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Un fantassin postcolonial revient sur ses pas

Numéro 4 Avril 2010 par Paul Grosjean

avril 2010

La construc­tion de l’É­tat au Congo oscille, depuis l’in­dé­pen­dance, entre deux stra­té­gies appa­rem­ment contra­dic­toires. Dans la pre­mière, les diri­geants poli­tiques congo­lais ins­tru­men­ta­lisent le natio­na­lisme. La seconde stra­té­gie est celle de l’ap­pel aux puis­sances étran­gères et/ou de leur for­cing pour aider à sta­bi­li­ser le pou­voir poli­tique dès lors que des crises secouent le pays. Par rap­port aux trois périodes scan­dant l’his­toire poli­tique de la RDC, la Pre­mière et la Troi­sième Répu­bliques sont mar­quées par la conti­nui­té tan­dis que la Deuxième Répu­blique tente de récu­pé­rer l’i­ni­tia­tive diplo­ma­tique ; mais cet effort bute trop vite sur la diplo­ma­tie de la dépen­dance à l’Oc­ci­dent consti­tu­tive des choix stra­té­giques du régime Mobutu.

30 juin 1960 : indé­pen­dance du Congo belge. « Indé­pen­dance Tchat­cha, faut oublier…», à l’évocation de cette date, c’est cette musique et son rythme inou­bliable qui me jaillissent du cœur ! Après bien sûr, d’autres images me reviennent, emmê­lées : dis­cours de l’un, dis­cours de l’autre, cor­tèges, sabre royal qui s’encourt aux mains d’un luron, diner offi­ciel et dis­cours cor­rec­tif… mon oreille col­lée à la radio mal­gré l’effroyable exa­men de sta­tis­tique du len­de­main. Et bien­tôt après : muti­ne­ries, vic­times, morts, exode, fuite, bataillon belge, etc.

Mais d’abord et avant tout, le 30 juin, c’est la fête, dans la joie totale de ce jour unique où l’opprimeur et l’opprimé ont fra­ter­ni­sé un ins­tant pour célé­brer la fin de l’oppression. Éphé­mère, cette joie jaillit sans comp­ter. Elle fait dan­ser les cœurs et les corps de tous ceux qui sont là, quels que soient par ailleurs leurs rôles par­ti­cu­liers dans le scé­na­rio qui a conduit à ce jour. Ceux qui ne savent pas dan­ser en de tels moments risquent de ne pas com­prendre qu’on danse à nou­veau en s’en sou­ve­nant cin­quante ans après.

Même lorsqu’elle est retom­bée, cette joie marque la façon dont on se sou­vient du reste et de la suite des évè­ne­ments. Lorsqu’un jour, on a tou­ché le rêve de si près, on ne peut pas accep­ter que ce ne soit qu’utopie et on juge la suite de l’histoire en fonc­tion de ce que, un ins­tant, on a cru pos­sible. C’est mon cri­tère d’appréciation pour par­ler du Congo éco­no­mique depuis.

En 1960, le pou­voir éco­no­mique au Congo était entre des mains belges. Je ne peux pas en faire l’histoire. Il fau­drait trop de com­pé­tences, trop de place et trop de tra­vail. Non, je vou­drais plu­tôt, à par­tir de ce que j’y ai vu après 1960, essayer de com­prendre ce qui s’est pas­sé et pour­quoi on s’est tel­le­ment écar­té, dans la sphère éco­no­mique aus­si, de l’utopie entre­vue. Essayer d’y voir plus clair, n’est-ce pas aus­si une bonne façon de fêter cin­quante ans d’indépendance ?

Mes premiers jours de brousse

1

Dès la fin de mes études secon­daires, de bonnes lec­tures aidant2, je suis sai­si par la ques­tion de la faim dans le monde. Logique avec moi-même, j’entreprends en 1956 les études d’ingénieur agro­nome des régions tro­pi­cales que je com­plète ensuite par une licence en sciences éco­no­miques. Cette année-là, un pré­cur­seur clair­voyant, le pro­fes­seur Joseph van Bil­sen, se fai­sait tan­cer par les auto­ri­tés belges pour avoir osé publier un Plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge3. Cinq ans plus tard, c’était chose faite, au plan de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique du Congo tout au moins. Puis, en quelques semaines à la suite des muti­ne­ries de la Force publique de juillet 1960, c’est tout le « Congo admi­nis­tra­tif » qui est en ruine. Le « Congo belge éco­no­mique » a été plus résis­tant. Il res­tait grand ouvert à de jeunes agro­nomes belges, un tant soit peu moti­vés et auda­cieux. Les plan­ta­tions, les usines, les réseaux élec­triques, etc., réa­li­sés sous la colo­nie deman­daient tou­jours des cadres pour fonc­tion­ner et pour rému­né­rer ce qui y avait été inves­ti, d’autant plus que les désordres de l’immédiat après-indé­pen­dance en avaient fait fuir beaucoup.

Main­te­nant que le préa­lable colo­nial, détes­table à mes yeux comme à celui de tout jeune un rien pro­gres­siste à l’époque, était offi­ciel­le­ment liqui­dé, on allait pou­voir tra­vailler avec le peuple congo­lais à son propre déve­lop­pe­ment pour le plus grand bien de tous. On allait y trou­ver de jeunes cadres natio­na­listes com­pé­tents, probes et dévoués, ani­més du seul désir de construire leur pays, accueillant à bras ouverts toute bonne volon­té étran­gère qui vien­drait les aider dans cette tâche enthou­sias­mante. Et dans dix, quinze, maxi­mum vingt ans, ce serait chose faite, le Congo serait développé !

C’est avec ce genre d’idées, pleines d’idéal sans doute, mais naïves à en être gêné aujourd’hui, que je par­tis, fin 1963, pour Boto par Geme­na, dans la pro­vince congo­laise de l’Équateur, où les Plan­ta­tions de l’Ubangui, filiale indi­recte de la Socié­té géné­rale de Bel­gique, m’avaient nom­mé assis­tant de plan­ta­tion. J’avais bien sûr, en bon gau­chi­sant, quelques réti­cences quant à l’insertion « capi­ta­liste » de cet enga­ge­ment pro­fes­sion­nel, mais, à cette époque, je vou­lais sur­tout apprendre mon métier dans une struc­ture fiable, la nou­velle admi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale congo­laise était en mau­vais état et fer­mée aux étran­gers ; les quelques pos­si­bi­li­tés entre­vues dans des « pro­jets » de la jeune coopé­ra­tion tech­nique encore bal­bu­tiante m’avaient paru peu fiables.

Dans le désert humain de l’épaisse forêt congo­laise, les grandes plan­ta­tions, dont celle où je débarque, étaient comme des abbayes dans la soli­tude des cam­pagnes du Moyen-Âge euro­péen : mai­sons en dur, ate­liers, usines à café ou à caou­tchouc, hui­le­rie, petite cen­trale élec­trique, dis­pen­saires et par­fois tout un hôpi­tal, une ou deux écoles. Tout cela sur­gis­sait tout à coup, au bout de kilo­mètres de piste fores­tière à peine carrossable.

Deux ou trois mille tra­vailleurs sor­taient au petit matin de leurs mai­son­nettes chau­lées bien ali­gnées, pour aller à leurs tâches dis­per­sées sur les quelques mil­liers d’hectares de pal­miers ou de caféiers. Leurs femmes culti­vaient des champs tout proches, attri­bués à cha­cun en fonc­tion de la taille fami­liale. La paye était régu­lière et les soins médi­caux garan­tis à toute la famille, grâce aux tonnes de caou­tchouc et de café que de lourdes barges emme­naient au fil de la rivière vers Kin­sha­sa et les mar­chés mon­diaux. Tout ce petit monde trou­vait à s’approvisionner à la « can­tine », tout en envoyant les enfants à l’école où l’instituteur, régu­liè­re­ment payé lui aus­si, don­nait cours tous les jours. Les mères accou­chaient dans des dis­pen­saires régu­liè­re­ment appro­vi­sion­nés en médi­ca­ments. Une fois par mois, un père scheu­tiste de Bwa­man­da pas­sait avec sa petite cara­vane pour assu­rer l’essentiel du ser­vice reli­gieux. Bref, une autar­cie éco­no­mique et sociale appa­rem­ment durable. En 1963, elle dégage encore des béné­fices hono­rables pour les capi­taux qui ont été rela­ti­ve­ment récem­ment inves­tis, c’est-à-dire sur­tout depuis la fin de la guerre et pen­dant le « boom de Corée4 ». À cette époque, soit dix ans plus tôt, on était encore au Congo pour cent ans !

Cette autar­cie avait aus­si ses limites bien pré­cises : celles de la sur­face de la conces­sion attri­buée sous le régime colo­nial à la socié­té exploi­tante. En dedans, la socié­té était res­pon­sable et pre­nait tout en charge, au dehors, rien. Pas d’enfants des vil­lages avoi­si­nants à l’école de la plan­ta­tion, et les patients exté­rieurs à la socié­té payaient un prix gen­ti­ment décou­ra­geant pour les soins, gra­tuits par ailleurs pour les tra­vailleurs et leurs familles. Mes quelques essais d’aller voir en dehors de la conces­sion dans les vil­lages envi­ron­nants com­ment cela se pas­sait et ce que l’on pour­rait peut-être faire « pour déve­lop­per » n’ont pas ren­con­tré beau­coup d’encouragements de la direc­tion. « Ne vous mêlez pas de cela, M. Gros­jean, vous n’aurez que des ennuis ! »

Dans ce contexte, je me retrou­vais donc chaque matin en face de cen­taines de tra­vailleurs congo­lais par­mi les­quels quelques-uns seule­ment par­laient fran­çais, et pas tou­jours le même que le mien ! Aus­si en trois mois de temps, je me débrouillais de façon accep­table en lin­ga­la, comme tous les « cadres colo­niaux » de brousse le fai­saient depuis tou­jours5.

Com­ment dire en quelques mots la révé­la­tion humaine que ces contacts avec les tra­vailleurs ont été pour moi ? J’ai décou­vert un réel huma­nisme, inté­grant une pers­pi­ca­ci­té psy­cho­lo­gique sidé­rante à une capa­ci­té de com­mu­ni­quer pré­cise une fois les codes com­pris, tant par la parole, que par le geste et l’attitude. Il y avait aus­si des tra­di­tions for­gées par des siècles de sur­vie dans un milieu dif­fi­cile, des régu­la­tions de com­por­te­ment socié­tal com­plexes… bref, tous les élé­ments d’une façon cohé­rente et durable de vivre ensemble, d’une civi­li­sa­tion, sans monu­ments et sans écrits, mais avec des paroles, des gestes, des vête­ments, des usten­siles, des masques et des fétiches, des fêtes et des céré­mo­nies appro­priées aux grands moments de la vie, aux joies et aux peurs qui les accom­pagnent. Non, évi­dem­ment, je n’ai pas vu tout cela d’un coup ni si rapi­de­ment, mais c’est là, avec les tra­vailleurs, accrou­pis lors de la pause au coin des champs, ou à la soi­rée en bavar­dant, que j’ai eu, encore assez jeune, ces pre­miers contacts pré­gnants qui donnent, à vie j’espère, le « savoir être » recon­nais­sant l’humain par­tout où il apparait.

Ce modèle développemental des « abbayes à capitaux étrangers » a ses limites

Les limites de ce modèle en termes de déve­lop­pe­ment plus géné­ral étaient évi­dentes. Les diri­geants, encore ins­tal­lés pour la plu­part dans des bureaux bruxel­lois, atten­daient de voir si le contexte poli­tique post­co­lo­nial per­met­trait d’investir à nou­veau. Sinon, ils pou­vaient aller faire autre chose ailleurs. Et en atten­dant, on ne per­dait rien à pour­suivre l’exploitation des inves­tis­se­ments anté­rieurs, au contraire ! Mais ces diri­geants loin­tains n’avaient pas de vision quant au rôle que « ces abbayes » auraient pu jouer dans un déve­lop­pe­ment régio­nal ou natio­nal, que ce soit au plan éco­no­mique ou social. Le sys­tème colo­nial avait en effet appris aux opé­ra­teurs éco­no­miques pri­vés à res­ter dans leurs conces­sions et à y appli­quer le sys­tème de sécu­ri­té sociale colo­niale détaillé, en nature pour la san­té, le loge­ment, la sco­la­ri­té et en espèces pour les coti­sa­tions de pen­sion. En fait, ce sys­tème social était assez avan­cé par rap­port à celui de bien d’autres colo­nies, maté­riel­le­ment tout au moins.

Mais dans l’immensité du reste du ter­ri­toire, c’était l’Administration ter­ri­to­riale qui s’occupait de tout type de déve­lop­pe­ment, éco­no­mique, social, sani­taire et sco­laire des popu­la­tions dites « indi­gènes ». Et ce n’est pas parce que ce sys­tème admi­nis­tra­tif colo­nial s’était écrou­lé dès juillet 1960 que les entre­prises pri­vées de l’intérieur se sen­taient une quel­conque voca­tion à s’y sub­sti­tuer. Elles payent des impôts, pour le reste, ce n’est plus leur affaire !

Cela ne pou­vait pas durer. Assez rapi­de­ment, l’Administration lais­sée à elle-même n’assurait plus les ser­vices atten­dus. La dégra­da­tion des routes et l’entretien des voies navi­gables aug­men­taient les couts et les temps de trans­port, les stocks « flot­tants » gon­flaient les besoins de finan­ce­ment, les banques trou­vaient plus inté­res­sant de four­nir du cré­dit à des opé­ra­teurs urbains. De leur côté, les fonc­tion­naires locaux se payaient de plus en plus sur leurs admi­nis­trés dont notam­ment les « riches » entre­prises de leur res­sort. Bien­tôt un arbi­traire cynique pré­va­lut dans l’administration fis­cale et comme tout recours de contes­ta­tion est encore plus cou­teux et plus aléa­toire, les impôts, jus­ti­fiés ou non, fixés par les agents du Tré­sor, sont « négo­ciés » et les paye­ments finaux n’aboutissent que très par­tiel­le­ment dans les caisses de l’État.

Par ailleurs, les popu­la­tions aban­don­nées de l’intérieur sol­li­ci­taient de plus en plus les ser­vices de san­té de ces mêmes opé­ra­teurs éco­no­miques, qui eux com­men­çaient à pei­ner pour ren­con­trer leurs obli­ga­tions, à for­tio­ri cette demande addi­tion­nelle insol­vable. Faut-il expli­quer alors pour­quoi, dans cette évo­lu­tion, les déci­deurs éco­no­miques loin­tains étaient fort peu enclins à réa­li­ser de nou­veaux inves­tis­se­ments ? Et pour­tant, si l’on veut main­te­nir le poten­tiel de pro­duc­tion d’une plan­ta­tion à matu­ri­té, il faut replan­ter chaque année un pour­cen­tage de ses sur­faces. Sans cela, la pro­duc­tion ne peut que décli­ner. Mais les « pro­prié­taires action­naires », res­pon­sables loin­tains, vou­laient-ils encore main­te­nir ce poten­tiel ? Ou inves­tir ailleurs dans des régions et des contextes finan­ciè­re­ment plus sûrs ?

La zaïrianisation économique : un pavé dans l’enfer des bonnes intentions

En 1971, au nom de l’authenticité cultu­relle, le pré­sident Mobu­tu avait lan­cé un vaste mou­ve­ment de réap­pro­pria­tion cultu­relle connu sous le nom de « zaï­ria­ni­sa­tion » : aban­don des noms et pré­noms chré­tiens pour les noms tra­di­tion­nels, réuti­li­sa­tion des déno­mi­na­tions géo­gra­phiques anté­rieures à la colo­ni­sa­tion pour les villes et pro­vinces, cos­tume « aba­ko » à col fer­mé droit « à la Mao » pour les hommes, longs pagnes colo­rés et tur­bans ver­ti­gi­neu­se­ment tor­sa­dés sur la tête des femmes, pro­grammes sco­laires revi­si­tés pour en éva­cuer tout « ancêtre gau­lois » et la lita­nie d’amont en aval des villes arro­sées par l’Escaut.

En 1973, Mobu­tu étend cette poli­tique à l’économie. Là, c’est plus que sim­ple­ment cultu­rel. Il veut accé­lé­rer la marche vers l’indépendance éco­no­mique ; il veut sur­tout le réin­ves­tis­se­ment dans le pays des béné­fices qu’il pro­duit. L’intention est claire, l’objectif tout à fait jus­ti­fié et le besoin d’intervenir pour y arri­ver évident. Avec des opé­ra­teurs éco­no­miques dont la fina­li­té der­nière est à l’étranger, on n’aboutira pas à ce réin­ves­tis­se­ment dans le pays par un simple « lais­ser faire comme d’habitude ». Il faut for­cer la main, c’est fon­da­men­ta­le­ment légi­time. Mal­heu­reu­se­ment, la stra­té­gie de « natio­na­li­sa­tion pri­va­tive » uti­li­sée à grand ren­fort de dis­cours est tout à fait inappropriée.

En très bref, parce qu’il y aurait beau­coup à dire, la pro­prié­té et donc le capi­tal social de toutes les entre­prises rele­vant du domaine fon­cier (agri­cul­ture, éle­vage, pêches et mines) sont trans­fé­rés à des natio­naux choi­sis en fonc­tion de leurs rela­tions avec le pou­voir. Le prin­cipe d’une indem­ni­sa­tion des anciens pro­prié­taires est pré­vu, mais ne sera pour ain­si dire jamais appli­qué. C’est donc une natio­na­li­sa­tion « par et pour les natio­naux » et non pas au pro­fit d’organismes d’État. La mesure fut assez rapi­de­ment éten­due à bien d’autres entre­prises pri­vées de type PME, notam­ment celles tenues par des citoyens ori­gi­naires de Grèce ou du conti­nent indien.

Ce fut assez rapi­de­ment le chaos. Un grand nombre de cadres étran­gers, asso­ciés aux action­naires d’outre-mer, démis­sionne. La plu­part des nou­veaux diri­geants natio­naux n’ont en géné­ral que très peu de com­pé­tence mana­gé­riale, encore moins tech­nique, et trop d’entre eux orientent direc­te­ment le résul­tat des ventes, de pro­duits ou d’actifs mobi­liers, vers leurs comptes indi­vi­duels d’actionnaires plu­tôt que vers les comptes de la socié­té. Le chaos est tel que fin 1974, le gou­ver­ne­ment décide la « radi­ca­li­sa­tion » de cette zaï­ria­ni­sa­tion, c’est-à-dire la mise sous le contrôle de « délé­gués géné­raux » de l’État, des biens « zaï­ria­ni­sés ». Mais cela ne change pas grand-chose aux résul­tats réels, les délé­gués n’ayant que rare­ment les moyens néces­saires à leur mis­sion. Aus­si, dans le cou­rant de 1976, l’État congo­lais ne peut plus que faire marche arrière. Par la « rétro­ces­sion », les anciens pro­prié­taires sont invi­tés à reve­nir, en intro­dui­sant des inté­rêts pri­vés natio­naux mino­ri­taires dans l’actionnariat et dans les conseils d’administration. En géné­ral, les groupes finan­ciers étran­gers impor­tants sont reve­nus, mais très peu des plus petits entre­pre­neurs6.

Une embellie n’annonce pas toujours le printemps

En bonne par­tie parce que je n’y voyais pas un ave­nir de « déve­lop­peur », j’avais quit­té les plan­ta­tions de mes débuts pro­fes­sion­nels, en 1967 déjà. En 1968, la Banque mon­diale me recrute comme « agroé­co­no­miste jeune pro­fes­sion­nel » dans son vaste dépar­te­ment des pro­jets agri­coles à Washing­ton, en pleine expan­sion à l’époque. J’y passe des années très for­ma­tives, bour­lin­guant d’Indonésie au Séné­gal, en pas­sant par l’Ouganda, la Papoua­sie et Nou­velle-Gui­née et la mis­sion per­ma­nente de la Banque au Nige­ria. En 1975, ma femme et moi sou­hai­tons reve­nir en mère patrie. Un des tout gros bureaux d’engineering belges, Trac­tio­nel, membre de la grande famille de la Socié­té géné­rale de Bel­gique, m’engage, entre autres pour y déve­lop­per la consul­tance en agri­cul­ture. C’est là que mon pas­sé agri­cole congo­lais me rattrape.

En effet, au début des années quatre-vingt, une embel­lie éco­no­mique se des­sine pour le Congo. La dégra­da­tion de tous les indi­ca­teurs éco­no­miques depuis 1976 a ame­né les auto­ri­tés du pays à recher­cher l’aide des grands orga­nismes inter­na­tio­naux comme le FMI et la Banque mon­diale. Celle-ci en est à ses pre­miers bal­bu­tie­ments des poli­tiques d’ajustement struc­tu­rel. Le Congo, avec son remar­quable Pre­mier ministre Ken­go Wa Don­do, sa déva­lua­tion de la mon­naie zaïre de cinq pour un en sep­tembre 1983, et son accep­ta­tion des condi­tion­na­li­tés de ces orga­nismes, est pré­sen­té comme l’élève modèle des deux orga­ni­sa­tions de Bret­ton-Woods. Par ailleurs les prix des matières pre­mières remontent.

La Socié­té géné­rale de Bel­gique détient tou­jours, de façon indi­recte et variée, des par­ti­ci­pa­tions, géné­ra­le­ment majo­ri­taires, dans une bonne dou­zaine de socié­tés de plan­ta­tions et d’élevage au Congo, dont celle où j’avais fait mes pre­mières armes vingt ans plus tôt. Ce contexte inter­na­tio­nal favo­rable lui fait pen­ser que le moment est venu de relan­cer ces actifs. On cherche donc un pilote. Pour­quoi ne pas faire d’une pierre deux coups : réha­bi­li­ter un poten­tiel agro-indus­triel au Congo et en faire une base de réfé­rence pour de la consul­tance en agri­cul­ture et en déve­lop­pe­ment rural. Tout cela ne traine pas et fin 1983, après une tour­née de plu­sieurs semaines dans le vaste domaine agro-indus­triel de la Géné­rale, épar­pillé dans tout le pays, je suis dési­gné comme « big boss » de ce qui va bien­tôt s’appeler le Groupe agro-pas­to­ral (GAP).

À toi de jouer, le « développeur » !

En fait, les diri­geants de la Géné­rale me lais­saient assez libre d’essayer de déve­lop­per en vraie gran­deur les quelques idées que j’avais timi­de­ment esquis­sées vingt ans plus tôt lorsque j’étais arri­vé pour la pre­mière fois au Congo. Je m’y suis mis corps et âme, avec bien des cadres congo­lais et expa­triés tout à fait remarquables.

Le tra­vail a com­men­cé par le grou­pe­ment, dans un secré­ta­riat géné­ral struc­tu­ré, de tous les ser­vices qui pou­vaient être mis en com­mun : expor­ta­tions, banques, cré­dits, appro­vi­sion­ne­ment, ser­vices de san­té, appro­vi­sion­ne­ment en médi­ca­ments. Mais ce n’était là qu’un point de pas­sage obligé.

Je nour­ris­sais une idée de fond sans oser la par­ta­ger clai­re­ment avec mes diri­geants au sein du groupe de la Géné­rale. C’était d’arriver à mettre sur pied une struc­ture agro-indus­trielle bien orga­ni­sée, qui pour­rait, le moment venu, deve­nir une per­son­na­li­té juri­dique zaï­roise de type « hol­ding finan­cier », à laquelle seraient fina­le­ment cédées les par­ti­ci­pa­tions encore déte­nues au départ par le groupe de la Socié­té géné­rale de Belgique.

En paral­lèle, cha­cune des enti­tés du GAP allait se (re)développer pro­gres­si­ve­ment sui­vant le sché­ma de « plan­ta­tions indus­trielles noyaux ». Il s’agissait de réha­bi­li­ter les grandes plan­ta­tions (essen­tiel­le­ment replan­ter) et de sus­ci­ter l’émergence de petits plan­teurs autour de celles-ci. Au centre du dis­po­si­tif, on crée (ou on rénove) une plan­ta­tion (ou un éle­vage) avec toutes les faci­li­tés indus­trielles et sociales des « abbayes » évo­quées plus haut, mais sur des conces­sions plus petites. Autour de ces « noyaux », et avec l’aide de ser­vices d’appui, spé­cia­le­ment créés dans les plan­ta­tions noyaux, un réseau de petits plan­teurs ou de petits éle­veurs vil­la­geois pra­tiquent les mêmes cultures sur leurs propres terres ; ils font usi­ner leur pro­duc­tion dans les ins­tal­la­tions de la « plan­ta­tion noyau », mieux ren­ta­bi­li­sées grâce à cette pro­duc­tion addi­tion­nelle. La com­mer­cia­li­sa­tion des pro­duits, tant de la plan­ta­tion noyau que des petits plan­teurs se fait sous le contrôle de tiers. Ces petits plan­teurs ont évi­dem­ment aus­si accès aux ser­vices sociaux de l’«abbaye », d’autant plus qu’à cette époque une réforme remar­quable de toute la san­té rurale est en cours au Congo.

Connu en anglais sous le nom de « Nucleus Estates » et de « Small­hol­der Deve­lop­ments », ce modèle d’intervention était en pleine expan­sion en Malai­sie et en Indo­né­sie, en Côte d’Ivoire et au Nige­ria, avec l’appui des grandes banques d’investissement inter­na­tio­nales (mon­diale, afri­caine, asia­tique). Il don­nait des résul­tats impres­sion­nants en termes de déve­lop­pe­ment rural. Pour moi, il n’y avait aucune rai­son à prio­ri pour que cela ne marche pas aus­si au Congo.

Enfin, recou­rir aux finan­ce­ments inter­na­tio­naux des grands bailleurs de fonds devait per­mettre aux action­naires belges de se reti­rer à la fin du pro­ces­sus, en lais­sant un poten­tiel indus­triel valable sur le ter­rain, mais sans avoir dû le finan­cer eux-mêmes. Il était clair, en effet, qu’en 1983, le groupe de la Socié­té géné­rale de Bel­gique ne pou­vait plus sol­li­ci­ter l’épargne pri­vée belge pour inves­tir dans le renou­vel­le­ment ou l’expansion de plan­ta­tions au Congo. Par ailleurs, il ne pou­vait pas conti­nuer à occu­per des terres et des res­sources qu’il ne pou­vait plus valo­ri­ser. Pour autant que les capi­taux néces­saires pour ces déve­lop­pe­ments indus­triels et vil­la­geois puissent venir de pri­vés zaï­rois et de bailleurs de fonds inter­na­tio­naux, le Groupe agro-pas­to­ral, lui, allait assu­rer acti­ve­ment la ges­ta­tion de cette évo­lu­tion vers une appro­pria­tion par des natio­naux zaï­rois. Ose­rais-je le dire, il s’agissait en fait d’une « zaï­ria­ni­sa­tion » bien conduite cette fois-ci.

Cette stra­té­gie à long terme, je l’avais très cer­tai­ne­ment en tête depuis le départ et la par­ta­geais avec des col­la­bo­ra­teurs proches, mais j’avais l’impression de ne pou­voir que la dis­til­ler pro­gres­si­ve­ment chez mes diri­geants au sein de la Géné­rale. Ma pra­tique de ceux-ci me fai­sait craindre en effet de ne pas trou­ver chez eux une vision d’assez long terme pour accep­ter de réflé­chir à cette échelle de temps. D’un autre côté, j’ai pu en par­ler indi­vi­duel­le­ment avec cer­tains admi­nis­tra­teurs zaï­rois des socié­tés du GAP. L’un d’eux, pour qui je garde une véné­ra­tion pro­fonde tant il était un vrai sage, m’a dit un jour : « Vous voyez, M. Gros­jean, nous par­lons de temps en temps entre nous de ce que vous faites. Nous vous savons de bonne foi et, en vous, nous avons confiance. Mais nous devons res­ter vigi­lants car nous ne pou­vons pas croire un ins­tant que les diri­geants de la Géné­rale vous sui­vront ! » Aus­si, je n’ai pas pris le risque de tes­ter trop clai­re­ment son avis. J’ai pour­sui­vi ma ligne de conduite en espé­rant qu’à chaque tour­nant, mes diri­geants réagi­raient posi­ti­ve­ment par rap­port à celle-ci.

Le scé­na­rio ain­si esquis­sé a bien démar­ré et s’est déve­lop­pé de façon satis­fai­sante pen­dant trois ou quatre ans. Mais à par­tir de 1988, des aspects impor­tants, et même cri­tiques, du contexte se sont dégra­dés. Le pré­sident Mobu­tu a fini par trop renâ­cler contre la férule des ajus­te­ments struc­tu­rels de Bret­ton-Woods, l’élève modèle a d’abord été mis dans le coin et puis a été lâché par ses bailleurs, au niveau macroé­co­no­mique en tout cas. Les finan­ce­ments inter­na­tio­naux néces­saires pour l’évolution du GAP esquis­sée plus haut, dont un pre­mier avait été bou­clé, n’étaient cer­tai­ne­ment plus aus­si assurés.

En paral­lèle, une nou­velle rup­ture des rela­tions avec la Bel­gique en rai­son du conten­tieux finan­cier entre les deux pays a pris des pro­por­tions « mobu­tuesques » mal­gré la visite du Pre­mier ministre belge, Wil­fried Martens.

Mais le plus grave pour le Groupe agro-pas­to­ral est venu de la Socié­té géné­rale de Bel­gique elle-même. Elle a été prise en 1988 dans une tem­pête finan­cière comme le lan­der­neau belge ne se sou­ve­nait pas d’en avoir jamais connu. Après le pas­sage du condot­tiere finan­cier ita­lien De Bene­det­ti à la rue Royale, bref mais dévas­ta­teur, la nou­velle direc­tion fran­çaise de la Socié­té géné­rale de Bel­gique qui en a résul­té s’est empres­sée de se débar­ras­ser de ses plan­ta­tions agro-indus­trielles au Congo. Tout le pro­jet à long terme qu’on avait cru pou­voir conduire s’est donc arrê­té début 1989.

De pas­sage en Bel­gique au moment de cette liqui­da­tion, je n’ai même pas été auto­ri­sé par le nou­veau pro­prié­taire, proche des per­sonnes ser­vant les inté­rêts éco­no­miques de la pré­si­dence, à retour­ner au Congo dire au revoir à ceux avec qui j’avais tra­vaillé toutes ces années. Et comme ma men­ta­li­té de « déve­lop­peur » ne cor­res­pon­dait pas aux orien­ta­tions plus rapi­de­ment lucra­tives du repre­neur, j’ai été licen­cié dans les jours qui suivirent.

Il n’est pas dit que nous eus­sions pu durer beau­coup plus long­temps, même sans ce bou­le­ver­se­ment dans le groupe de la Géné­rale. En effet, deux années plus tard, en 1991, de graves émeutes accom­pa­gnées de pillages et de vio­lences mor­telles sont sur­ve­nues dans toutes les grandes villes du Congo. Ces évè­ne­ments-là ont repré­sen­té une rup­ture pro­fonde dans le mode de gou­ver­ne­ment du pays et dans son évo­lu­tion éco­no­mique. Tel qu’il était, le GAP n’aurait sans doute pas été à même de pour­suivre sa stra­té­gie au tra­vers de ces évènements.

Voi­là, j’ai par­ta­gé avec vous, dans ses toutes grandes lignes, ce que j’ai vécu dans le Congo éco­no­mique. C’est avec ce bagage, que nous avons main­te­nant en com­mun, que je vou­drais vous pro­po­ser les quelques élé­ments du « para­digme latent » qui, à mon avis, encom­braient nos pères colo­nia­listes ain­si que les fan­tas­sins post­co­lo­niaux et qui, tou­jours à mon avis, encombrent encore notre aide aujourd’hui. Et comme j’ai déjà été assez long, je vou­drais aller assez vite à ce qui me paraît le fond des choses.

Une bonne image morale de soi

Le pre­mier est celui du besoin d’une bonne image de soi, quelles que soient nos autres moti­va­tions d’agir. L’auteur indo-jamaï­cain V.S. Nai­paul le dit aux Euro­péens, à mon avis de façon très juste, par la bouche du per­son­nage prin­ci­pal de son roman Au tour­nant de la rivière, un Indo-pakis­ta­nais sur­vi­vant pré­cai­re­ment à Kisan­ga­ni sous le régime de Mobu­tu : « Si c’est l’Europe qui nous don­na, sur la côte, quelque idée de notre his­toire, c’est l’Europe, j’estime, qui intro­dui­sit le men­songe par­mi nous. Ceux d’entre nous qui avaient vécu dans cette par­tie de l’Afrique avant les Euro­péens n’avaient jamais cher­ché à se don­ner pour ce qu’ils n’étaient pas. Non par sou­ci de mora­li­té. Nous ne men­tions pas parce que nous ne nous sou­ciions pas de nous défi­nir et que nous ne pen­sions avoir à men­tir sur quoi que ce soit : nous étions des gens qui fai­sions sim­ple­ment ce que nous fai­sions. Mais les Euro­péens, eux, pou­vaient faire une chose et en dire une autre tout à fait dif­fé­rente ; et ils pou­vaient agir ain­si parce qu’ils avaient une idée de ce qu’ils devaient à leur civi­li­sa­tion. C’était leur grand avan­tage sur nous. Ils vou­laient de l’or et des esclaves, comme tout le monde ; mais en même temps, ils vou­laient qu’on leur dresse des sta­tues pour tout le bien qu’ils avaient fait à leurs esclaves. Étant des gens intel­li­gents et éner­giques, au som­met de leur puis­sance, ils pou­vaient expri­mer les deux côtés de leur civi­li­sa­tion ; et ils eurent à la fois les esclaves et les sta­tues7. »

Cette façon de se voir en bonne pos­ture morale était déjà bien vraie au temps colo­nial, ce l’est encore, je le crains, à l’époque de l’aide au déve­lop­pe­ment. À l’époque colo­niale, nous avions dans le même temps les mis­sion­naires, les dis­pen­saires et les écoles, les routes et l’électricité, mais aus­si l’apartheid de fait dans les rela­tions humaines, la domi­na­tion et l’exploitation du tra­vail à nos propres fins. Et tout ce monde était payé par les impôts pré­le­vés sur le Congo.

Aujourd’hui, nous nous don­nons des chiffres pré­cis sur les mon­tants de l’aide des États et nos ONG col­lectent abon­dam­ment de nom­breuses façons plus inven­tives les unes que les autres. Mais nous broyons des vies humaines pour sor­tir du Kivu le col­tan de nos télé­phones por­tables. Les Euro­péens, nous dit Nai­paul, peuvent faire une chose et en dire une tout à fait dif­fé­rente. C’est vrai pour l’Occident dans son ensemble, c’est vrai pour la plu­part des êtres humains, c’est vrai pour moi aus­si : car, en effet, j’étais assez bien payé quand je tra­vaillais pour le GAP ou pour la Banque mondiale !

Comme tout le monde, nous vou­lons de l’or et des gens qui tra­vaillent pour nous, mais nous vou­lons aus­si qu’on nous dresse des sta­tues pour tout le bien que nous fai­sons à ceux que nous exploi­tons. Si on ne se vexe pas en lisant ce texte de Nai­paul, on se met à médi­ter pen­si­ve­ment. Moi je médi­teet je me demande pour­quoi nous ne pou­vons pas recon­naitre que nous aus­si, Occi­den­taux, nous agis­sons d’abord et avant tout dans notre inté­rêt, même quand nous agis­sons de façon qua­li­fiée de « géné­reuse ». Bien voir cela nous aide­rait dans nos rela­tions d’aide inter­na­tio­nale, au Congo particulièrement.

Pas de second rôle

Un second élé­ment du para­digme latent qui nous encombre est notre dif­fi­cul­té de jouer un second rôle. À l’époque colo­niale, il n’en était pas ques­tion. À l’époque de l’aide au déve­lop­pe­ment, nous avons ten­dance à croire que c’est l’aide que nous don­nons au déve­lop­pe­ment qui en est la clef et si le déve­lop­pe­ment n’est pas plus évident, c’est parce que notre aide est inef­fi­cace, mal défi­nie, gal­vau­dée, etc.

Un autre auteur indien nous éclaire dif­fé­rem­ment sur cette façon de voir. C’est l’économiste et phi­lo­sophe Amar­tya Sen, prix Nobel d’économie en 1998. Son Deve­lop­ment as Free­dom8 est un ouvrage sémi­nal. Déve­lop­per, nous dit-il essen­tiel­le­ment, c’est créer les condi­tions dans les­quelles les per­sonnes peuvent se rendre capables elles-mêmes de faire ce qu’elles sou­haitent qu’il leur arrive. Les acteurs pre­miers du déve­lop­pe­ment ne peuvent être que ceux qui sont appe­lés à se développer.

Et son pos­tu­lat pour affir­mer cela, c’est celui que j’avais vu au contact des tra­vailleurs congo­lais à Boto par Geme­na au tout début. Toutes les com­mu­nau­tés humaines qui ont sur­vé­cu jusqu’à nos jours ont en elles de quoi conti­nuer à sur­vivre. Si elles sont là, vivantes aujourd’hui et struc­tu­rées, c’est qu’elles ont su, tout comme nous, s’adapter à un monde chan­geant constam­ment autour d’elles. C’est de cette force vive là qu’il faut par­tir, c’est sur cette force vive-là qu’il faut comp­ter pour qu’elles conti­nuent d’exister dans le monde d’aujourd’hui. Court-cir­cui­ter cette mobi­li­sa­tion des « auto-acteurs », c’est construire sur du sable et s’obliger à recom­men­cer, encore et encore, et de façon de plus en plus désespérée.

Le social coute, l’économique développe

C’est le troi­sième élé­ment de ce para­digme latent encom­brant. Nous ne mesu­rons la valeur qu’en termes moné­taires et nous en concluons trop rapi­de­ment que ce qui n’a pas de prix sur un mar­ché n’a pas de valeur. Mais dans les plan­ta­tions « abbayes » du GAP, les tra­vailleurs tenaient à leur job pour la sco­la­ri­té de leurs enfants, pour l’accès de leurs femmes et de leurs enfants aux soins de san­té bien plus encore que pour la paye. Ils savaient que cela avait de la valeur. Pour les diri­geants de l’entreprise, c’était là sur­tout des couts qu’il fal­lait limi­ter. Le nombre de nou­veaux-nés au dis­pen­saire, le nombre d’enfants sco­la­ri­sés diplô­més en fin d’année n’entraient pas dans leur sta­tis­tique de pro­duc­tion, ni dans leur chiffre d’affaires. Et pour­tant, ne sont-ce pas là des uni­tés de valeur pro­duites autant que des tonnes de caou­tchouc ou de café ? Il y a un biais dans notre mesure de la valeur qui ne per­met pas de rendre compte de toute la valeur pro­duite, entre autres avec l’aide exté­rieure. Et nous avons ten­dance à ne plus en voir que les mon­tants et les couts, sans voir en contre­par­tie l’augmentation du nombre d’unités de « bien-être natio­nal brut » pro­duites par toutes ces dépenses.

L’enjeu du développement en politique locale

C’est un autre prix Nobel d’économie (1972), Théo­dore W. Schultz, qui a sou­li­gné, dans son Trans­for­ming Tra­di­tio­nal Agri­cul­ture9 notam­ment, que le sous-déve­lop­pe­ment est une situa­tion d’équilibre stable dans lequel les fac­teurs de pro­duc­tion et les res­sources sont appro­priés de façon durable par des ayants droit socio­lo­gi­que­ment déter­mi­nés. Déve­lop­per implique donc tou­jours une réal­lo­ca­tion des res­sources et un chan­ge­ment des droits acquis. C’est un com­bat politique.

Le sys­tème colo­nial avait fini par mas­quer cette situa­tion en mono­po­li­sant la force et en écar­tant le jeu poli­tique local. Mais l’appropriation en faveur des ayants droit du sys­tème n’en était pas moins réelle.

Dans ce sens, la « zaï­ria­ni­sa­tion éco­no­mique » était un fameux coup de pied dans l’équilibre éco­no­mique post­co­lo­nial qui ne répon­dait plus aux attentes en termes de développement.

Mais cette dimen­sion de réal­lo­ca­tion, par­fois révo­lu­tion­naire, des droits acquis est rare­ment plei­ne­ment expli­ci­tée dans les poli­tiques d’aide. Les opé­ra­teurs de l’aide exté­rieure sont peu for­més à cette ins­crip­tion poli­tique inévi­table de toute action de déve­lop­pe­ment et aux luttes poli­tiques que la pour­suite des pro­jets de déve­lop­pe­ment implique. Trop sou­vent sous le man­teau de la lutte contre la pau­vre­té, on voile les inté­rêts qui ne sou­haitent pas toutes les impli­ca­tions de la réduc­tion de la pau­vre­té. Comme si tous les inter­ve­nants allaient tou­jours se récon­ci­lier dans une appa­rente consen­sua­li­té de bon aloi.

C’est un ser­vice à rendre que de bien expli­ci­ter les enjeux et les forces en pré­sence dans tout pro­jet ou poli­tique de déve­lop­pe­ment, de recon­naitre qu’ils ne pour­ront se régler qu’au tra­vers d’un pro­ces­sus poli­tique, démo­cra­tique de pré­fé­rence, sou­vent ardu et donc d’inclure éven­tuel­le­ment, dans les appuis à un pro­jet, à une poli­tique, les moyens requis pour en per­mettre le débat poli­tique clair et com­plet. Dans ce contexte, l’aide de l’Europe et de la Bel­gique aux élec­tions démo­cra­tiques était une bonne chose en soi. Elle méri­tait un meilleur sui­vi après coup.

Et puisqu’on en est à s’approcher de ce sujet, per­met­tez-moi en finis­sant de dire un mot aux cri­tiques de la gou­ver­nance congo­laise sur le cha­pitre des droits de l’homme. Bien sûr, les droits de l’homme sont une cause sacrée à pro­mou­voir et à faire res­pec­ter par-des­sus tout. Mais peu de pays euro­péens ont un pas­sé his­to­rique impec­cable sur la ques­tion. Quand leurs man­da­taires offi­ciels traitent de ce sujet, ils devraient aus­si pou­voir y glis­ser un accent de regret par rap­port à cer­tains aspects de leur pas­sé natio­nal. Au Congo, les Belges, de quelque bord qu’ils soient, devraient être par­ti­cu­liè­re­ment atten­tifs à notre pas­sé sur cette question.

Alors que sou­hai­ter vrai­ment au Congo en ce cin­quan­tième anni­ver­saire de son indépendance ?

Pour moi, c’est simple à dire : qu’il puisse fina­le­ment abou­tir à être un État dont les ins­ti­tu­tions et le fonc­tion­ne­ment soient en adé­qua­tion avec le poten­tiel intrin­sèque de ses dif­fé­rentes popu­la­tions à vivre épa­nouies, dans la jus­tice et le bien-être. Après tout, au-delà de tous les for­ma­lismes, n’est-ce pas cela la démocratie ?

  1. Sous-titre en sou­ve­nir Vla­di­mir Dra­chous­sof (1917 – 2003), remar­quable agro­nome de l’administration ter­ri­to­riale, fon­da­teur ensuite de la socié­té Agrer et pen­seur du déve­lop­pe­ment qui, sous le pseu­do­nyme de Vla­di­mir Sou­chard, a écrit Jours de brousse où il raconte, dis­crè­te­ment, ses sou­ve­nirs de brousse du Congo colo­nial qu’il rejoi­gnit en 1940.
  2. Je me sou­viens par­ti­cu­liè­re­ment de Sui­cide ou sur­vie de l’Occident, du père Lebret et de Géo­po­li­tique de la faim, de Josué de Castro.
  3. Une pre­mière ver­sion des grandes idées de ce plan avait paru dans La Revue nou­velle en 1954, « Pour une poli­tique colo­niale de mou­ve­ment », tome XX, p. 395 – 411.
  4. Les prix des matières pre­mières, y com­pris des matières pre­mières agri­coles, avaient atteint des niveaux records durant la guerre de Corée et sus­ci­té des inves­tis­se­ments impor­tants. La plu­part des arbres de ces grandes plan­ta­tions (caféiers, hévéas, pal­miers, cacaoyers) ont des durées de vie natu­relles de trente à cin­quante ans. Une fois la plan­ta­tion faite, les couts d’exploitation sont rela­ti­ve­ment stables. L’exploitant a en géné­ral inté­rêt à pour­suivre la pro­duc­tion, qu’il n’arrête que dans les cas très rares où les cours mon­diaux d’un moment ne couvrent pas les frais d’exploitation cou­rante. Au début des années soixante, la plu­part des socié­tés ont donc pour­sui­vi l’exploitation des plan­ta­tions éta­blies, dans un « Wait and see » éco­no­mique, sans inves­tis­se­ments nou­veaux ou de rem­pla­ce­ments importants.
  5. Et comme très peu d’assistants tech­niques et de coopé­rants d’ONG le font aujourd’hui !
  6. Un haut fonc­tion­naire congo­lais, qui avait été impli­qué dans la mise en œuvre de la « zaï­ria­ni­sa­tion éco­no­mique », m’a dit quelques années plus tard com­bien le pré­sident Mobu­tu avait été ulcé­ré par la façon éhon­tée dont ses com­pa­triotes avaient gal­vau­dé cette occa­sion unique qu’il leur avait don­née de prendre en main le déve­lop­pe­ment éco­no­mique du pays. La dés­illu­sion du pré­sident Mobu­tu à ce moment expli­que­rait, en par­tie en tout cas, son chan­ge­ment d’attitude poli­tique à par­tir de cette époque. Mais ceci est sans doute une autre histoire.
  7. À la courbe du fleuve par V.S. Nai­paul, tra­duit de l’anglais par Gérard Cla­rence, Albin Michel, « Les grandes tra­duc­tions », 1982.
  8. A. Knopf, 1998.
  9. Yale Uni­ver­si­ty Press, 1964. 

Paul Grosjean


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