« Roms », « Tsiganes », « Gitans » et toutes les communautés des dits « gens du voyage » ne cessent depuis des siècles de subir la suspicion, le mépris, voire l’oppression, et même la persécution comme ce fut le cas en Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Sans être tout à fait ignoré, le fait est peu documenté et souvent passé sous silence. L’initiative du Styx, le si bien nommé « cinéma de la mémoire », basé à Ixelles, de programmer tout au long de l’été le film Liberté de Tony Gatlif, sorti discrètement en (...)
« Roms », « Tsiganes », « Gitans » et toutes les communautés des dits « gens du voyage » ne cessent depuis des siècles de subir la suspicion, le mépris, voire l’oppression, et même la persécution comme ce fut le cas en Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Sans être tout à fait ignoré, le fait est peu documenté et souvent passé sous silence. L’initiative du Styx, le si bien nommé « cinéma de la mémoire », basé à Ixelles, de programmer tout au long de l’été le film Liberté de Tony Gatlif, sorti discrètement en salle en 2008 et passé relativement inaperçu de la critique [1], tombe vraiment à pic [2]. Dans ce film bouleversant, le cinéaste et musicien français, né en Algérie d’une mère gitane et d’un père kabyle, auteur notamment des films Les Princes (1983), Rue du départ (1986), Latcho Drom (1992), Gadjo Dilo (1998) et Exils (2004), raconte l’histoire des Tsiganes pendant l’Occupation en France, l’internement dans des camps de détention gérés par les autorités de Vichy. Et, pour nombre d’entre eux, la déportation vers les camps de la mort nazis [3].
Nous sommes en 1942. Comme chaque année, une famille élargie arrive dans un village du centre de la France pour les vendanges. Venue de Belgique, où sont restés d’autres membres de la famille, elle a emprunté des chemins de traverse pour échapper à la traque des soldats allemands. Affamés, hommes, femmes et enfants, sont soulagés d’arriver sains et saufs dans ce village qui par le passé leur réservait bon accueil. Soucieux aussi de se débarrasser du « fantôme » qui les a suivis et effrayés une bonne partie du voyage, jusqu’à ce qu’ils le capturent : un petit garçon orphelin errant sur les routes. Bien qu’en règle de papiers, donc en possession du « carnet anthropométrique d’identité » qu’ils se sont empressés de faire viser à l’arrivée dans la commune [4] et bénéfi ciant de la protection du jeune maire et de l’institutrice qui lui sert d’adjointe, ainsi que du paysan du coin qui s’apprête à les embaucher, ils sont rapidement arrêtés et internés sur ordre de la préfecture, leurs chevaux sont réquisitionnés. Après le vote, en avril 1940, par les autorités françaises de l’assignation à résidence des « nomades » munis de carnets d’identité, les autorités allemandes ont pris, quelques mois plus tard, la décision de les interner dans des camps. Décision que les autorités françaises exécutèrent de toute évidence avec zèle, en organisant les internements. Au fait de la loi, le jeune maire, natif du pays, décide alors de leur vendre pour une somme symbolique la maison de son grand-père. Ce titre de propriété garantit leur sortie du camp, mais non leur liberté puisqu’ils sont interdits de déplacement. Claquemurée entre les quatre murs de la vieille bâtisse dans laquelle elle refuse d’habiter de peur de contrarier les fantômes de ses anciens occupants, en proie à l’hostilité des villageois, la famille décide de reprendre la route, d’affronter le danger de l’arrestation. Tant est fort le gout du voyage en roulotte et, forte aussi l’habitude, comme dit l’un d’entre eux, « de danser avec le serpent ». Le générique de fi n nous apprend l’arrestation dans le nord de la France, le transfert en Belgique et l’internement à la caserne Dossin à Malines, puis le départ dans un convoi de la mort pour Auschwitz. Il ajoute que tel ne fut pas le sort des milliers de Tsiganes internés en France puisque l’ordre des Allemands, en décembre 1942, de déporter tous les Tsiganes du Reich et du Grand Reich à Auschwitz ne concerna que les départements du Nord et du Pas-de- Calais alors rattachés à la Belgique.
Ce récit qui met en scène la France de Vichy, des résistants, des collaborateurs, des gitans et des petites gens, s’appuie sur une longue enquête auprès de témoins et de survivants menée par le cinéaste pendant trente ans. Ainsi, le personnage de la jeune institutrice, Melle Lundi, est inspiré du témoignage d’une résistante qui, à la suite de son arrestation par la Gestapo, a été déportée à Treblinka dont elle est sortie vivante. De même, la vente de la maison par le maire est inspirée de celle d’un notaire qui a sauvé une famille qui venait d’être envoyée au camp de Montreuil-Bellay en lui vendant une maison, lui permettant ainsi de ne plus être fi chée comme nomade. Ainsi que l’explique Toni Gatlif dans un entretien accordé au Nouvel Observateur, « toute l’histoire des Gitans est là : on veut les sédentariser, dans ce cas précis pour leur sauver la vie, mais malgré la peur des nazis, l’appel de la famille est plus fort, la route est plus forte. Ils ne peuvent pas vivre dans une maison, ils ont peur des pierres, parce que les pierres portent la trace de ceux qui sont passés avant eux, qui sont pour eux des fantômes. Pour eux, évoquer le nom d’un disparu, c’est l’appeler, le faire revenir, et donc l’empêcher d’aller là où les morts doivent aller. C’est aussi pour cela que, longtemps, ils ont refusé de parler de la déportation. »
Un film bouleversant, haut en couleurs, pétaradant de musique, cela va sans dire, porté par des comédiens irrésistibles de justesse terriblement coincée (les Français) et d‘irrépressible folie (les Gitans). Un film simple, vibrant d’amour et de joie, en dépit du malheur. Un magnifique hommage à la force extraordinaire de l’enfance et à son formidable don pour le bonheur. Malgré tout.
La vision de Liberté cet été au moment où l’actualité politique met « les Roms et les gens du voyage » à l’avant-scène répressive ne peut que faire réfléchir au profond ancrage dans l’histoire européenne de la violente stigmatisation de populations sédentarisées de force, mais désireuses de vivre et bouger de temps à autre en caravanes. Sans faire autant de bruit ni de vague qu’en France, des manifestations d’intolérance accompagnées de quelques dérapages verbaux révélateurs ont également eu lieu en Suisse et, dans une moindre mesure, en Belgique.
Début aout, le quotidien suisse Le temps pointe ainsi, sous le titre impertinent « La Suisse improvise sur les aires tziganes », l’imprévoyance des autorités du pays, affl igées du symptôme bien connu du « not in my garden ». Alors que les Tziganes suisses et étrangers voyagent, chaque année, sur les routes du pays, à la recherche d’aires d’accueil, et toujours pour les mêmes raisons à savoir de grandes rencontres évangéliques, aucune stratégie nationale n’a été élaborée. Chaque canton, et surtout chaque ville, bricole dans son coin, selon l’humeur des autorités locales et surtout celle de la population résidente qui manifeste pourtant, comme partout en Europe, un gout prononcé pour la transhumance saisonnière, à pied, à vélo, en moto, en bateau, en voiture et en avion, tout en prêchant le reste de l’année les vertus quasi magiques de la mobilité. Mais cette année, les choses ont mal tourné à Lausanne ainsi que dans la commune genevoise de Vernier et à Nyon, les populations locales exigeant des autorités qu’elles chassent les caravanes des aires offi cielles « pour des raisons d’hygiène et de sécurité ». Ce qui fut fait. L’idée d’obliger, comme en France, chaque commune de plus de cinq-mille habitants à aménager un terrain de transit, sans cesse préconisée, mais toujours reportée, ne fait désormais plus illusion. Les gens du voyage n’y sont guère mieux lotis : la loi est peu respectée, moins de la moitié des communes françaises s’étant exécutées.
Et en Belgique ? Une carte blanche publiée, fin juillet, dans La Libre Belgique, par deux administratrices de la Ligue des droits de l’homme fait utilement le point sur la situation des vingt milliers d’individus qui forment la communauté des gens du voyage dans notre pays. En nous rappelant, d’une part, que les Tsiganes, arrivés en Belgique au XVe siècle, ou à la fin du XIXe siècle, sont pour la plupart sédentarisés dans une caravane installée à demeure sur un terrain, alors que d’autres voyagent à certains moments de l’année, s’ajoutant au flux des gens du voyage en provenance des pays voisins qui traversent la Belgique pendant les mois d’été. En pointant, d’autre part, « la responsabilité des pouvoirs publics qui, par leur relative inertie, ne respectent pas le droit fondamental des gens du voyage de conserver une identité tsigane et de mener une vie conforme aux traditions de cette minorité » [5]. Les lois urbanistiques étant à géométrie variable, les propriétaires de terrain obtiennent difficilement le permis pour l’installation d’une caravane résidentielle. Aucune loi ne prévoyant l’obligation de créer des terrains d’accueil, les itinérants ont beaucoup de peine à trouver des sites où s’arrêter temporairement. Si les possibilités d’installation sont, de fait, très limitées à Bruxelles, il est surprenant d’apprendre qu’il n’existe qu’un seul terrain de transit public en Région wallonne (Bastogne) alors que les incitants fi nanciers pour la création d’aires d’hébergement sont prévus de longue date dans le budget de la Communauté française. C’est la Flandre qui se distingue par le meilleur bilan : « reconnaissance offi cielle de la roulotte comme logement, cinq terrains de transit, trente terrains résidentiels publics (destinés à accueillir une population permanente) et 90 % des frais pris en charge par les autorités régionales ». Décidément, les routes de la liberté, de l’égalité et de la solidarité sont impénétrables et ne mènent pas toujours là où l’on croit…
[1] Même s’il s’est vu discerner le Grand Prix des Amériques et du Public au Festival du film de Montréal
[2] Parallèlement à son film, Tony Gatlif cosigne avec le romancier Eric Kannay, et sous le même titre, une version romancée du scénario de Liberté, Perrin, 234 p.
[3] Voir les livres des historiens Marie-Christine Hubert et Emmanuel Filhol, Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, Perrin ; Claire Auzias, Samudaripen. Le Génocide des Tsiganes, L’Esprit frappeur, 2002 ; Henriette Aséo, Les Tsiganes : une destinée européenne, Découvertes Gallimard
[4] Conformément à la loi votée en juillet 1912 qui imposa aux nomades le port d’un carnet anthropométrique d’identité à faire viser à l’arrivée et au départ de chaque commune ainsi que celui d’un carnet collectif pour ceux se déplaçant en groupe.
[5] Carte blanche publiée par Julie Ringelheim, administratrice, et Véronique van der Plancke, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, dans La Libre Belgique du 31 juillet 2010.