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Un jugement pénal et la lutte contre la « grande » fraude fiscale

Numéro 1 Janvier 2010 - fiscalité justice sociale par D. Bosly Henri

janvier 2010

Le juge­ment de la qua­­rante-neu­­vième chambre cor­rec­tion­nelle du tri­bu­nal de pre­mière ins­tance de Bruxelles pro­non­cé le mar­di 8 décembre 2009 et décla­rant les pour­suites pénales irre­ce­vables dans l’affaire dite de la KBL a sur­pris et a sus­ci­té des com­men­taires en sens divers. Les uns se sont indi­gnés regret­tant que la jus­tice pénale consti­tue un obs­tacle dans la lutte […]

Le juge­ment de la qua­rante-neu­vième chambre cor­rec­tion­nelle du tri­bu­nal de pre­mière ins­tance de Bruxelles pro­non­cé le mar­di 8 décembre 2009 et décla­rant les pour­suites pénales irre­ce­vables dans l’affaire dite de la KBL a sur­pris et a sus­ci­té des com­men­taires en sens divers. Les uns se sont indi­gnés regret­tant que la jus­tice pénale consti­tue un obs­tacle dans la lutte contre la grande fraude fis­cale orga­ni­sée et invoque des irré­gu­la­ri­tés pro­cé­du­rales de pure forme pour déci­der de ne pas juger les per­sonnes pour­sui­vies. Les autres au contraire saluent une déci­sion cou­ra­geuse qui marque un retour à l’État de droit. Qu’en est-il précisément ?

La légitimité de la justice pénale

Le juge pénal accom­plit une tâche essen­tielle : il lui revient de déci­der si la per­sonne pour­sui­vie a com­mis l’infraction qui lui est repro­chée et, dans l’affirmative, de lui infli­ger la peine pré­vue par la loi. Si le juge ne rem­plit pas cette tâche parce qu’il invoque des irré­gu­la­ri­tés de pro­cé­dure, l’opinion publique a ten­dance à s’offusquer consi­dé­rant que le juge s’abstient d’accomplir sa mis­sion pour des motifs qui lui paraissent peu com­pré­hen­sibles, voire même peu convain­cants, sinon futiles.

En réa­li­té, l’incidence des irré­gu­la­ri­tés for­melles sur le bon dérou­le­ment du pro­cès pénal ren­voie à deux pré­oc­cu­pa­tions fon­da­men­tales dans une démocratie.

La pre­mière est la confiance de la popu­la­tion envers l’œuvre de jus­tice. Si l’établissement de l’institution judi­ciaire par la Consti­tu­tion et par la loi est une condi­tion néces­saire de sa légi­ti­mi­té, elle n’en est pas pour autant une condi­tion suf­fi­sante. Le bon fonc­tion­ne­ment même de la jus­tice en consti­tue la condi­tion com­plé­men­taire. Cela signi­fie en par­ti­cu­lier que les per­sonnes qui ont com­mis les infrac­tions par­mi les plus graves doivent être recher­chées effi­ca­ce­ment et ensuite jugées et condam­nées si leur culpa­bi­li­té vient à être éta­blie. Or, l’opinion publique peut être ten­tée de perdre confiance dans sa jus­tice si elle a l’impression — à tort ou à rai­son — que des infrac­tions cau­sant un pré­ju­dice social grave échappent en défi­ni­tive aux pour­suites pénales parce qu’une pro­cé­dure légis­la­tive trop com­pli­quée et une juris­pru­dence for­ma­liste consti­tuent autant d’obstacles infranchissables.

La deuxième pré­oc­cu­pa­tion tient dans la qua­li­té des règles fixant le dérou­le­ment du pro­cès pénal. Celui-ci ne peut pas se dérou­ler n’importe com­ment du moment qu’il se révèle effi­cace. En effet, pour­quoi la police et la jus­tice pénale auraient-elles leur place dans un État démo­cra­tique si elles uti­lisent, même par­tiel­le­ment, les mêmes méthodes que celles des délin­quants qu’elles pré­tendent recher­cher et juger ? Dès lors, le pro­cès doit se dérou­ler dans le res­pect des règles qui sont elles-mêmes consti­tu­tives de la démo­cra­tie parce qu’elles garan­tissent des liber­tés indi­vi­duelles et contri­buent à évi­ter les erreurs judi­ciaires. Par­mi ces règles, on trouve la pré­somp­tion d’innocence, le droit au pro­cès équi­table com­pre­nant notam­ment le res­pect des droits de la défense, le carac­tère contra­dic­toire de la pro­cé­dure et la qua­li­té de la preuve, une légis­la­tion suf­fi­sam­ment stricte des­ti­née à empê­cher un usage trop fré­quent et trop long de la déten­tion pré­ven­tive. Ces garan­ties sont énon­cées aux articles 5 et 6 de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme. Elles consti­tuent un cadre que le légis­la­teur et le juge doivent res­pec­ter et à l’intérieur duquel ils peuvent déve­lop­per au niveau natio­nal, le pre­mier sa règle­men­ta­tion, le second sa juris­pru­dence. Il s’en déduit que le juge pénal ne peut décla­rer l’infraction éta­blie à charge de la per­sonne pour­sui­vie que pour autant que la pro­cé­dure se déroule dans le res­pect de ces règles fon­da­men­tales. Autre­ment dit, le pro­cès pénal perd sa légi­ti­mi­té démo­cra­tique s’il consti­tue une enceinte à l’intérieur de laquelle « tous les coups sont permis ».

Mais com­ment la loi et le juge peuvent-ils tenir compte de ces deux pré­oc­cu­pa­tions qui sont dif­fé­rentes voire même contra­dic­toires ? Cela peut être vécu par­fois comme un défi impos­sible à rele­ver. Une idée me paraît devoir être pri­vi­lé­giée : une bonne pro­cé­dure doit pré­fé­rer le res­pect des garan­ties fon­da­men­tales à l’application tatillonne des règles de pure forme. C’est dans ce cadre que l’analyse du juge­ment du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Bruxelles se fera.

Le jugement du 8 décembre 2009

En résu­mé, ce juge­ment a décla­ré les pour­suites irre­ce­vables à l’égard des incul­pés au motif que ceux-ci n’ont pas eu droit à un pro­cès équi­table parce que l’enquête s’est dérou­lée de manière déloyale. En l’occurrence, selon le tri­bu­nal, en 1994 des employés de la KBL se sont empa­rés illé­ga­le­ment de docu­ments conte­nant les iden­ti­tés de clients ayant accom­pli des opé­ra­tions ban­caires qui sont consi­dé­rées par l’administration fis­cale comme consti­tu­tives de fraude fis­cale au pré­ju­dice de l’État belge. Les clients sont nom­breux, les sommes en jeu sont consi­dé­rables. Sachant que la juris­pru­dence en vigueur à l’époque n’acceptait pas que la preuve recueillie illé­ga­le­ment par une per­sonne pri­vée — en l’espèce le vol de docu­ments ban­caires — puisse ser­vir à la pour­suite des incul­pés à moins qu’il soit éta­bli que la jus­tice est entrée en pos­ses­sion de ces docu­ments léga­le­ment et hors l’intervention du voleur ou d’un inter­mé­diaire agis­sant à sa demande, les enquê­teurs décident de cacher l’origine délic­tueuse de cette « décou­verte » et orga­nisent, selon le juge­ment, une « mise en scène » com­por­tant un nombre consi­dé­rable d’actes des­ti­nés à rendre « légale » l’entrée en pro­cé­dure de ces docu­ments. L’enquête fait état de dif­fé­rents obs­tacles à la mani­fes­ta­tion de la véri­té et notam­ment d’une per­qui­si­tion exé­cu­tée « de bonne foi » alors qu’il s’agit en réa­li­té d’une mise en scène. Les pro­cé­dés uti­li­sés sont déloyaux, estime le tri­bu­nal, car ils sont indignes de la jus­tice et minent la confiance que les per­sonnes pour­sui­vies sont en droit d’avoir dans la régu­la­ri­té de la col­lecte des preuves pénales. En par­ti­cu­lier, elles sont en droit d’attendre que les pro­cès-ver­baux relatent les actes tels qu’ils ont été effec­ti­ve­ment accom­plis par les fonc­tion­naires de police concernés.

On l’aperçoit donc : la ques­tion posée ici est bien dif­fé­rente du cas où une règle de pure forme n’a pas été res­pec­tée. L’enjeu porte sur une ques­tion morale aus­si vieille que le monde : « La fin jus­ti­fie-t-elle les moyens » ?

Mais de quels moyens la police et la jus­tice peuvent-elles dis­po­ser sachant que la socié­té dans laquelle nous vivons ne consti­tue pas un « monde peu­plé d’anges ». La ruse est-elle auto­ri­sée ? La jus­tice peut-elle uti­li­ser comme preuve des docu­ments qu’elle sait avoir été volés par des par­ti­cu­liers et « encou­ra­ger » en quelque sorte cette pra­tique1.

La loi ne répond pas clai­re­ment à cette ques­tion. Dès lors, la juris­pru­dence qui est tenue de veiller à ce que le pro­cès demeure équi­table, se devait de prendre position.

Pour déter­mi­ner les effets des irré­gu­la­ri­tés de pro­cé­dure sur le dérou­le­ment du pro­cès pénal, la Cour de cas­sa­tion a adap­té en 2003 sa juris­pru­dence en esti­mant que le juge pénal ne pou­vait plus désor­mais déci­der d’écarter une preuve obte­nue de manière illi­cite que dans les trois hypo­thèses sui­vantes : lorsqu’une règle de forme pres­crite par la loi à peine de nul­li­té a été mécon­nue2, lorsque l’irrégularité com­mise a enta­ché la fia­bi­li­té de la preuve et enfin lorsque l’usage de la preuve com­pro­met le droit à un pro­cès équitable.

Dans l’affaire qui nous inté­resse, nous sommes dans la troi­sième hypo­thèse. Pour prendre sa déci­sion, le juge peut notam­ment prendre en consi­dé­ra­tion le carac­tère inten­tion­nel de l’irrégularité3 et le fait que l’illicéité com­mise est sans com­mune mesure avec la gra­vi­té de l’infraction dont l’acte irré­gu­lier a per­mis la consta­ta­tion. Concer­nant ce der­nier cri­tère, l’idée est la sui­vante : une petite irré­gu­la­ri­té ne peut pas empê­cher la condam­na­tion de l’auteur d’une infrac­tion grave. L’intérêt social de la condam­na­tion de ce délin­quant l’emporte alors sur la sanc­tion d’une petite irré­gu­la­ri­té de nature pro­cé­du­rale. L’opinion publique admet assez bien ce type de rai­son­ne­ment4. Mais cela ne veut pas dire que la pour­suite d’une infrac­tion grave per­met­trait de com­mettre une grave irré­gu­la­ri­té. Dans cette affaire, le tri­bu­nal a esti­mé que l’irrégularité com­mise était d’une extrême gra­vi­té en rai­son de sa déloyau­té et de l’entrave irré­mé­diable qu’elle cause aux droits de la défense. Dès lors, les pour­suites ne sont pas rece­vables mal­gré la gra­vi­té de l’infraction qui devait être jugée. Et sur ce point, le juge­ment indique sans ambigüi­té la gra­vi­té de la grande fraude fis­cale organisée.

On l’aperçoit clai­re­ment : il ne s’agit pas — comme cer­tains l’ont dit ou écrit — de mettre dans la balance la gra­vi­té de l’infraction d’une part et la gra­vi­té de l’irrégularité pro­cé­du­rale d’autre part. La ques­tion est de savoir si l’irrégularité est d’une minime impor­tance. Si ce n’est pas le cas, la gra­vi­té de l’infraction est sans effet.

La Cour d’appel appe­lée à juger ce dos­sier dans quelques mois, devra dire si elle porte le même juge­ment que le tri­bu­nal quant au carac­tère irré­gu­lier des nom­breux actes rele­vés dans le juge­ment. Pour le tri­bu­nal, la réponse est claire : la loyau­té de la pro­cé­dure a été mécon­nue, or elle est d’une extrême importance.

Mais ce pro­cès pose une autre ques­tion qui me paraît essen­tielle : celle du (trop) long délai entre le début de l’enquête et le juge­ment en pre­mière ins­tance. Il y a là un défi consi­dé­rable à rele­ver car l’efficacité du « volet pénal » de la lutte contre la grande fraude fis­cale orga­ni­sée en dépend.

Pour le sur­plus, c’est tou­jours la même ques­tion morale : la fin jus­ti­fie-t-elle les moyens ? La réponse demeure d’actualité. Il ne suf­fit pas de répé­ter que notre socié­té par­tage une civi­li­sa­tion et des valeurs com­munes. Encore faut-il être en mesure de les identifier.

  1. Le juge­ment signale que des employés de la banque en ques­tion ont déro­bé ces docu­ments afin de dis­po­ser d’une « arme » à l’encontre de leur employeur qui, leur repro­chant de graves indé­li­ca­tesses non autre­ment pré­ci­sées, était réso­lu à les licencier.
  2. Cela signi­fie que la loi doit indi­quer de manière cer­taine que si la for­ma­li­té n’a pas été res­pec­tée, l’acte conte­nant cette preuve sera nul.
  3. Le tri­bu­nal estime que les irré­gu­la­ri­tés ont été com­mises en l’espèce inten­tion­nel­le­ment, ce qui en accroit la gravité.
  4. Elle ren­voie à l’idée de la confiance de la popu­la­tion envers sa justice.

D. Bosly Henri


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