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Un désir de traces
Petit déjà, il fallait que partout où il aille, il laisse une trace. Un gribouillis sur un tableau de classe. Une empreinte de botte dans la terre molle d’un jardin. Un caillou le long d’un chemin. Un sillon dessiné dans la neige. Une crotte de nez sous une table de restaurant. Son exploration du monde […]
Petit déjà, il fallait que partout où il aille, il laisse une trace. Un gribouillis sur un tableau de classe. Une empreinte de botte dans la terre molle d’un jardin. Un caillou le long d’un chemin. Un sillon dessiné dans la neige. Une crotte de nez sous une table de restaurant. Son exploration du monde avait besoin de points de repère. Face au chaos de l’existence, cela l’apaisait. À tout moment, on pouvait observer son regard anxieux, deux petits yeux bleus en quête de ce qui allait lui permettre de faire une marque : un stylo, une craie, sa main, un bout de papier, un bâton. Et que de cris et de chagrin quand ce désir était empêché !
À l’adolescence, son désir de traces prit une forme résolument mentale. Il était moins obsédé à l’idée de poser des vestiges matériels çà et là — même s’il continuait à le faire sans pouvoir se contrôler — que de dresser des listes de choses dans son esprit. Comme s’il craignait de souffrir d’une de ces maladies qui démembrent les souvenirs des personnes âgées, il exerçait son cerveau à énumérer des séries. Les noms de tous les voisins du quartier, dont l’un — Gabor Csíkszentmihályi, un vieil Hongrois bedonnant qui trimbalait partout son violon — avait été particulièrement pénible à retenir ; les noms des rues qui le menaient jusqu’au Lycée — rue des Myosotis, des Poussins, puis avenue Foch, rue des Châteaux, impasse des Roses, ensuite le boulevard Churchill, le square Napoléon, avant de débarquer sur la rue de la Paille, etc. Et les espèces d’arbres qui bordaient la route, surtout des hêtres, des bouleaux, des saules pleureurs, mais il en connaissait des dizaines ; les noms des pays et villes qu’il aimerait visiter plus tard, avec en tête l’Argentine (et ses footballeurs), le Japon (et ses sumos) et la ville de Dniepopretrovsk en Ukraine (parce que sa prononciation était si compliquée qu’elle faisait exploser son imagination); les marques de voitures ; les vêtements que portaient les passants et à partir desquels il élaborait des typologies. Il listait les gens qu’il rencontrait, la quantité d’amis qu’il avait, ce qu’il mangeait, ce qu’il buvait, le nombre de fois qu’il faisait pipi par jour ou éternuait, dressant une comptabilité serrée de son existence. Ses inventaires se déroulaient dans sa caboche comme un ticket qui sort de la caisse enregistreuse. En entrant à l’université, il s’orienta sans hésitation vers des études en pharmacie, qui allaient lui offrir l’occasion non seulement de classer méthodiquement des milliers de médicaments, mais encore de mesurer les marques résiduelles différentielles que ces derniers laissaient dans l’organisme. Chez un adulte, une dose légère d’aspirine s’évacue en deux ou trois heures, tandis qu’un Valium met trente à quarante heures à être éliminé.
Cet appétit pour les traces avait aussi colonisé ses rencontres avec les femmes. Jeune homme, il fit l’amour avec de très nombreuses partenaires — entre autres, une danseuse sénégalaise, une philosophe maigrichonne, une étudiante juive propalestinienne, une gérante de restaurant chinois, une vendeuse de vêtements vintage et d’huiles essentielles, une élue flamande d’extrême droite, une tireuse de cartes d’origine bosniaque, etc. —, nombre d’entre elles tombèrent enceintes et, à chaque fois, il disparut sans se soucier le moins du monde de ce qu’allait devenir sa progéniture. La liste de ses enfants est d’ailleurs trop longue pour être détaillée ici. Dès que son budget le lui permettait, il fermait sa pharmacie — la pharmacie Livide — pour quelques jours et embarquait pour le Chili, le Ghana ou les Galapagos avec comme seule mission de féconder. Mais il n’en avait pas assez. C’est ainsi qu’il s’inscrivit à une banque de sperme pour assouvir davantage encore son souci de persister. Il avait désormais des descendants aux quatre coins du globe.
Avec le temps, laisser des traces génétiques à tout va ne lui suffit plus. Je réalisai plus tard qu’il éprouvait constamment la dissolution de son être et qu’il s’évertuait ainsi à s’immortaliser lui-même à travers ces empreintes. Voilà ce qui obnubilait Michel Livide. Qu’une fois sa vie passée, il y ait quelque chose de lui qui perdure à sa frêle matérialité. Alors il se mit à sculpter, scribouiller des histoires, peindre, filmer, chanter. Il s’engagea dans un parti politique plutôt conservateur et réussit à se faire inviter dans les médias. Il se présenta aux élections locales et afficha partout dans la région son visage rond, ses yeux azur et sa calvitie de quadragénaire ventripotent. Il se mobilisa pour diverses causes, les zones 30 km/h, les femmes battues, les migrants sans papiers, les éoliennes, le vivre-ensemble interconfessionnel. Sur les réseaux sociaux, il déposait d’abondants commentaires comme autant de souvenirs de son passage en ces lieux. Il accumulait les indices de sa présence, non pas par envie de célébrité, mais parce que tout son organisme tendait vers la persistance. De ses milliers d’interventions, il allait bien rester quelque chose, se disait-il. Peut-être que l’une de ses peintures ou de ses chansons entrerait, un jour, même longtemps après sa mort, dans le patrimoine national, peut-être bien qu’une rue porterait son nom en souvenir de ses réussites politiques ? Il avait songé à la possibilité de se livrer à une action violente, une bombe ou une prise d’otages — cela ferait peut-être une ligne dans les manuels d’histoire —, mais l’idée de mettre en péril la vie d’autres individus était contraire à ses idéaux humanistes et l’en avait aussitôt dissuadé.
Quand j’ai découvert l’existence de Michel Livide, il était le pharmacien de mon quartier. Connu de toutes et tous, il dédiait une énergie considérable à saluer et complimenter les gens afin, bien entendu, de laisser une trace neuronale solide dans le cerveau de celles et ceux qui le reconnaissaient. Quant à moi, je venais de déménager après une énième rupture douloureuse et, comme d’habitude, j’étais en rade de mes pilules antiacides. Livide m’avait gentiment dépanné en échange de la promesse de lui apporter une prescription la semaine suivante. J’avais été surpris par son insistance à m’expliquer que la demi-vie du Maalox Control 20 mg était d’une heure maximum et que son élimination de mon organisme serait rapide. Quel est donc ce pharmacien qui vous informe de la durée de clairance des médicaments ? J’y retournai régulièrement pour collecter mes somnifères et autres benzodiazépines et nous nous entretenions de sujets divers. Il était prolixe, ce bougre, il parlait de sa passion pour les Grands Hommes de l’Histoire, mais aussi pour les musées et les collections d’art. À l’écouter, je l’imaginais vivre dans une jungle de livres sur Napoléon et Jésus-Christ, de bustes de Jules César et de photos de Gandhi et de Bouddha. Il choisissait ses mots avec un soin tout particulier, comme si chaque terme était un messager destiné à atteindre une cible. Je me souviens qu’il aimait utiliser la formule « pour ce qu’il en reste…» en l’accompagnant d’un sourire fataliste, comme si toute chose était évaluée à l’aune de sa résilience.
Puis, un jour, Livide m’invita à passer chez lui et à poursuivre nos discussions — ses monologues — devant une tasse de café. Je ne suis pas un être sociable et j’hésitai, mais n’osant pas dire « non » et peut-être avec un brin de curiosité aussi, j’acceptai. C’était un dimanche pluvieux, Livide habitait, seul, au-dessus de sa pharmacie. J’entraperçus sa tête chauve derrière la fenêtre. Il m’attendait. Le grand rideau en fer se souleva péniblement, la porte adjacente à la vitrine s’ouvrit au son d’un buzz, et je pénétrai dans le couloir qui menait à son étage, tandis que le rideau de fer se refermait après moi. J’étais coincé. Livide m’accueillit avec son sourire crispé habituel et m’offrit une poigne qui laissa un peu de son ADN dans la paume de ma main. Contrairement à ce que j’avais fantasmé, l’homme vivait dans un appartement totalement vide. Une table, quatre chaises, un petit canapé, une cuisine rudimentaire. Aucune décoration, aucune photographie. Cela sentait les croutes de pizza moisies. Au milieu de la chambre à coucher, que je découvris en me rendant aux W.-C. (la cuvette était maculée de trainées), se trouvait un lit d’une personne, à côté duquel trônaient un synthétiseur de la marque Casio, un ordinateur Apple et un chevalet en bois. Ce dernier exhibait une peinture à l’état d’ébauche représentant une copie maladroite — un peu comme un dessin d’enfant ou alors ce que l’on appelle art primitif — de la Persistance de la Mémoire de Dali avec ses montres molles qui dégoulinent.
– Je ne suis jamais chez moi, fit Livide en esquissant un sourire. Toujours à la pharmacie. Et je voyage beaucoup, rajouta-t-il comme s’il devait se justifier du dépouillement de son intérieur.
Il posa une tasse de café fumant devant moi, et se lança immédiatement dans une longue digression sur les radio-isotopes utilisés en biochimie et dont la demi-vie peut se compter en quelques secondes, en décennies, mais aussi en milliers, voire en milliards d’années. Il connaissait ces sujets sur le bout des doigts et jonglait avec le Potassium 40, le Polonium 216 et le Carbone 14. Pas une fois il ne me questionna sur moi. Dès que je tentai de reprendre le fil de la discussion, il regardait dans le vide, comme s’il observait quelqu’un derrière moi, puis embrayait sur l’histoire de tel individu célèbre et se ruait sur l’ordinateur dans sa chambre pour vérifier, sur Wikipédia, les détails de ses allégations. On sentait que c’était un homme seul qui avait besoin de parler et, peut-être, d’être écouté. (Tout comme je l’étais, et pourtant je n’ennuie personne avec mes obsessions, mis à part vous, lecteurs.) Après — il était déjà 18 heures, ma politesse causera ma perte —, il nous fit un steak. Il me versa dans un petit verre une rasade d’une liqueur à forte odeur d’anis qu’il qualifia de « pharmacopée orientale ». Les petits verres défilèrent plus vite que je ne puis m’en souvenir. Et c’est ainsi que, passablement éméché, Livide commença à se raconter. Il me relata sa biographie sur le ton d’un panégyrique, à la troisième personne, depuis les crottes de nez de l’enfance, les listes de voisins de l’adolescence, le sperme disséminé dans le cosmos, et les projets de visibilité artistique, politique et médiatique actuels. Un archéologue du futur pourrait d’ailleurs suivre ses traces, s’était-il exclamé avec la bouche pâteuse d’un ivrogne. Je me rappelle encore le cliquetis du rideau de fer derrière moi, la rue mal éclairée par les lampadaires et mes pas titubants pour rentrer à la maison.
Livide ne me reparla plus jamais de cette façon. À la pharmacie, nos rencontres furent désormais cordiales, comme si ses confidences éthyliques d’un soir l’avaient condamné à me mettre à distance. Loin de moi l’idée de m’en plaindre, j’étais plutôt soulagé, mais je ne pouvais m’empêcher d’imaginer le pauvre hère vaquant à ses habitudes de baliser son territoire de mémentos, se frottant discrètement contre les murs pour y laisser son empreinte corporelle, passant ses dimanches sur la toile à commenter les articles des grands quotidiens, peignant une malheureuse croute que personne ne voudrait acquérir et planifiant un prochain séjour de fécondation irresponsable.
Nous étions maintenant au milieu de l’hiver et mon besoin de cortisone pour traiter mes crises d’asthme se faisait pressant. Une semaine durant, le rideau de fer de la pharmacie était resté descendu. Chaque matin, j’avais trainé mes guêtres jusqu’à l’officine pour y trouver porte close. Je savais Livide nomade, mais une semaine ? Cela semblait long. Ce qui me tracassait, c’est que la fenêtre du premier étage était légèrement entrouverte. Je décidai de lui adresser un courriel et de laisser un message sur son répondeur téléphonique. Tous deux restèrent sans réponse. Après deux semaines d’une inquiétude devenue intolérable — j’étais à court de Valium, à tel point que je dus me rendre dans une autre pharmacie pour y mendier ma potion apaisante —, j’en touchai un mot à Richard, l’épicier bio, et à la coiffeuse (bio également), Clémentine. Personne n’avait vu Michel Livide récemment. Les jours passèrent, et la fenêtre était toujours entrebâillée. Devais-je contacter la police ? J’ignore ce qui m’incita à faire ce que je fis, mais un soir, je m’arrêtai devant l’officine et m’accrochai au rideau de fer qui se mit à cliqueter de tout son long. Avec mes bras rachitiques, je tirai ma lourde carcasse de toutes mes forces et parvins miraculeusement à atteindre le châssis. Deux mètres me séparaient du sol, mon corps tremblait comme The Big One qui frappera un jour la Californie. Je poussai la fenêtre et me jetai à l’intérieur. Des pulsations cardiaques à cent-nonante et un souffle de bronchiteux chronique. Je me trouvais dans l’appartement de Livide.
J’allumai une lampe rouge posée à côté du canapé. Rien n’avait bougé depuis ma dernière visite. Les petits verres à liqueur trônaient toujours sur la table du salon. J’inspectai la chambre et la salle de bain. Livide avait déserté le lieu. Enfant, j’aimais fouiller dans les affaires de ma mère, comme si j’allais mettre au jour un terrible secret. Le même instinct de découvreur de trésors m’anima quand je décidai de jeter un œil dans les effets personnels de Livide. Je vérifiai sous le lit et dans les armoires. Les tiroirs de sa commode étaient d’une banalité ennuyeuse, des caleçons, des chaussettes, des chemises, des pulls. Dans sa table de nuit, je trouvai des boules quies et des gouttes pour le nez. Je soulevai le matelas. L’inspection du salon et de la douche se révéla tout aussi infructueuse. J’ai lu des articles sur ces gens incapables de mettre quoi que ce soit à la poubelle, sans quoi ils risquent de sombrer dans la psychose. Livide, lui, ne conservait rien. Son projet, il le réservait pour le monde extérieur.
J’éteignis l’abat-jour, allumai la lumière de mon portable et, alors que je m’apprêtai à me glisser dehors, mon regard fut attiré par un livre déposé sur l’appui de fenêtre. Je m’approchai et l’agrippai. Il s’agissait d’un guide de voyage du Liban. D’une main, je l’ouvris, de nombreuses pages étaient cornées et annotées, une photo s’en échappa. Un homme, avec un fin collier de barbe et des lunettes à grosses montures, et une femme, robe à fleurs aux couleurs vives, étreignant un petit garçon aux yeux bleus. À l’arrière, écrit au marqueur : Papa, maman, Michel, Beyrouth, 1974.