Du jour au lendemain, il avait été demandé à tous les enseignants de donner leurs leçons à distance. Le professeur Doppelganger avait dû se familiariser à toute vitesse avec ces technologies digitales qui rendent fou et aveugle, mais l’idée de pouvoir enseigner en restant dans ses pénates lui avait plu. Quelle aubaine de pouvoir se protéger du regard des autres derrière un écran ! Depuis toujours, lorsqu’il parlait devant ses élèves, il avait l’impression de se métamorphoser en une boule dans la gorge (...)
Du jour au lendemain, il avait été demandé à tous les enseignants de donner leurs leçons à distance. Le professeur Doppelganger avait dû se familiariser à toute vitesse avec ces technologies digitales qui rendent fou et aveugle, mais l’idée de pouvoir enseigner en restant dans ses pénates lui avait plu. Quelle aubaine de pouvoir se protéger du regard des autres derrière un écran ! Depuis toujours, lorsqu’il parlait devant ses élèves, il avait l’impression de se métamorphoser en une boule dans la gorge géante.
Quand la vie reprit son cours ordinaire, Doppelganger décida de profiter de l’occasion pour ne plus professer lui-même. Il loua d’abord les services de jeunes acteurs qu’il envoyait à sa place. Cela lui coutait une fortune, quasi l’entièreté de son salaire, mais cela le soulageait grandement du trac du pédagogue. Il écrivait le script de ses classes à l’avance et, à la manière d’un metteur en scène, dirigeait avec un extrême professionnalisme le jeu de ses doubles. Cinq années durant, Max, un théâtreux qui passait plus de temps sur les terrains de badminton que sur les planches, le remplaça pour un cours portant sur le « paradoxe du comédien » de Diderot.
Les technologies évoluaient et Doppelganger se mit à utiliser des hologrammes et des robots. Le mardi, une image préenregistrée de lui en trois dimensions professait Baudrillard et son approche de la virtualité, tandis qu’Hitomi, un androïde japonais qui s’exprimait avec pathos et faisait des blagues sur Kant, offrait tous les mercredis une lecture serrée du Cyborg Manifesto de Donna Haraway. Tout était réglé comme du papier à musique, l’enseignant ne manquait jamais ses cours, bien que ce soient désormais ses copies qui se chargent de la performance. Nombre de légendes circulaient sur Doppelganger. Des étudiants le disaient mort et enterré, d’autres un agent secret toujours aux quatre coins du monde, d’autres encore que c’était un coup de Banksy.
Quand j’ai découvert l’existence de Doppelganger, c’est d’abord sur la toile que j’ai constaté l’étendue de son devenir digital. À son nom correspondent des dizaines de milliers de capsules vidéos consacrées à tous les sujets qui le passionnent, notamment ses célèbres cours sur Émile Ajar, Richard Bachman, Vernon Sullivan, Elena Ferrante ou encore Bernardo Soares. Pendant des décennies, en se digitalisant, l’homme a constitué une véritable archive de lui-même.
Doppelganger a aujourd’hui totalement disparu des radars. Son institution en a perdu la trace il y a plusieurs années, mais ses leçons sont toujours proposées aux étudiants qui se pressent pour assister à ses vidéos, hologrammes et autres singeries robotiques.
Selon mes informations, lui vivrait dans l’Aubrac, loin des écrans.