu­tions, à vos réflexions.

Dans l’attente de ces retours, chères lec­trices et chers lec­teurs, nous pen­sons fort à vous. Por­tez-vous bien.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).