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Une liberté bien encombrante ?

Numéro 3 Mars 2013 - enseignement par Donat Carlier

mars 2013

Legs encom­brant de l’his­toire poli­tique et sco­laire, le régime de liber­té d’en­sei­gne­ment conduit nombre d’ac­teurs à vivre dans une forme d’hy­po­cri­sie col­lec­tive. Se réap­pro­prier cet héri­tage, avec droit d’in­ven­taire, est la condi­tion essen­tielle pour ne plus oppo­ser éga­li­té et liber­té, mais les com­bi­ner et les ren­for­cer mutuellement.

Comme Mathias El Berhou­mi le montre dans son article, le ren­for­ce­ment du pilo­tage de l’école par le poli­tique à des fins éga­li­ta­ristes s’est mené au détri­ment du dis­po­si­tif juri­dique de liber­té d’enseignement, et essen­tiel­le­ment au prix de l’affaiblissement de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle. Celle-ci a non seule­ment été mar­quée par un recul de cette sorte d’autogestion du monde sco­laire par les seuls réseaux, mais éga­le­ment par un recul de la liber­té des pou­voirs orga­ni­sa­teurs et des écoles par rap­port à leurs réseaux, à par­tir du moment où ils ont été recon­nus, en tant que « fédé­ra­tions », comme seuls inter­lo­cu­teurs légi­times (décret Mis­sions, de 1997). Cette évo­lu­tion s’est réa­li­sée consciem­ment, mais sans oser le dire, au prix d’une forme de gêne : les tenants de ces poli­tiques éga­li­ta­ristes n’ont jamais vou­lu s’opposer fron­ta­le­ment au prin­cipe de liber­té d’enseignement de peur de frois­ser l’attachement social des familles au libre choix ; les oppo­sants aux poli­tiques menées ont tou­jours eu soin de ne pas se délé­gi­ti­mer en reje­tant de but en blanc le prin­cipe d’égalité pour contes­ter les moyens uti­li­sés et faire droit à d’autres prin­cipes dont celui de liber­té de choix.

Bref, la liber­té d’enseignement consti­tue un héri­tage encom­brant pour nombre d’acteurs qui cherchent, en réa­li­té, à l’instrumentaliser au béné­fice d’autres pro­jets poli­tiques qui se veulent tan­tôt éman­ci­pa­teurs, tan­tôt plus « com­mu­nau­ta­ristes », mais éga­le­ment éli­tistes, voire marchands.

Ce pro­ces­sus, où les acteurs du débat sco­laire avancent sou­vent mas­qués, sans que l’on soit tou­jours en mesure de bien cer­ner leur posi­tion réelle, relève d’une forme d’hypocrisie col­lec­tive, par­ti­cu­liè­re­ment délé­tère dans le monde sco­laire1 : quand on ne dit pas ce qu’on fait et qu’on ne fait pas ce qu’on dit, c’est la cré­di­bi­li­té de l’éducation même et donc de la trans­mis­sion cultu­relle et de la pos­si­bi­li­té de se l’approprier de manière cri­tique et enga­gée qui est enta­mée aux yeux des plus jeunes. À bien y regar­der, cette hypo­cri­sie s’ancre dans un triple pro­blème : de struc­ture, de méthode et de projet.

Une fédéralisation à reculons

Il y a tout d’abord un lien pro­fond entre ces non-dits et la manière dont on a gra­vé le prin­cipe de liber­té d’enseignement dans le marbre de la Consti­tu­tion. Le pilier catho­lique a vu au point de départ dans la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement non pas un pro­jet, mais un dan­ger de mino­ri­sa­tion en Wal­lo­nie et à Bruxelles face aux reven­di­ca­tions d’école unique por­tée par la gauche laïque, et par­fois éga­le­ment régio­na­liste : les acteurs du monde chré­tien ne l’ont accep­tée qu’à la condi­tion de garan­tir cette fameuse liber­té contre un monde socia­liste (essen­tiel­le­ment) dont cer­tains ne cachaient pas leurs pro­jets d’extension de leur domi­na­tion. Ce fai­sant, les uns et les autres ont contri­bué à soli­da­ri­ser les ins­ti­tu­tions héri­tées des dif­fé­rents cli­vages qui ont for­te­ment struc­tu­ré la socié­té et donc à soli­di­fier cet héri­tage au point de pou­voir dif­fi­ci­le­ment le faire évo­luer. Les ins­ti­tu­tions fédé­rées deve­naient pri­son­nières de ces com­pro­mis croi­sés et per­daient un peu plus encore la capa­ci­té d’inventer un nou­veau pro­jet mobi­li­sa­teur autour d’un enjeu aus­si fon­da­men­tal pour l’avenir d’une socié­té qu’est l’école.

Résul­tat plus glo­bal (et l’école n’est pas sans avoir joué un rôle cen­tral dans cette situa­tion): aujourd’hui, nous n’avons tou­jours pas cla­ri­fié les struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles (poli­tiques, éco­no­miques, cultu­relles et sociales) cor­res­pon­dant aux besoins des socié­tés wal­lonne et bruxel­loise. Les ten­sions com­mu­nau­taires et régio­nales conti­nue­ront à nous le rap­pe­ler un peu plus for­te­ment chaque jour

Le mort saisit le vif

Lié à ce pro­blème de struc­ture, se pose un pro­blème de méthode : com­ment la trans­for­ma­tion sociale pour­rait s’opérer quand le poids du pas­sé pèse à ce point ? Les déci­deurs en sont réduits à pilo­ter sans dire leurs réelles inten­tions et donc sans don­ner de réelles pers­pec­tives. « Gou­ver­ner l’école de demain avec les outils d’hier », pour reprendre l’expression de Mathias El Berhou­mi, ne per­met pas de mobi­li­ser et pas plus de convaincre. Ce genre de pro­ces­sus ne fait qu’exacerber l’impuissance de la socié­té : devant de tels blo­cages, les pro­jets les plus radi­caux rêvant de faire du pas­sé table rase ont la cote. Quand on ne per­met pas aux legs his­to­riques d’évoluer, nour­rir et accom­pa­gner les chan­ge­ments, on ne per­met pas aux géné­ra­tions suc­ces­sives de se les appro­prier pour les trans­for­mer et on per­met encore moins d’en com­prendre le res­sort, l’intention initiale.

Quelle liberté d’enseignement ?

Aujourd’hui, que faire de cette liber­té ? Que peut-elle ins­pi­rer ? Il y a des mal­en­ten­dus pro­fonds sur ce qu’elle est deve­nue en réa­li­té : l’idée d’«irriguer » l’ensemble de l’éducation à par­tir d’un foyer de sens ancré dans des convic­tions phi­lo­so­phiques n’a plus grand chose à voir avec ce qu’elle repré­sente aujourd’hui. Elle est pour cette rai­son mal nom­mée. Ce prin­cipe qui s’érode et résiste n’est pas une liber­té d’enseignement conçue comme un bien com­mun, mais avant tout la liber­té de choix de cer­tains parents de pré­ser­ver des éta­blis­se­ments au recru­te­ment choi­si, voire sélec­tif, ain­si que la liber­té des réseaux de repré­sen­ter et d’encadrer « leurs » écoles.

C’est dans ce déca­lage entre la réa­li­té et les prin­cipes que s’est construite cette vision assez appau­vrie de deux prin­cipes à la base de l’école démo­cra­tique : éga­li­té et liber­té. Cette vision, fort déve­lop­pée à gauche, les conçoit néces­sai­re­ment comme deux vases com­mu­ni­cants : un peu plus de l’un entrai­ne­rait auto­ma­ti­que­ment un peu moins de l’autre. C’est sur cette croyance qui n’est « même pas fausse » que s’est éla­bo­ré le récit du pilo­tage à visée éga­li­ta­riste des poli­tiques sco­laires de ces der­nières années en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Si j’ai une cri­tique à for­mu­ler vis-à-vis de l’argumentaire, par ailleurs impa­rable de Mathias El Berhou­mi, c’est bien de prendre un peu trop vite pour argent comp­tant ce récit sans le sou­mettre au feu d’une éva­lua­tion cri­tique approfondie.

Bien évi­dem­ment, la socio­lo­gie a bien mon­tré com­bien les pra­tiques de « consom­ma­tion » d’école sur un « qua­si-mar­ché » entrai­naient des effets de ségré­ga­tion des publics démul­ti­pli­ca­teurs des inéga­li­tés et qu’une liber­té de choix sans aucune régu­la­tion démul­ti­pliait ce genre de consé­quences. Mais elle ne montre pas que cela : ces méta­phores mar­chandes et leur dif­fu­sion ont leurs propres limites et effets per­vers en termes d’égalité, tout comme la stan­dar­di­sa­tion et l’homogénéisation par­tielles des cur­sus et des struc­tures sco­laires qu’on a trop sou­vent vou­lues comme seuls remèdes aux échecs de la démo­cra­ti­sa­tion. Cal­quées sur une hié­rar­chi­sa­tion des filières, les poli­tiques de mas­si­fi­ca­tion sco­laire ont en réa­li­té été conduites sous un régime d’égalité des chances exa­cer­bant la com­pé­ti­tion entre les élèves. Les méca­nismes de (re)production d’inégalités par l’école sont en réa­li­té au moins autant ancrés dans les pra­tiques de sélec­tion pré­coce (tout par­ti­cu­liè­re­ment entre filières) que dans le libre choix des parents.

À contra­rio, on en vient à oublier que l’autonomie des acteurs per­met éga­le­ment leur mobi­li­sa­tion dans des pro­jets éman­ci­pa­teurs : elle en est même une des condi­tions essen­tielles. Une des condi­tions et non évi­dem­ment la seule : le modèle de l’«établissement mobi­li­sé », cou­pé de son envi­ron­ne­ment, ne peut tenir lieu de politique.

Quel projet de transformation de l’école ?

Par ailleurs, si l’irrigation de l’ensemble de l’éducation par des prin­cipes reli­gieux ne peut tenir lieu aujourd’hui de seule pers­pec­tive, il n’en reste pas moins que s’il y a quelque chose à sau­ver de cette vision datée, c’est que l’instruction et l’éducation ne se divisent pas aus­si faci­le­ment. À moins d’accepter de lais­ser som­brer l’école dans la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale et les cal­culs de ses dif­fé­rents pro­ta­go­nistes, il faut rap­pe­ler que apprendre et faire apprendre s’ancre tou­jours dans la construc­tion de valeurs. Si l’on voit aujourd’hui l’école déri­ver au point de se réduire à un « sys­tème de pro­duc­tion2 », c’est par l’oubli que l’institution sco­laire est autant une construc­tion axio­lo­gique qu’un méca­nisme de pro­duc­tion de connais­sances et d’égalisation des conditions.

Je sou­tiens pour ma part que l’enjeu actuel de l’école est à la fois celui de la construc­tion de valeurs com­munes à tous et du déve­lop­pe­ment de valeurs par­ti­cu­lières : autour d’un socle com­mun large et solide garan­ti par les auto­ri­tés démo­cra­ti­que­ment élues, des pro­jets d’école diver­si­fiés doivent être pro­mus et pro­po­sés aux élèves qui les fré­quentent, sans aucune obli­ga­tion d’adhésion à prio­ri. Il s’agit de ren­ver­ser la logique pré­va­lant actuel­le­ment pour mieux la refon­der : les valeurs de chaque éta­blis­se­ment naissent de la ren­contre entre des prin­cipes com­muns à toute la socié­té, des pro­po­si­tions par­ti­cu­lières de pou­voirs orga­ni­sa­teurs (démo­cra­ti­sés) et les convic­tions que les élèves apportent et se forgent à l’école. Je rejoins en cela les pro­po­si­tions de Mathias El Berhou­mi en les inflé­chis­sant : le res­pect des convic­tions de l’élève est essen­tiel, mais insuf­fi­sant dans une situa­tion d’apprentissage : l’offre édu­ca­tive des adultes en est le pen­dant néces­saire et la condi­tion d’une réelle auto­no­mie, d’une vraie éman­ci­pa­tion. Par ailleurs, pro­mou­voir la par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique au niveau des pou­voirs orga­ni­sa­teurs des écoles est fon­da­men­tal, mais une com­mu­nau­té édu­ca­tive (où cha­cun est dans son rôle : élèves, ensei­gnants, parents…) n’est pas un iso­lat. Il importe tout autant d’organiser les condi­tions démo­cra­tiques de cette ren­contre avec d’autres acteurs : asso­cia­tions, autres écoles, réseau, poli­tique, minis­tère, ins­pec­tion, cher­cheurs, monde cultu­rel, monde social et éco­no­mique, etc.

Dans ses pro­po­si­tions, Mathias El Berhou­mi a rai­son de poser la régu­la­tion de la liber­té de choix comme une condi­tion incon­tour­nable de réforme du régime de liber­té d’enseignement, mais elle doit viser tout autant la mixi­té sociale que l’égalité des acquis et des résul­tats, et pour ce faire, comme le pro­po­sait Ber­nard Del­vaux3, tout autant régu­ler col­lec­ti­ve­ment les choix d’écoles que déve­lop­per des poli­tiques prio­ri­taires mas­sives de sou­tien et d’accompagnement des écoles en dif­fi­cul­té pour les rele­ver, encou­ra­ger la mobi­li­sa­tion de ses dif­fé­rents acteurs avec des moyens appro­priés, mais aus­si « désa­mor­cer les réti­cences des acteurs domi­nants du système ».

La réap­pro­pria­tion de la liber­té (essen­tiel­le­ment orga­ni­sa­tion­nelle) d’enseignement par les acteurs de l’école seule­ment des­si­née ici pour­rait tout à fait être sou­te­nue par l’extension à toutes les écoles du régime d’asbl, héri­tage construc­tif et por­teur du réseau libre. Ayant toutes le même sta­tut, les écoles par­ti­ci­pe­raient fina­le­ment d’un réseau unique, por­teur de valeurs com­munes, cher à la laï­ci­té. Libre à ces écoles de se regrou­per en fédé­ra­tions sou­te­nant leurs pro­jets par­ti­cu­liers (ancrés phi­lo­so­phi­que­ment ou non), mais aus­si de s’en déta­cher et d’en chan­ger. La liber­té d’enseignement rede­vien­drait un prin­cipe actif…

  1. Fr. Dubet et M. Duru-Bel­lat, L’hypocrisie sco­laire. Pour un col­lège enfin démo­cra­tique, Seuil, 2000.
  2. Chr. Maroy, « L’école comme sys­tème de pro­duc­tion : impasses et voies de dépas­se­ment », La Revue nou­velle, mai-juin 2010.
  3. B. Del­vaux, « Décret ins­crip­tions. Sans adhé­sion, peu d’effets », La Revue nou­velle, jan­vier 2008.

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.