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Une autre prison existe déjà…
Une autre manière d’envisager la prison existe déjà dans douze des quatre-vingts prisons espagnoles. Officiellement reconnue et encouragée par les autorités supérieures, elle se développe rapidement. Elle vise à offrir à tout prisonnier, lors de son admission ou ultérieurement, l’alternative d’une Unidad Terapéutica y Educativa, une unité thérapeutique et éducative à l’intérieur même de la prison. Elle ne demande ni dépenses ni personnel supplémentaire, mais seulement une autre manière de voir les choses. Le personnel est volontaire pour travailler là, tout comme le sont les détenus qui souhaitent y entrer. Ces derniers devront renoncer à la drogue, à toute violence physique…, mais c’est leur désir de changement qui va s’avérer le plus important. Tout sera alors orienté vers une prise de conscience de leur situation et de la nécessité d’un travail sur eux-mêmes. Et tout sera fait pour les accompagner sur ce chemin. À l’accomplissement de leur peine, en sortent des hommes et des femmes qui ont changé, prêts à affronter leur réinsertion dans la société et à y tenir leur place. Les récidives se feront évidemment beaucoup plus rares : la société, à son tour, ne peut qu’y gagner.
Le dossier « Justice restauratrice, justice d’avenir ? » dans La Revue nouvelle de mars 2011 a forcé l’admiration, en révélant une telle qualité humaine dans le travail quotidien ainsi que la recherche d’améliorations plus institutionnelles de la prison pour l’accomplissement de ses objectifs. Mais la dernière révolte à la prison d’Andenne, tout un passé plus ou moins récent1 n’exprime que trop bien un malêtre dans nos prisons belges qui parait insurmontable. Le problème des prisons est d’ailleurs universel et elles ressemblent souvent davantage à des pourrissoirs qu’à des lieux de réhabilitation, de guérison et de réinsertion.
C’est ce qui a amené l’auteur2 à prendre conscience qu’il était témoin, dans l’unité thérapeutique et éducative (UTE) de l’institution pénitentiaire de Villabona en Asturies où il est volontaire, d’un changement radical dans le fonctionnement de la prison. Il se fait que c’est dans cette même prison que cette expérience a débuté, et qu’en 1998 déjà, elle était stabilisée. Elle intègre actuellement près de la moitié des détenus de la prison. Ces unités sont en voie de développement dans plus d’une prison sur huit (douze sur quatre-vingts) en Espagne. La prison alternative qui se développe ici n’en est donc plus du tout à un stade d’expérimentation plus ou moins utopiste et volontariste ; soixante-huitarde diraient certains. Aussi a‑t-il paru important de faire connaitre une voie possible d’avenir qui donne déjà ses fruits : une réhabilitation réelle de celui qui a été condamné pour ses actes.
À l’admission d’un détenu
À Villabona, la création de la première unité thérapeutique et éducative remonte déjà à 1992. Cette prison comporte dix modules autonomes destinés au séjour des prisonniers — dont un réservé aux femmes — pour un maximum de mille-deux-cents prisonniers. Cinq d’entre eux fonctionnent actuellement selon le modèle UTE.
C’est à l’admission qu’il est proposé à tout détenu d’entrer dans une UTE au lieu de la prison ordinaire ; qu’il soit jeune ou vieux, récidiviste ou non, en prévention ou purgeant sa peine, homme ou femme3. Quiconque a choisi la prison ordinaire peut, à tout moment, poser sa candidature pour entrer dans une UTE. Il est de même possible de quitter l’UTE pour retourner de l’autre côté.
S’il est intéressé, le détenu entrant rencontrera ensuite l’un des prisonniers d’une unité reconnu comme apoyo ou « appui » — un coresponsable de l’organisation interne qui lui en expliquera les objectifs, mais aussi les conditions. Les normes de la législation pénitentiaire sont évidemment les mêmes qu’en prison ordinaire ; il ne s’agit nullement d’une prison édulcorée, « au rabais ».
Les motivations profondes du prisonnier que cette alternative attire peuvent être très différentes d’une personne à l’autre : d’une réelle volonté de changement — car l’arrestation puis la mise en prison peuvent déjà avoir entrainé chez lui une prise de conscience — au secret espoir d’une vie de prisonnier plus facile. Certains peuvent aussi savoir qu’ils échapperont ainsi à l’omniprésence de la drogue et aux violences que celle-ci peut entrainer ; que la vie y sera moins « inhumaine » que dans la prison ordinaire.
Ce premier contact avec un prisonnier ordinaire, mais qui a intégré ce qu’est une UTE et qui y vit, aidera chacun à se faire une idée moins inexacte. Ce qui est proposé n’est rien moins qu’une autre façon de voir la vie, qu’une rupture avec le passé pour repartir sur d’autres bases. Ce ne sera pas facile, mais il sera soutenu. Il ne le comprendra que progressivement, bien sûr, mais cela peut faire naitre en lui un désir de changement et d’oser y croire… suffisamment pour tenter l’aventure.
Les exigences de départ sont précises et strictes : l’entrant s’engage à renoncer à toute consommation de drogue, à toute forme de violence physique… Il accepte surtout d’être intégré dans un groupe thérapeutique d’une bonne quinzaine d’«internes » (mot habituellement utilisé ici au lieu de « prisonniers »). Au début, ce seront les seules personnes avec qui il aura contact, en tout cas durant le premier mois. Mais chaque membre du groupe fera tout pour l’accueillir, l’écouter, l’entourer fraternellement. Il participera à toutes les réunions de son groupe thérapeutique. C’est là, en particulier, qu’il découvrira peu à peu quels en sont les objectifs. On y reviendra bien sûr.
De son côté, l’équipe multidisciplinaire en charge des UTE s’engage à lui donner l’appui et tous ses moyens disponibles pour entrer dans ce processus. Chacun sera suivi et soutenu personnellement dans sa démarche. Il sera invité à se former, à étudier, à préparer concrètement sa sortie. Il pourra, au besoin, avoir accès à divers recours extérieurs qui l’aideront à poursuivre sa formation et sa pleine réinsertion.
Tout cela se retrouve dans le contrat thérapeutique qu’il signera en même temps qu’un membre de l’équipe multidisciplinaire.
Les débuts
Durant les années quatre-vingt, la drogue se répandit parmi la jeunesse espagnole. L’héroïne, qui pousse plus qu’une autre drogue à la désinsertion sociale et à la délinquance, allait remplir progressivement les prisons d’un autre type de population, et la drogue allait se faire omniprésente à l’intérieur même des prisons, avec ses circuits et ses mafias.
La prison, héritée alors de la dictature qui se termina par la mort du général Franco en 1975, commençait à peine sa transformation4. Il fallait cependant plus qu’une loi pour changer les routines d’un milieu carcéral particulièrement dur. À la vieille prison d’Oviedo (capitale des Asturies), du fait de la présence d’un nombre important de jeunes toxicomanes, la situation était devenue explosive.
En 1989, deux professionnels, originaires de la région, un educador5 et une assistante sociale, qui avaient déjà chacun une solide expérience, furent transférés à cette prison. Ils se sentirent concernés par cette situation, purent faire équipe et cherchèrent comment aborder cette question. Pour cela, il fallait avant tout mériter la confiance de ces jeunes avant de songer à un quelconque travail avec eux. Les traiter avec respect était la toute première condition et ce n’était guère l’habitude encore à cette époque. Ils y parvinrent progressivement et le climat global commença à changer.
Un projet fut alors mis sur pied, qui débuta en 1992. Il concernait vingt-cinq prisonniers, tous toxicomanes, et ayant entre seize ans — l’âge de la majorité pénale à ce moment — et vingt-et-un ans. Chacun était volontaire et faisait confiance aux deux professionnels. Ils s’engageaient ensemble à trouver le chemin pour que ces jeunes arrivent à se libérer de la drogue et puissent se préparer à un autre avenir que la délinquance, voire la mort prématurée dans la violence ou par le sida, encore sans traitement à ce moment.
Il est utile de dire ici que nos deux professionnels avaient choisi ce métier par idéal. Ils voulaient travailler à faire changer les choses. Trop souvent la prison était de fait une école de délinquance. Ils étaient aussi conscients de l’énorme gaspillage de forces humaines, ainsi que des frustrations individuelles, que provoquait le mode de fonctionnement de la prison, en particulier chez les gardiens.
Ils tinrent bon, face à des oppositions de tout type, tant d’en haut que d’en bas : des autorités que des syndicats. Et c’est ainsi que l’expérience mérita la liberté de s’inventer et de se développer pas à pas selon les nécessités et les défis auxquels il fallait faire face.
Deux ans plus tard, en 1994, alors que l’on quittait la vieille prison d’Oviedo pour la nouvelle à Villabona, les autorités rendirent possible la création d’un « espace libre de drogue ». Il fut installé dans un des dix modules6 de la nouvelle prison et destiné à un groupe de soixante internes tous volontaires. Dans un milieu carcéral, on avait donc fait l’expérience qu’il était possible que des toxicomanes se libèrent de la drogue et trouvent une place dans la société.
Tout en poursuivant son évolution, le mouvement prenait plus d’importance. Il ne se limitait plus aux seuls toxicomanes. En 1998, il concernait plus de deux-cents internes. Une nouvelle structure au sein même de la prison, un autre type de prison, s’était constituée. Elle occupait deux des dix modules. C’est alors que le nom d’«unité thérapeutique et éducative » s’imposa.
À Villabona, les UTE concernent actuellement un peu plus de cinq-cents internes sur un maximum de mille-deux-cents. Elles fonctionnent cependant comme un tout unique animé par une seule équipe de responsables, comme on le verra. Les principes de base qui fondent l’UTE se sont découverts et mis en place progressivement. Ils se sont finalement imposés pour répondre au mieux aux exigences qui se faisaient jour au fur et à mesure que leurs objectifs se précisaient et que se découvraient les façons d’y parvenir. Mais ils ont abouti à une structure radicalement nouvelle.
Une structure horizontale : l’équipe multidisciplinaire
Dès 1992, il était clair que l’équipe qui commençait ce travail ne pouvait se limiter à deux personnes. C’est toute une équipe de professionnels bien décidés à s’y engager à fond qu’elle allait devoir constituer. Ce fut un des premiers défis à relever ; il était d’importance. Il constitue en fait le premier des grands changements qui s’imposèrent pour rendre possible l’UTE.
Elle devait d’emblée intégrer des gardiens. À eux seuls ne constituent-ils pas 80% du personnel d’une prison ? Et ils constituent évidemment la première ligne d’intervention en cas de problème. Cependant, au travail, ceux-ci adoptent le plus souvent une attitude défensive, car perpétuellement confrontés à l’opposition des prisonniers. Selon un schéma simpliste, mais réaliste, leur responsabilité première ne se ramène-t-elle pas, en fait, à éviter les évasions et à intervenir en cas de situations extrêmes ?
Comment passer de cette attitude défensive et d’hostilité toujours latente entre le corps des gardiens et les prisonniers à une relation de confiance indispensable pour tout travail en commun avec ceux qui cherchent à se libérer de la drogue et entrer en tout cas dans un processus de changement de leurs comportements ? Les gardiens ne pouvaient qu’y perdre un certain sentiment de pouvoir ou de sécurité à l’abri de leur bureau. Mais cela leur permettait aussi de sortir de la frustration liée à une activité routinière, répressive et bien peu personnalisante. Ils pourraient désormais donner un sens positif et humain à leur activité professionnelle en s’y engageant davantage. C’est toute l’orientation de leur travail qui devait être repensée. Le climat de confiance qui s’instaurait relativisait en bonne part leur travail de surveillance : portes de sécurité à ouvrir et fermer sans cesse, formulaires de toute espèce à contrôler ou à remplir… Il y avait plus important à faire ! Mais il fallait pour cela entrer dans un travail relationnel, éducatif et thérapeutique. Celui-ci repose sur eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Malgré les réticences en tout genre, dont les oppositions syndicales, il ne manqua pas de gardiens — de « fonctionnaires de sécurité » dans le jargon local — prêts à cette conversion. En fait, certains avaient une réelle préparation qui allait les y aider. En effet, lorsque l’accès à l’université s’était généralisé, certains s’étaient formés, entre autres, en criminologie. Mais ce seul diplôme les laissait sans espoir de travail ; aussi plusieurs avaient-ils accepté le poste de gardien. Ultérieurement, les possibilités de formation n’ont pas manqué aux fonctionnaires de sécurité pour mieux se former à cette nouvelle orientation de leur travail.
Mais encore fallait-il que ce nouveau rôle qu’on attendait d’eux soit pleinement reconnu à l’intérieur même de la prison. C’est alors que l’équipe en place décida que chacun de ses membres, qu’il soit gardien, éducateur, psychologue, assistant social, enseignant… serait mis sur pied d’égalité avec les autres : tous participant à cette même activité thérapeutique. L’équipe multidisciplinaire était née. Elle fonctionnerait selon une structure horizontale : chacun ayant une voix identique à celle des autres, tant dans l’apport et le partage de l’information que la prise de décision.
L’équipe regroupe donc la totalité des professionnels travaillant en UTE. Elle comporte actuellement à Villabona pas moins de cinquante-neuf gardiens, sept educadores, trois psychologues, quatre travailleurs sociaux, une personne chargée de coordonner les activités de l’ensemble. Elle intègre aussi trois instituteurs qui dépendent directement du ministère de l’Éducation. Cela constituait un ensemble de septante-sept personnes pour cinq-cent-cinq internes fin juin 2011.
Elle se réunit tous les matins dès 8 heures, moment où des professionnels de chaque branche sont présents. Tous ceux ou celles qui ont travaillé la veille ou la nuit et qui ont rencontré des problèmes, ont dû prendre des décisions, ont des propositions à faire à l’équipe… y sont donc représentés par des pairs pour lesquels ils ont tout consigné par écrit. On y décide donc de tout : tant de cas individuels, de décisions pratiques, mais plus complexes car elles concernent davantage des personnes, que d’orientations générales face à l’avenir.
On ne peut cependant oublier que l’ensemble de ces UTE fait partie intégrante d’un établissement pénitentiaire ayant ses autorités, ses services généraux et son organisation. Une équipe de coordination fut donc créée. Ses membres sont désignés par la direction de la prison parmi les membres de l’équipe multidisciplinaire.
Et du côté des internes ? Le groupe thérapeutique !
Rappelons qu’à l’origine, le but poursuivi était que chaque interne, une fois entré librement dans l’UTE, y soit aidé à entreprendre tout un travail sur soi qui lui permettra d’entrer dans un processus de changement. Il pourra ainsi abandonner ses conduites délinquantes, découvrir d’autres valeurs, apprendre à avoir des relations positives — y compris avec ses proches et son milieu d’origine —, adopter un style de vie plus sain, croitre personnellement grâce au contrôle sur soi, l’estime de soi, la sincérité et la responsabilité. Le prisonnier est donc pleinement reconnu comme sujet actif dans son propre processus de changement personnel.
Le nouvel arrivant est donc directement rattaché à un groupe thérapeutique. Il a été dit combien chacun de la bonne quinzaine de membres qu’il compte s’efforçait de l’accueillir, de se rendre proche de lui, et surtout de l’écouter. Durant les premières semaines, ceux-ci seront d’ailleurs les seuls avec qui il pourra avoir des relations à l’intérieur de l’UTE. Pas question de nouer — ou de renouer — des relations qui le ramèneraient à son style de vie passé ou, tout simplement, qui lui permettraient d’échapper au partage de la vie du groupe. Il en va de même concernant le téléphone et les visites au parloir. Le service social prend rapidement contact avec les membres de la famille pour discerner progressivement ceux sur qui on peut compter et ceux qui auraient une influence négative…
Le groupe se réunit au moins une matinée par semaine, et autant de fois qu’il est utile. Il est animé par un des tuteurs du groupe. Deux tuteurs, qui ne sont autres que des gardiens, sont en effet attribués à chaque groupe et en assument la responsabilité. Ils sont deux pour que l’un des deux au moins soit présent la majeure partie du temps. Chaque membre du groupe est suivi personnellement par l’un d’eux qui connait ses difficultés, ses aspirations, ses problèmes ; il règle avec lui les questions pratiques qui peuvent se poser. Il saura au besoin le soutenir et l’encourager. Il en est personnellement responsable face à l’équipe pluridisciplinaire. Lui revient, en particulier, de proposer tout changement utile pour l’interne : permissions, éventuelles sorties à but thérapeutique, changements de groupe… progressions ou révisions de son statut, tant comme prisonnier que comme membre de l’UTE. Le statut de tout prisonnier évolue, en effet, au cours du temps en fonction de son comportement. Il en est de même au sein de l’UTE.
Les internes qui accueillent le nouvel arrivant partagent la vie de l’unité depuis parfois longtemps. Ils ont eu toute la possibilité de prendre conscience de ce qu’ils portent en eux, de travailler sur eux-mêmes, de changer en profondeur et donc dans leur comportement quotidien. Ils se préparent à un retour, proche ou lointain, dans la société. Bref, si ce n’est fait pour l’essentiel, ils sont en train de bien intégrer dans leur propre vie les objectifs de l’UTE. Le tuteur, constatant les progrès de l’un d’eux, le présentera alors à l’équipe pluridisciplinaire pour qu’il soit reconnu comme représentant des internes. En l’acceptant, l’équipe estime qu’il est vraiment devenu membre du groupe et qu’il peut commencer à assumer certaines responsabilités dans la vie de l’UTE. Plus tard, la même démarche pourra entrainer la reconnaissance d’un représentant comme appui ; appui pour des individus, des groupes, des ateliers, dans la bonne marche de l’ensemble… Chaque groupe thérapeutique compte plusieurs représentants, mais en tout cas aussi un ou deux appuis.
Mais venons-en à ce qui peut se passer au sein du groupe thérapeutique, et dont un moment fort sera la réunion hebdomadaire. Un texte publié en 2005 par la Direction générale des institutions pénitentiaires sur les UTE l’explicite :
« Les fonctions du groupe thérapeutique sont les suivantes : servir de lieu de communication où l’interne va donner à voir toutes ses carences et déficits en socialisation, par le moyen de la révision, de la réflexion et de la confrontation avec le reste des membres du groupe ; servir de lieu d’analyse des évènements que vit l’interne au jour le jour depuis son entrée dans cette unité ; motiver en lui la sincérité et l’honnêteté ; créer le climat nécessaire indispensable pour que l’interne se sente accueilli, écouté et aimé. »
On comprendra que le tuteur présent est bien incapable, à lui seul, d’assurer pareil travail pour chacun des membres. Rien ne se passerait au sein du groupe thérapeutique sans la présence active des ainés : représentants et appuis. Leur âge n’a rien à voir ici. Ils sont « ainés » parce qu’ils précèdent les autres dans la démarche que propose l’UTE. Ils ont, en effet, connu les sentiments mélangés du nouvel arrivant. Ils ont vécu, non sans efforts, ni moments de découragement — voire d’échecs — tout ce processus de changement que celui qui entre dans le groupe est invité à parcourir. En même temps, ils ont partagé les péripéties de ce même parcours effectué par bien d’autres, chacun à sa manière propre et unique. Ils en connaissent les pièges, les risques, les exigences. Ils n’ignorent aucune des tentations, des échappatoires que l’on peut s’inventer en chemin… Bref, ils ont une expérience exceptionnelle pour, au sein du groupe, comprendre ce qui se dit, ce qui peut s’y cacher… et qui reste à dire. À peu près rien de ce qui est en train de se passer ne peut les prendre au dépourvu. Ils savent comment se comporter, comment réagir, ou tout simplement comment se taire et savoir attendre.
Le même texte officiel précise quel est « le premier pas » — et il indique simultanément la direction à prendre — de la démarche à laquelle le nouveau venu est invité : « Il lira la lettre de présentation qui représente le premier pas que fait l’interne pour se donner à connaitre dans son groupe thérapeutique. Elle entrera dans les aspects les plus importants de son histoire personnelle. »
Signaler d’abord que le simple fait d’écrire relève déjà de l’exploit pour plus d’un. Le groupe ne presse pas le nouveau à s’exécuter au plus vite. En fait, écrire ce texte demande tout un temps de réflexion sur soi-même ainsi que sur son passé, y compris familial. Cela peut devenir un moment majeur de prise de conscience de ce qui l’a amené à la délinquance et d’où il en est vraiment. Cette lettre de présentation deviendra comme un bilan de départ, un « état des lieux ». Elle sera lue au groupe comme tel, car celui-ci est désormais partie prenante. C’est avec lui que le processus de changement, une fois amorcé, va se poursuivre. Le rôle des « ainés » devient alors évident : leur expérience est primordiale dans le cheminement qui commence.
La présence du tuteur est évidemment irremplaçable en tant que garant de ce qui se passe. Mais c’est une grande surprise que de constater que le groupe se révèle parfaitement capable d’assurer son propre fonctionnement. Ce n’est guère qu’au cas où il y aurait dérapage, dans une forme de violence par exemple, ou parce que l’objectif recherché se perdrait dans des chemins de traverse que le « bon animateur » doit intervenir.
On pouvait craindre le pire vu l’absence d’un professionnel chevronné, spécialiste en dynamique de groupe, en groupe à objectif, ou en ce que l’on croira indispensable selon les diverses théories psychologiques en cours, pour assurer l’animation de pareille réunion. On constate que le savoir et l’expérience des tuteurs et des « ainés » en assure la bonne évolution. Ici on se reconnait tout simplement comme groupe d’entraide.
Faut-il préciser que l’écoute qui se pratique exige la plus extrême discrétion par rapport à ce qui se dit, ou se passe, dans le groupe. Chacun peut être totalement sincère sans qu’il n’en résulte de conséquences ni au plan de la justice — rien ne remontera jamais à l’oreille d’un juge — ni de sa vie en prison, en particulier face à ses compagnons d’UTE.
La vie en UTE : une responsabilité partagée…
En quoi la vie quotidienne aide-t-elle l’interne à changer, à grandir ? Une priorité est donnée à la formation et la préparation de sa sortie. N’y a‑t-il pas de trous dans ses études ? Possède-t-il au moins l’acquis du niveau primaire ? Sinon, il sera adressé aux trois enseignants, membres de l’équipe multidisciplinaire, qui l’aideront. Il sera aidé dans tout projet d’étude de plus haut niveau. Ainsi des visiteurs de prison sont-ils prêts à l’aider pour préparer des examens de niveau secondaire. Il existe ensuite un excellent réseau d’enseignement à distance… Un apprentissage professionnel est aussi offert sur place : le bois, le fer. En fin de peine, une formation au dehors est parfaitement possible. Ainsi plusieurs suivent-ils, durant un an, une formation d’aide-soignant à l’extérieur avant leur libération. Leur avenir professionnel est alors assuré. L’UTE trouve aussi des entreprises qui accueillent quelqu’un qui cherche à se réadapter au travail professionnel qu’il a pu exercer avant son séjour en prison.
Tout cela s’inscrit dans une perspective plus générale : il est essentiel que chacun soit réellement occupé en semaine durant les deux grandes plages libres de la journée matin et après-midi. Outre la formation directe, on a donc multiplié les ateliers occupationnels de tout genre : autour du cuivre, de la poterie, du bois, de la couture (y compris pour les hommes…).
L’atelier santé est primordial. Tous les nouveaux venus y passent un bon moment. Il est essentiel qu’ils apprennent à se connaitre et s’assumer aussi dans leur propre corps ; qu’ils prennent conscience de séquelles éventuelles de leur passé aventureux. D’aucuns ont à accepter — enfin — qu’ils sont porteurs du virus de l’hépatite C ou du VIH (cause du sida) et qu’ils doivent prendre en main leur propre traitement. Dans l’UTE, c’est l’équipe santé, et non l’infirmerie, qui assure directement la distribution des médicaments ; elle encourage par là leur acceptation et leur prise régulière. Elle organise d’ailleurs un « atelier émotionnel » où celles et ceux qui sont atteints de ces pathologies particulières peuvent exprimer et partager leur vécu intérieur… D’un tout autre côté, la même équipe vient d’instaurer, en pleine collaboration avec l’équipe multidisciplinaire évidemment, une pratique sportive adaptée aux possibilités de chacun pleinement intégrée à l’emploi du temps.
Dans une UTE, bien des activités sont à organiser. Ainsi chaque semaine une classe du secondaire vient-elle rencontrer un groupe de prisonniers à l’intérieur de la prison. Plusieurs livreront leur témoignage, puis auront lieu des rencontres par petits groupes… tout un travail de prévention. Les groupes de visiteurs sont nombreux : étudiants assistants sociaux, en droit… groupes de professionnels de prisons espagnoles où l’on songe à éventuellement instaurer des UTE, groupes étrangers… Quoi de plus éclairant qu’une assemblée où plusieurs donnent leur témoignage et où l’on répond aux questions ! Fin de l’année, chaque prisonnier peut inviter deux de ses proches à une visite festive de la prison. C’est évidemment l’occasion de créer une pièce de théâtre sur ce qu’ils vivent, d’un repas partagé, d’une visite à la cellule. Il y a aussi les jours de fête, les temps de vacances à occuper. Aussi a‑t-on besoin d’ateliers de musique, de théâtre, de danse… Et si, à un moment donné, quelqu’un est quand même sans activité à son programme, il aura la tâche de consacrer ce temps à de la lecture personnelle.
Il n’y a pas de travail rémunéré à l’intérieur de la prison. Cependant un système de partage assure à chacun un minimum hebdomadaire pour l’usage de la cantine. Le support en est une carte magnétique individuelle qui remplace toute circulation d’argent. Il est veillé à ce que les ressources extérieures de certains restent modestes et aussi qu’un vestiaire procure des vêtements corrects pour qui n’en reçoit pas du dehors.
On ne peut expliciter ici les nombreuses autres innovations apportées en UTE à la vie du prisonnier ordinaire. L’essentiel n’est d’ailleurs pas là. Quasi rien de tout cela ne serait possible si l’ensemble des internes n’était qu’une masse informe d’individus. Ainsi les internes de l’UTE sont-ils répartis en quatorze groupes thérapeutiques. L’unité sait aussi qu’elle peut comptersur ses représentants et ses appuis. Ainsi compte-t-elle, parmi ses deux-cents internes, quelque septante représentants et vingt appuis. En équipe avec les gardiens, ils en assurent le bon fonctionnement. Ils seront en fait les organisateurs et animateurs des multiples activités, ordinaires et extraordinaires, qui ne cessent de se passer dans l’UTE.
Mais avec cela, rien n’est encore dit du plus essentiel. Il ne suffit pas que l’ensemble des activités qui se déploient au sein de l’UTE fonctionne correctement, elles doivent encore aider chaque interne à progresser dans son propre processus de changement. Dans cette perspective, le fait d’être ou non présent à l’activité prévue, tout ce qui peut se vivre dans un atelier, les détails de la vie partagée au quotidien, l’attitude au réfectoire, le comportement aux moments libres, le souci de la propreté… prennent une tout autre importance.
Le groupe thérapeutique — rappelons le texte donné plus haut — est destiné à « servir de lieu d’analyse des évènements que vit l’interne au jour le jour…». Tout ce qui peut se passer d’anormal, du plus important aux petits détails, lui est donc référé si c’est utile. On s’y demandera si tel comportement précis est en harmonie avec le projet d’ensemble ou s’il s’inspire d’erreurs ancrées dans le passé. Dans ce cas, que faire pour changer7 ? Et l’on retrouve ici « la confrontation avec le reste des membres du groupe » mentionnée dans ce même texte. Rien à voir avec la « loi du silence » qui s’impose normalement en prison et par laquelle chacun se protège. Ici, le désir de changement, l’effort qu’il peut demander, concerne chacun et est bien omniprésent dans toute la vie quotidienne.
Toute personne qui vit ou travaille en UTE est personnellement concernée par ce désir de changement que chaque interne porte en lui. C’est le projet collectif que tous portent, chaque membre de l’équipe multidisciplinaire — qui en fait d’ailleurs volontairement partie — comme tout interne. Ne peut-on reconnaitre ce travail comme un authentique travail de cogestion ?
Le retour à la vie normale
Comment se pratique le retour à la vie normale ? L’interne ne se retrouve pas dehors du jour au lendemain. Au début des UTE, on veillait à ce qu’un interne en fin de peine, ayant été toxicomane, puisse la terminer directement dans une association se consacrant à la réhabilitation de ces derniers. Le règlement pénitentiaire le permet sans difficultés. L’une d’elle est particulièrement bien connue en Espagne et particulièrement efficace : il s’agit de Proyecto Hombre ou Projet Homme. Quand la drogue la plus utilisée était l’héroïne, un séjour en internat d’environ deux ans était indispensable. Le taux de réussite à deux ans, pour celles et ceux qui avaient suivi la totalité du séjour, était alors de l’ordre de 80%. Les prisonniers qui avaient été toxicomanes y parachevaient souvent leur travail de libération de la drogue. On chercha rapidement à développer un réseau associatif prêt à prendre en charge d’anciens détenus, surtout à partir du moment où les UTE s’élargirent à tout type de délinquants.
Les résultats
On pose souvent des questions sur le nombre de récidives. Est-il réellement inférieur pour les prisonniers qui sortent des unités thérapeutiques et éducatives ? Au niveau européen, on considère que le nombre de ceux qui rechutent et se retrouvent en prison serait de l’ordre de 65%. En Espagne, il se situe entre 55 et 60%. Mais pour ce qui est des toxicomanes, il atteindrait les alentours de 75%. Une étude sur les récidives après un séjour en UTE, faite par l’Institut de psychologie de l’université d’Oviedo a abouti à une rechute dans la drogue de 26 %. Mais cela ne signifie pas automatiquement un retour à la délinquance… et la prison.
Cette importante diminution de la récidive dans la délinquance est évidemment tout bénéfice pour la sécurité de la société.
L’institution pénitentiaire soutient et encourage le développement des UTE à l’intérieur des prisons. Elle en a pleinement reconnu le mode de fonctionnement et a officialisé celui-ci. La Dirección General de Instituciones Penitenciarias dépendant du ministère de l’Intérieur a publié une plaquette de trente-cinq pages qui décrit l’UTE comme « un modèle d’intervention pénitentiaire ».
Elle sert en fait de référence officielle aux équipes des douze centres pénitentiaires qui développent actuellement une UTE. Ces équipes viennent évidemment à Villabona pour mieux en comprendre le fonctionnement. Noter encore que Villabona est le centre de stage officiel pour les futurs fonctionnaires pénitentiaires. Ce stage inclut obligatoirement un séjour de deux semaines en UTE. Pratiquement la moitié des détenus de Villabona ont librement choisi d’accomplir leur peine en UTE, et cette expansion se poursuit.
C’est aussi l’occasion de rappeler que le règlement pénitentiaire est intégralement appliqué à l’intérieur des UTE. Il est important également de savoir que les UTE n’ont accès à aucun subside extraordinaire et qu’elles n’entrainent aucune dépense supplémentaire pour l’État. L’importante diminution de la récidive que celle-ci rend possible lui permet, au contraire, une réelle économie.
Pour nous Belges, confrontés depuis trop longtemps aux problèmes que soulèvent les prisons, ce système peut paraitre idyllique…, mais parfaitement impraticable. Il est vrai qu’on ne saurait rêver d’une « autre prison » qui serait une simple transposition du système des UTE — d’un « copier-coller » — décidé d’en haut. C’est à partir des acteurs directs de la prison que le changement doit s’opérer. Encore faut-il cependant que les autorités ne bloquent pas toute tentative d’évolution par un immobilisme bureaucratique ou le faux prétexte d’un cout supplémentaire. Puisse cette présentation encourager, voire donner quelque idée, à celles et ceux qui travaillent sur le terrain, en y consacrant souvent le meilleur d’eux-mêmes.
- Ainsi le livre de Philippe Landenne, Peines de prison. L’addition cachée, éd. Larcier 2008 ou celui de Gérard De Coninck et Guy Lemire, Être directeur de prison. Regards croisés entre le Belgique et le Canada, L’Harmattan 2011.
- L’auteur, médecin généraliste belge retraité dans sa famille en Espagne, n’est pas un expert des prisons. Cependant, dans son travail en milieu populaire et pauvre de Bruxelles, il a connu bien des misères ; entre autres, les problèmes liés à la drogue. Il a aussi rencontré des hommes sortis de prison, qui étaient accueillis en maisons d’accueil spécialisées où il était fréquemment appelé comme médecin, mais aussi d’autres se débrouillant comme ils pouvaient, voire devenus sans domicile fixe. Comme bénévole, il aide l’équipe responsable des activités de santé dans une UTE, en particulier dans les rencontres sur un thème de santé organisées chaque semaine et qui s’adressent aux nouveaux venus.
- Une UTE est mixte à Villabona depuis 1998. Celle-ci compte actuellement environ vingt-cinq femmes sur un ensemble de deux-cents internes. Il est prévu de ne pas y introduire de personnes ayant commis des délits de type sexuel. Toute relation affective ou physique est évidemment interdite.
- Le 26 septembre 1979, la jeune démocratie espagnole votait la loi organique sur les prisons toujours en vigueur. Il s’agissait d’en changer radicalement les objectifs ainsi que le mode de fonctionnement. La Constitution espagnole, approuvée par référendum dès le 6 décembre 1978, avait auparavant précisé que : « Les peines privatives de liberté et les mesures de sécurité sont orientées vers la rééducation et la réinsertion sociale et elles ne peuvent consister en travaux forcés » (art 25, 2).
- Un gardien devient educador en réussissant un concours. Une formation universitaire est exigée. Son rôle est précisément de veiller à l’éducation des prisonniers dont il a la charge.
- Un module est un ensemble de locaux où résident une bonne centaine de prisonniers. Isolé du reste à l’intérieur du bâtiment d’ensemble, chaque module y a son autonomie ainsi que son équipe de surveillance propre. La prison de Villabona en compte dix.
- Assez souvent, il pourra y avoir un regret à formuler ou un pardon à demander, voire à s’accorder mutuellement. Des sanctions de principe sont possibles. En cas de faits graves, l’affaire remonte à l’équipe multidisciplinaire. Elle peut entrainer une expulsion vers un module ordinaire de la prison. Le prisonnier peut cependant toujours demander d’être réintégré dans l’UTE. On sait bien, qu’après tout, une rechute n’a rien d’anormal au cours d’un processus de guérison d’une dépendance.