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Un désir de traces

Numéro 6 – 2021 - 7. Italique fiction La Revue nouvelle par Derek Moss

septembre 2021

Petit déjà, il fal­lait que par­tout où il aille, il laisse une trace. Un gri­bouillis sur un tableau de classe. Une empreinte de botte dans la terre molle d’un jar­din. Un caillou le long d’un che­min. Un sillon des­si­né dans la neige. Une crotte de nez sous une table de res­tau­rant. Son explo­ra­tion du monde […]

Italique

Petit déjà, il fal­lait que par­tout où il aille, il laisse une trace. Un gri­bouillis sur un tableau de classe. Une empreinte de botte dans la terre molle d’un jar­din. Un caillou le long d’un che­min. Un sillon des­si­né dans la neige. Une crotte de nez sous une table de res­tau­rant. Son explo­ra­tion du monde avait besoin de points de repère. Face au chaos de l’existence, cela l’apaisait. À tout moment, on pou­vait obser­ver son regard anxieux, deux petits yeux bleus en quête de ce qui allait lui per­mettre de faire une marque : un sty­lo, une craie, sa main, un bout de papier, un bâton. Et que de cris et de cha­grin quand ce désir était empêché !

À l’adolescence, son désir de traces prit une forme réso­lu­ment men­tale. Il était moins obsé­dé à l’idée de poser des ves­tiges maté­riels çà et là — même s’il conti­nuait à le faire sans pou­voir se contrô­ler — que de dres­ser des listes de choses dans son esprit. Comme s’il crai­gnait de souf­frir d’une de ces mala­dies qui démembrent les sou­ve­nirs des per­sonnes âgées, il exer­çait son cer­veau à énu­mé­rer des séries. Les noms de tous les voi­sins du quar­tier, dont l’un — Gabor Csíks­zent­mihá­lyi, un vieil Hon­grois bedon­nant qui trim­ba­lait par­tout son vio­lon — avait été par­ti­cu­liè­re­ment pénible à rete­nir ; les noms des rues qui le menaient jusqu’au Lycée — rue des Myo­so­tis, des Pous­sins, puis ave­nue Foch, rue des Châ­teaux, impasse des Roses, ensuite le bou­le­vard Chur­chill, le square Napo­léon, avant de débar­quer sur la rue de la Paille, etc. Et les espèces d’arbres qui bor­daient la route, sur­tout des hêtres, des bou­leaux, des saules pleu­reurs, mais il en connais­sait des dizaines ; les noms des pays et villes qu’il aime­rait visi­ter plus tard, avec en tête l’Argentine (et ses foot­bal­leurs), le Japon (et ses sumos) et la ville de Dnie­po­pre­trovsk en Ukraine (parce que sa pro­non­cia­tion était si com­pli­quée qu’elle fai­sait explo­ser son ima­gi­na­tion); les marques de voi­tures ; les vête­ments que por­taient les pas­sants et à par­tir des­quels il éla­bo­rait des typo­lo­gies. Il lis­tait les gens qu’il ren­con­trait, la quan­ti­té d’amis qu’il avait, ce qu’il man­geait, ce qu’il buvait, le nombre de fois qu’il fai­sait pipi par jour ou éter­nuait, dres­sant une comp­ta­bi­li­té ser­rée de son exis­tence. Ses inven­taires se dérou­laient dans sa caboche comme un ticket qui sort de la caisse enre­gis­treuse. En entrant à l’université, il s’orienta sans hési­ta­tion vers des études en phar­ma­cie, qui allaient lui offrir l’occasion non seule­ment de clas­ser métho­di­que­ment des mil­liers de médi­ca­ments, mais encore de mesu­rer les marques rési­duelles dif­fé­ren­tielles que ces der­niers lais­saient dans l’organisme. Chez un adulte, une dose légère d’aspirine s’évacue en deux ou trois heures, tan­dis qu’un Valium met trente à qua­rante heures à être éliminé.

Cet appé­tit pour les traces avait aus­si colo­ni­sé ses ren­contres avec les femmes. Jeune homme, il fit l’amour avec de très nom­breuses par­te­naires — entre autres, une dan­seuse séné­ga­laise, une phi­lo­sophe mai­gri­chonne, une étu­diante juive pro­pa­les­ti­nienne, une gérante de res­tau­rant chi­nois, une ven­deuse de vête­ments vin­tage et d’huiles essen­tielles, une élue fla­mande d’extrême droite, une tireuse de cartes d’origine bos­niaque, etc. —, nombre d’entre elles tom­bèrent enceintes et, à chaque fois, il dis­pa­rut sans se sou­cier le moins du monde de ce qu’allait deve­nir sa pro­gé­ni­ture. La liste de ses enfants est d’ailleurs trop longue pour être détaillée ici. Dès que son bud­get le lui per­met­tait, il fer­mait sa phar­ma­cie — la phar­ma­cie Livide — pour quelques jours et embar­quait pour le Chi­li, le Gha­na ou les Gala­pa­gos avec comme seule mis­sion de fécon­der. Mais il n’en avait pas assez. C’est ain­si qu’il s’inscrivit à une banque de sperme pour assou­vir davan­tage encore son sou­ci de per­sis­ter. Il avait désor­mais des des­cen­dants aux quatre coins du globe.

Avec le temps, lais­ser des traces géné­tiques à tout va ne lui suf­fit plus. Je réa­lisai plus tard qu’il éprou­vait constam­ment la dis­so­lu­tion de son être et qu’il s’évertuait ain­si à s’immortaliser lui-même à tra­vers ces empreintes. Voi­là ce qui obnu­bi­lait Michel Livide. Qu’une fois sa vie pas­sée, il y ait quelque chose de lui qui per­dure à sa frêle maté­ria­li­té. Alors il se mit à sculp­ter, scri­bouiller des his­toires, peindre, fil­mer, chan­ter. Il s’engagea dans un par­ti poli­tique plu­tôt conser­va­teur et réus­sit à se faire invi­ter dans les médias. Il se pré­sen­ta aux élec­tions locales et affi­cha par­tout dans la région son visage rond, ses yeux azur et sa cal­vi­tie de qua­dra­gé­naire ven­tri­po­tent. Il se mobi­li­sa pour diverses causes, les zones 30 km/h, les femmes bat­tues, les migrants sans papiers, les éoliennes, le vivre-ensemble inter­con­fes­sion­nel. Sur les réseaux sociaux, il dépo­sait d’abondants com­men­taires comme autant de sou­ve­nirs de son pas­sage en ces lieux. Il accu­mu­lait les indices de sa pré­sence, non pas par envie de célé­bri­té, mais parce que tout son orga­nisme ten­dait vers la per­sis­tance. De ses mil­liers d’interventions, il allait bien res­ter quelque chose, se disait-il. Peut-être que l’une de ses pein­tures ou de ses chan­sons entre­rait, un jour, même long­temps après sa mort, dans le patri­moine natio­nal, peut-être bien qu’une rue por­te­rait son nom en sou­ve­nir de ses réus­sites poli­tiques ? Il avait son­gé à la pos­si­bi­li­té de se livrer à une action vio­lente, une bombe ou une prise d’otages — cela ferait peut-être une ligne dans les manuels d’histoire —, mais l’idée de mettre en péril la vie d’autres indi­vi­dus était contraire à ses idéaux huma­nistes et l’en avait aus­si­tôt dissuadé.

Quand j’ai décou­vert l’existence de Michel Livide, il était le phar­ma­cien de mon quar­tier. Connu de toutes et tous, il dédiait une éner­gie consi­dé­rable à saluer et com­pli­men­ter les gens afin, bien enten­du, de lais­ser une trace neu­ro­nale solide dans le cer­veau de celles et ceux qui le recon­nais­saient. Quant à moi, je venais de démé­na­ger après une énième rup­ture dou­lou­reuse et, comme d’habitude, j’étais en rade de mes pilules anti­acides. Livide m’avait gen­ti­ment dépan­né en échange de la pro­messe de lui appor­ter une pres­crip­tion la semaine sui­vante. J’avais été sur­pris par son insis­tance à m’expliquer que la demi-vie du Maa­lox Control 20 mg était d’une heure maxi­mum et que son éli­mi­na­tion de mon orga­nisme serait rapide. Quel est donc ce phar­ma­cien qui vous informe de la durée de clai­rance des médi­ca­ments ? J’y retour­nai régu­liè­re­ment pour col­lec­ter mes som­ni­fères et autres ben­zo­dia­zé­pines et nous nous entre­te­nions de sujets divers. Il était pro­lixe, ce bougre, il par­lait de sa pas­sion pour les Grands Hommes de l’Histoire, mais aus­si pour les musées et les col­lec­tions d’art. À l’écouter, je l’imaginais vivre dans une jungle de livres sur Napo­léon et Jésus-Christ, de bustes de Jules César et de pho­tos de Gand­hi et de Boud­dha. Il choi­sis­sait ses mots avec un soin tout par­ti­cu­lier, comme si chaque terme était un mes­sa­ger des­ti­né à atteindre une cible. Je me sou­viens qu’il aimait uti­li­ser la for­mule « pour ce qu’il en reste…» en l’accompagnant d’un sou­rire fata­liste, comme si toute chose était éva­luée à l’aune de sa résilience.

Puis, un jour, Livide m’invita à pas­ser chez lui et à pour­suivre nos dis­cus­sions — ses mono­logues — devant une tasse de café. Je ne suis pas un être sociable et j’hésitai, mais n’osant pas dire « non » et peut-être avec un brin de curio­si­té aus­si, j’acceptai. C’était un dimanche plu­vieux, Livide habi­tait, seul, au-des­sus de sa phar­ma­cie. J’entraperçus sa tête chauve der­rière la fenêtre. Il m’attendait. Le grand rideau en fer se sou­le­va péni­ble­ment, la porte adja­cente à la vitrine s’ouvrit au son d’un buzz, et je péné­trai dans le cou­loir qui menait à son étage, tan­dis que le rideau de fer se refer­mait après moi. J’étais coin­cé. Livide m’accueillit avec son sou­rire cris­pé habi­tuel et m’offrit une poigne qui lais­sa un peu de son ADN dans la paume de ma main. Contrai­re­ment à ce que j’avais fan­tas­mé, l’homme vivait dans un appar­te­ment tota­le­ment vide. Une table, quatre chaises, un petit cana­pé, une cui­sine rudi­men­taire. Aucune déco­ra­tion, aucune pho­to­gra­phie. Cela sen­tait les croutes de piz­za moi­sies. Au milieu de la chambre à cou­cher, que je décou­vris en me ren­dant aux W.-C. (la cuvette était macu­lée de trai­nées), se trou­vait un lit d’une per­sonne, à côté duquel trô­naient un syn­thé­ti­seur de la marque Casio, un ordi­na­teur Apple et un che­va­let en bois. Ce der­nier exhi­bait une pein­ture à l’état d’ébauche repré­sen­tant une copie mal­adroite — un peu comme un des­sin d’enfant ou alors ce que l’on appelle art pri­mi­tif — de la Per­sis­tance de la Mémoire de Dali avec ses montres molles qui dégoulinent.

– Je ne suis jamais chez moi, fit Livide en esquis­sant un sou­rire. Tou­jours à la phar­ma­cie. Et je voyage beau­coup, rajou­ta-t-il comme s’il devait se jus­ti­fier du dépouille­ment de son intérieur.

Il posa une tasse de café fumant devant moi, et se lan­ça immé­dia­te­ment dans une longue digres­sion sur les radio-iso­topes uti­li­sés en bio­chi­mie et dont la demi-vie peut se comp­ter en quelques secondes, en décen­nies, mais aus­si en mil­liers, voire en mil­liards d’années. Il connais­sait ces sujets sur le bout des doigts et jon­glait avec le Potas­sium 40, le Polo­nium 216 et le Car­bone 14. Pas une fois il ne me ques­tion­na sur moi. Dès que je ten­tai de reprendre le fil de la dis­cus­sion, il regar­dait dans le vide, comme s’il obser­vait quelqu’un der­rière moi, puis embrayait sur l’histoire de tel indi­vi­du célèbre et se ruait sur l’ordinateur dans sa chambre pour véri­fier, sur Wiki­pé­dia, les détails de ses allé­ga­tions. On sen­tait que c’était un homme seul qui avait besoin de par­ler et, peut-être, d’être écou­té. (Tout comme je l’étais, et pour­tant je n’ennuie per­sonne avec mes obses­sions, mis à part vous, lec­teurs.) Après — il était déjà 18 heures, ma poli­tesse cau­se­ra ma perte —, il nous fit un steak. Il me ver­sa dans un petit verre une rasade d’une liqueur à forte odeur d’anis qu’il qua­li­fia de « phar­ma­co­pée orien­tale ». Les petits verres défi­lèrent plus vite que je ne puis m’en sou­ve­nir. Et c’est ain­si que, pas­sa­ble­ment émé­ché, Livide com­men­ça à se racon­ter. Il me rela­ta sa bio­gra­phie sur le ton d’un pané­gy­rique, à la troi­sième per­sonne, depuis les crottes de nez de l’enfance, les listes de voi­sins de l’adolescence, le sperme dis­sé­mi­né dans le cos­mos, et les pro­jets de visi­bi­li­té artis­tique, poli­tique et média­tique actuels. Un archéo­logue du futur pour­rait d’ailleurs suivre ses traces, s’était-il excla­mé avec la bouche pâteuse d’un ivrogne. Je me rap­pelle encore le cli­que­tis du rideau de fer der­rière moi, la rue mal éclai­rée par les lam­pa­daires et mes pas titu­bants pour ren­trer à la maison.

Livide ne me repar­la plus jamais de cette façon. À la phar­ma­cie, nos ren­contres furent désor­mais cor­diales, comme si ses confi­dences éthy­liques d’un soir l’avaient condam­né à me mettre à dis­tance. Loin de moi l’idée de m’en plaindre, j’étais plu­tôt sou­la­gé, mais je ne pou­vais m’empêcher d’imaginer le pauvre hère vaquant à ses habi­tudes de bali­ser son ter­ri­toire de mémen­tos, se frot­tant dis­crè­te­ment contre les murs pour y lais­ser son empreinte cor­po­relle, pas­sant ses dimanches sur la toile à com­men­ter les articles des grands quo­ti­diens, pei­gnant une mal­heu­reuse croute que per­sonne ne vou­drait acqué­rir et pla­ni­fiant un pro­chain séjour de fécon­da­tion irresponsable.

Nous étions main­te­nant au milieu de l’hiver et mon besoin de cor­ti­sone pour trai­ter mes crises d’asthme se fai­sait pres­sant. Une semaine durant, le rideau de fer de la phar­ma­cie était res­té des­cen­du. Chaque matin, j’avais trai­né mes guêtres jusqu’à l’officine pour y trou­ver porte close. Je savais Livide nomade, mais une semaine ? Cela sem­blait long. Ce qui me tra­cas­sait, c’est que la fenêtre du pre­mier étage était légè­re­ment entrou­verte. Je déci­dai de lui adres­ser un cour­riel et de lais­ser un mes­sage sur son répon­deur télé­pho­nique. Tous deux res­tèrent sans réponse. Après deux semaines d’une inquié­tude deve­nue into­lé­rable — j’étais à court de Valium, à tel point que je dus me rendre dans une autre phar­ma­cie pour y men­dier ma potion apai­sante —, j’en tou­chai un mot à Richard, l’épicier bio, et à la coif­feuse (bio éga­le­ment), Clé­men­tine. Per­sonne n’avait vu Michel Livide récem­ment. Les jours pas­sèrent, et la fenêtre était tou­jours entre­bâillée. Devais-je contac­ter la police ? J’ignore ce qui m’incita à faire ce que je fis, mais un soir, je m’arrêtai devant l’officine et m’accrochai au rideau de fer qui se mit à cli­que­ter de tout son long. Avec mes bras rachi­tiques, je tirai ma lourde car­casse de toutes mes forces et par­vins mira­cu­leu­se­ment à atteindre le châs­sis. Deux mètres me sépa­raient du sol, mon corps trem­blait comme The Big One qui frap­pe­ra un jour la Cali­for­nie. Je pous­sai la fenêtre et me jetai à l’intérieur. Des pul­sa­tions car­diaques à cent-nonante et un souffle de bron­chi­teux chro­nique. Je me trou­vais dans l’appartement de Livide.

J’allumai une lampe rouge posée à côté du cana­pé. Rien n’avait bou­gé depuis ma der­nière visite. Les petits verres à liqueur trô­naient tou­jours sur la table du salon. J’inspectai la chambre et la salle de bain. Livide avait déser­té le lieu. Enfant, j’aimais fouiller dans les affaires de ma mère, comme si j’allais mettre au jour un ter­rible secret. Le même ins­tinct de décou­vreur de tré­sors m’anima quand je déci­dai de jeter un œil dans les effets per­son­nels de Livide. Je véri­fiai sous le lit et dans les armoires. Les tiroirs de sa com­mode étaient d’une bana­li­té ennuyeuse, des cale­çons, des chaus­settes, des che­mises, des pulls. Dans sa table de nuit, je trou­vai des boules quies et des gouttes pour le nez. Je sou­le­vai le mate­las. L’inspection du salon et de la douche se révé­la tout aus­si infruc­tueuse. J’ai lu des articles sur ces gens inca­pables de mettre quoi que ce soit à la pou­belle, sans quoi ils risquent de som­brer dans la psy­chose. Livide, lui, ne conser­vait rien. Son pro­jet, il le réser­vait pour le monde extérieur.

J’éteignis l’abat-jour, allu­mai la lumière de mon por­table et, alors que je m’apprêtai à me glis­ser dehors, mon regard fut atti­ré par un livre dépo­sé sur l’appui de fenêtre. Je m’approchai et l’agrippai. Il s’agissait d’un guide de voyage du Liban. D’une main, je l’ouvris, de nom­breuses pages étaient cor­nées et anno­tées, une pho­to s’en échap­pa. Un homme, avec un fin col­lier de barbe et des lunettes à grosses mon­tures, et une femme, robe à fleurs aux cou­leurs vives, étrei­gnant un petit gar­çon aux yeux bleus. À l’arrière, écrit au mar­queur : Papa, maman, Michel, Bey­routh, 1974.

Derek Moss


Auteur

anthropologue