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Un Tea Party au Brésil ? L’inquiétant réveil de l’ultra-droite

Numéro 6 - 2015 par Delcourt

septembre 2015

Ils éructent contre les homo­sexuels, les indi­gènes et les défen­seurs de l’avortement. Ils se déchainent contre les mou­ve­ments pro­gres­sistes, dénoncent la main­mise des « Cubains » sur les ins­ti­tu­tions fédé­rales et ful­minent contre les impôts, la cor­rup­tion et les pro­grammes sociaux du gou­ver­ne­ment. Ils exigent le rabais­se­ment de la majo­ri­té pénale, la res­tau­ra­tion de la peine de mort, la libre cir­cu­la­tion des armes à feu, le retrait des garan­ties juri­diques pour les pri­son­niers de droit com­mun et prônent un État mini­mal. Ils militent pour l’indépendance de la région de São Pau­lo au pré­texte de la sous­traire au vote « clien­té­liste » des couches popu­laires et se mobi­lisent dans la rue ou sur les réseaux sociaux pour récla­mer le départ de Dil­ma Rous­seff, quitte à faire appel à l’armée. For­mant une nébu­leuse à géo­mé­trie variable d’organisations et de grou­pus­cules aux fron­tières poreuses, ces acti­vistes, sou­vent jeunes, sou­vent bien nés, ont aujourd’hui le vent en poupe au Brésil.

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Dopés par les spec­ta­cu­laires mobi­li­sa­tions de juin 2013 et trou­vant un réel écho au sein des couches moyennes urbaines, ces jeunes acti­vistes sont les fers de lance d’une « nou­velle droite », ultra­ra­di­cale et mili­tante, dont le sur­gis­se­ment récent dans l’espace public, poli­tique et média­tique consti­tue, selon le phi­lo­sophe Pau­lo Eduar­do Arantes, l’un des phé­no­mènes poli­tiques les plus impor­tants de l’histoire contem­po­raine du Brésil.

Un réveil bruyant dans le chaudron des « journées de juin 2013 »

« L’élan d’impatience qui s’est mani­fes­té dans les mobi­li­sa­tions de juin 2013 s’est accom­pa­gné d’un élan symé­trique et anta­go­nique : l’émergence d’une nou­velle droite qu’il est dif­fi­cile d’appréhender à par­tir des caté­go­ries poli­tiques tra­di­tion­nelles » (Fol­ha de São Pau­lo, 31 octobre 2014). À contre­cou­rant des inter­pré­ta­tions angé­liques et impres­sion­nistes qui ont été faites de cette pro­tes­ta­tion, sou­vent vue comme le réveil poli­tique d’une jeu­nesse à forte sen­si­bi­li­té pro­gres­siste, Arantes en pro­pose une tout autre lec­ture bien plus à même d’en rendre compte, à l’aune notam­ment de ses dyna­miques concrètes et de ses pro­lon­ge­ments dans le contexte poli­tique le plus immé­diat : la mon­tée en puis­sance d’une nou­velle droite mili­tante qui s’est don­né pour objec­tif de saper les acquis du lulisme.

Le phé­no­mène n’avait pour­tant guère échap­pé aux com­men­ta­teurs bré­si­liens les plus avi­sés, témoins directs des évè­ne­ments. Deux semaines à peine après le début de ces mani­fes­ta­tions mas­sives qui ont secoué les grandes villes du pays, tous font état d’un chan­ge­ment de cap, de ton et de com­po­si­tion de la pro­tes­ta­tion. Tous notent un subit glis­se­ment des reven­di­ca­tions : pro­gres­sistes ini­tia­le­ment (baisse du prix des trans­ports, meilleurs ser­vices publics, etc.) vers des slo­gans anti­sys­tème, voire des mots d’ordre fran­che­ment réactionnaires.

Le len­de­main de la grande mani­fes­ta­tion du 20 juin à São Pau­lo, le jour­na­liste et his­to­rien Gil­ber­to Marin­go­ni insiste sur ce bas­cu­le­ment. Les « demandes socia­le­ment posi­tives et géné­reuses de la pre­mière vague de pro­tes­ta­tion, note-t-il alors, ont fait place à une révolte conser­va­trice contra todo o que está aí (contre tout ce qui est en place)», contre la cor­rup­tion, les impôts, Bol­sa famí­lia1, Lula, Dil­ma, les par­tis poli­tiques en géné­ral, ceux de gauche en par­ti­cu­lier. Et d’insister ensuite sur la peur qui s’est empa­rée de très nom­breux mani­fes­tants après l’agression de dizaines de mili­tants de gauche par quelques grou­pus­cules pré­sents (Car­ta Maior, 21 juin 2013). Même son de cloche de la part de Mar­co Auré­lio Weis­shei­mer, chro­ni­queur à Car­ta Maior, qui écrit éga­le­ment à chaud : « Ce qui avait com­men­cé comme une grande mobi­li­sa­tion sociale contre l’augmentation des billets de bus et la défense d’un trans­port public de qua­li­té est en train de débou­cher, sous nos yeux, sur une expé­rience sociale incon­trô­lable pos­sé­dant des carac­té­ris­tiques fas­cistes […]. Dans la nuit de jeu­di à ven­dre­di, tous les traits consti­tu­tifs de notre démo­cra­tie ont été mena­cés et atta­qués, de diverses manières et dans plu­sieurs villes du pays. De la vio­lence poli­cière ? Il y en a eu, certes. Mais ce qui s’est pas­sé hier n’est pas moins grave […]: attaques contre des mili­tants de gauche et expul­sion de ces der­niers des mani­fes­ta­tions, attaques contre des sièges de par­tis poli­tiques et d’institutions publiques […]. Et ce ne sont pas seule­ment des mili­tants pétistes qui ont été agres­sés et expul­sés […]. Dans plu­sieurs villes du pays [ces agres­sions] se sont éga­le­ment mul­ti­pliées contre des mili­tants du PSOL, du PSTU, du MST2 […]» (21 juin 2013).

De toutes les villes du pays afflue­ront ensuite quan­ti­té de témoi­gnages simi­laires si bien que beau­coup de mili­tants de gauche renon­ce­ront à défi­ler. Alar­mé par la tour­nure prise par les évè­ne­ments, le MPL (Movi­men­to Passe Livre)3, à l’origine du mou­ve­ment, annon­ce­ra, lui aus­si, publi­que­ment son désen­ga­ge­ment et appel­le­ra ses mili­tants à ces­ser l’action, dénon­çant au pas­sage la vio­lence envers les par­tis et mili­tants de gauche, l’instrumentalisation de la pro­tes­ta­tion par des médias à la botte de l’opposition et son infil­tra­tion par des mili­tants néofascistes.

Com­ment expli­quer un tel retour­ne­ment ? Qui sont ces acti­vistes ? Que veulent-ils ? Per­sonne, à de rares excep­tions près, ne les a vus venir. Dans le chaos des jour­nées de juin, rares étaient ceux qui étaient en mesure de les iden­ti­fier. Et ce flou a ensuite été accen­tué par les inter­pré­ta­tions presque una­ni­me­ment posi­tives — sin­gu­liè­re­ment à l’extérieur du pays — qui ont été faites de ces mobilisations.

À l’évidence, ces lec­tures enthou­siastes ont eu pour effet de déro­ber au regard cette autre dimen­sion cen­trale, net­te­ment plus sombre, de la révolte de la jeu­nesse bré­si­lienne. Car, si l’on a beau­coup dit et écrit que cette mobi­li­sa­tion avait contri­bué à poli­ti­ser une jeu­nesse que l’on a long­temps décrite comme inerte poli­ti­que­ment, force est de consta­ter après coup que pour beau­coup de ces jeunes, cette entrée en poli­tique s’est faite par la porte de droite.

Un Tea Par­ty tropical ?

Dis­si­mu­lés dans les foules gri­mées de jaune et de vert qui ont enva­hi les rues dans la deuxième quin­zaine du mois de juin 2013, ces acti­vistes de droite ont pro­gres­si­ve­ment fait tom­ber le masque, en mul­ti­pliant ces der­niers mois les actes et les inter­pel­la­tions publiques. On sait désor­mais qui ils sont et ce qu’ils revendiquent.

À pre­mière vue, cette « nou­velle droite » est loin d’être homo­gène. Elle s’apparente à un atte­lage hété­ro­clite et à géo­mé­trie variable de cou­rants, de mou­vances, de mili­tants et de sym­pa­thi­sants de pro­ve­nances et d’identités très diverses. On y croise pêle­mêle des fon­da­men­ta­listes pen­te­cô­tistes ; des acti­vistes anti­avor­te­ment ; des (ex)militaires et (ex)policiers du Par­ti­do mili­tar bra­si­lei­ro (Par­ti mili­taire bré­si­lien) en voie de for­ma­tion ; des nos­tal­giques de la dic­ta­ture et des « grandes marches de la famille avec Dieu et pour la liber­té» ; des mili­tants « anti­cor­rup­tion» ; une kyrielle de petits col­lec­tifs appa­rus récem­ment (Movi­men­to Viva Bra­sil, Movi­men­to Bra­sil Livre, Revol­ta­dos on Line, Caras Pin­ta­das, Movi­men­to Endi­rei­tar Bra­sil, etc.); des jeunes liber­ta­riens et anti­marxistes ; et quelques dizaines de per­son­na­li­tés média­tiques : jour­na­listes, chro­ni­queurs, vedettes du petit écran, quelques artistes et même un chan­teur de rock, Lobão, anti­con­for­miste de droite notoire.

Conser­va­teurs sur le plan des mœurs et des valeurs, la plu­part des acteurs de cette droite com­po­site se réclament ouver­te­ment de l’ultralibéralisme sur le plan éco­no­mique et militent acti­ve­ment pour la stricte limi­ta­tion du champ d’action de l’État à ses fonc­tions réga­liennes clas­siques. S’ils par­tagent avec les cou­rants néo-inté­gra­listes, ver­sion tro­pi­cale du fas­cisme mus­so­li­nien, un atta­che­ment indé­fec­tible à la nation, aux tra­di­tions, à la reli­gion et un même culte de l’autorité et de la force virile, ils s’en dis­tinguent net­te­ment par leur oppo­si­tion à toute forme de trans­ferts sociaux et de soli­da­ri­té orga­nique, par le culte du mar­ché et des liber­tés indi­vi­duelles, ain­si que par une idéo­lo­gie de type sécu­ri­taire aux accents encore plus xéno­phobes et racistes que celle de l’extrême droite his­to­rique4.

En fait, s’il est un phé­no­mène poli­tique auquel s’apparente cette nou­velle droite mili­tante, c’est le Tea Par­ty aux États-Unis. Le paral­lèle est évident. La res­sem­blance est frap­pante. Comme le Tea Par­ty états-unien, cette droite qui mobi­lise dans la rue et mul­ti­plie les actes publics est for­mée d’une mul­ti­tude d’organisations et de grou­pus­cules plus ou moins reliés entre eux en réseau. Comme lui, elle se pré­sente comme le der­nier rem­part de la démo­cra­tie face à l’interventionnisme des pou­voirs publics, se pose en défen­seur des classes moyennes, voire des petites gens, contre la tyran­nie de l’impôt et se pré­sente comme le garant des liber­tés poli­tiques et éco­no­miques face à un État et des poli­tiques qu’elle juge intru­sifs et oppres­sifs. Comme lui, elle com­bat toute idée de redis­tri­bu­tion et se vautre dans les thèses conspi­ra­tion­nistes et les dia­tribes antisolidarité.

Comme lui, elle se veut gar­dienne des tra­di­tions fon­da­trices de la nation et une réponse au déclin des valeurs et à l’érosion des mœurs. Comme lui, enfin, cer­taines de ses com­po­santes sont finan­cées direc­te­ment par des entre­prises et de puis­santes fon­da­tions pri­vées. Reste que la ver­sion bré­si­lienne de ce Tea Par­ty est sans nul doute bien plus éli­taire dans sa com­po­si­tion et radi­cale dans ses reven­di­ca­tions. « Agis­sant dans un pays beau­coup plus pauvre et inégal […], écrit ain­si le jour­na­liste poli­tique Pau­lo Morei­ra Leite, notre Tea Par­ty est une tra­duc­tion adap­tée et appau­vrie [de cette] même rhé­to­rique. Dans sa ver­sion “tro­pi­ca­li­sée” [ses membres] allèguent que tout ce qui se main­tient grâce à l’État consti­tue non seule­ment un embryon de com­mu­nisme, mais est le fruit d’un vol […]. Quand ils s’expriment, ils se font pas­ser pour des anar­chistes de droite, mais ses véri­tables lea­deurs et ins­pi­ra­teurs ont dans le pas­sé flir­té avec la dic­ta­ture mili­taire, voire davantage. »

Or, c’est pré­ci­sé­ment cette filia­tion qui rela­ti­vise la nou­veau­té de cette droite. Son carac­tère nova­teur ne tien­drait tout au plus qu’à l’utilisation de réper­toires d’action long­temps asso­ciés à la gauche et au détour­ne­ment de ses sym­boles. Parée de nou­veaux atours, elle ne serait que la der­nière mou­ture du vieux fond éli­tiste, réac­tion­naire, anti­com­mu­niste et anti­so­cial de la socié­té bré­si­lienne, conver­ti en idéo­lo­gie anti-pétiste.

Antipétisme, racisme social, xénophobie et violence verbale

L’anti-pétisme consti­tue en effet le prin­ci­pal ciment de ce Tea Par­ty bré­si­lien, son seul vrai trait d’union objec­tif, son prin­cipe fédé­ra­teur, mais aus­si son prin­ci­pal fonds de com­merce. Toutes ses com­po­santes par­tagent une com­mune aver­sion vis-à-vis de la gauche en géné­ral, du PT et du gou­ver­ne­ment pétiste de Dil­ma Rous­seff en par­ti­cu­lier. Sans excep­tion aucune, le Par­ti des tra­vailleurs et ses repré­sen­tants au gou­ver­ne­ment sont affu­blés de tous les vices et ren­dus res­pon­sables de tous les maux de la socié­té bré­si­lienne : cri­mi­na­li­té galo­pante, cor­rup­tion, gabe­gie, dis­so­lu­tion des mœurs et des valeurs, etc. Outre sa res­pon­sa­bi­li­té dans la dégé­né­res­cence morale de la nation, le PT est accu­sé de vou­loir ins­tau­rer une dic­ta­ture socia­liste dans le pays avec l’appui de ses alliés natio­naux (mou­ve­ments sociaux, syn­di­cats, défen­seurs de droits de l’homme, etc.) et l’aide des Cubains, des Véné­zué­liens et des autres par­tis de gauche du conti­nent ras­sem­blés dans le Forum de São Paulo.

Cette vio­lente dia­tribe anti-pétiste se double aus­si d’un dis­cours qui exclut de l’espace poli­tique des caté­go­ries sociales entières tout en réac­ti­vant les vieux pré­ju­gés sociaux et raciaux. La vic­toire étri­quée de Dil­ma Rous­seff face au can­di­dat Aécio Neves a don­né lieu par exemple à une vio­lente cam­pagne, relayée par les prin­ci­paux médias (Veja, TV Record, Glo­bo, etc.), contre les élec­teurs pauvres du nord-est du pays, accu­sés d’avoir fait pen­cher la balance élec­to­rale en faveur de la can­di­date pré­si­dente pétiste. Un vote for­cé­ment illé­gi­time, car cette popu­la­tion « indo­lente », « igno­rante » et « assis­tée » aurait été ins­tru­men­ta­li­sée, à coup d’avantages et de pro­grammes sociaux, dans le seul et unique but de ser­vir les inté­rêts poli­tiques du PT et de la gauche en géné­ral aux dépens des classes moyennes — blanches sou­sen­ten­du — des grandes villes du sud du pays. Ce « coup d’État » élec­to­ral, cette « prise en otage » des « contri­buables » par une popu­la­tion cap­tive, jus­ti­fie­rait d’ailleurs l’intervention de l’armée contre le gou­ver­ne­ment ou encore les vel­léi­tés auto­no­mistes de l’État de São Paulo.

Dans la bouche de cer­tains de ses repré­sen­tants, le pro­pos se fait encore plus into­lé­rant, le lan­gage plus violent. Le cham­pion toutes caté­go­ries de cette parole débri­dée est sans nul doute le dépu­té fédé­ral Jair Bol­so­na­ro. Ain­si, à la par­le­men­taire pétiste et ex-ministre des droits de l’homme de Dil­ma Rous­seff, Maria do Rósa­rio, il a récem­ment lan­cé, pro­vo­quant un tol­lé dans l’assemblée : « Je ne te vio­le­rai pas toi. Tu ne le mérites même pas. » Aupa­ra­vant, à une dépu­tée du PSOL (Par­ti­do Socia­lis­mo e Liber­tade) qui avait pro­po­sé qu’une enquête soit ouverte contre lui pour des pro­pos simi­laires, il avait rétor­qué froi­de­ment qu’il n’y répon­drait « que sur du papier toi­lette », car le PSOL « est un par­ti de connards et de pédés » (Vino­gra­doff, 2014).

Accu­sé d’incitation à la haine, à la vio­lence et au viol, le patriarche de la famille Bol­so­na­ro n’en était évi­dem­ment pas à son coup d’essai. À la fille du chan­teur afro­bré­si­lien Gil­ber­to Gil, il avait répli­qué pro­vo­quant un pro­fond malaise sur un pla­teau de télé­vi­sion « Je ne vais pas par­ler de pro­mis­cui­té avec toi ni avec per­sonne. Cela ne risque pas d’arriver, car mes fils ont été bien éle­vés et n’ont pas gran­di dans le type d’environnement qui a été le tien ! » Racisme non dis­si­mu­lé, mais aus­si homo­pho­bie com­plè­te­ment assu­mée ! À plu­sieurs reprises, il avait en effet décla­ré qu’il pré­fè­re­rait voir son fils mort plu­tôt qu’homosexuel, que jamais il ne s’installerait à côté d’un couple de gays, car «[ces gens] fai­saient bais­ser le prix de l’immobilier » et que seuls des coups de trique pou­vaient « cor­ri­ger » cette déviance. Si le pro­pos choque, il n’est pas sur­pre­nant de la part de quelqu’un qui consi­dère aus­si les indi­gènes comme des « brou­teurs d’herbe » « mal­odo­rants » et « mal édu­qués », les droits de l’homme comme du « fumier » pour vaga­bonds (ester­co do vaga­bun­da­gem) et la tor­ture comme un moyen légi­time d’investigation. Ses fré­quents écarts de lan­gage et de conduite du par­le­men­taire n’ont tou­te­fois pas enta­mé le capi­tal de sym­pa­thie dont il jouit à Rio de Janei­ro. Loin de là ! Sur­fant sur la vague de contes­ta­tion anti-PT, anti­gou­ver­ne­men­tale et sécu­ri­taire, le cha­ris­ma­tique lea­deur de l’extrême droite bré­si­lienne a été l’un des dépu­tés les mieux élus au Congrès bré­si­lien lors des der­nières élec­tions d’octobre 2014. Avec 464.572 voix de pré­fé­rence, soit le qua­trième meilleur score et un résul­tat quatre fois plus éle­vé qu’aux élec­tions de 2010, il se situe juste devant son fidèle allié, le pas­teur néo­pen­te­cô­tiste, raciste, homo­phobe et xéno­phobe, Mar­co Feli­cia­no, qui avait décla­ré, lui, que le meurtre de John Len­non était un châ­ti­ment divin.

Polarisation asymétrique

Depuis les élec­tions d’octobre 2014, le Bré­sil est davan­tage pola­ri­sé avec un Congrès plus mor­ce­lé et réac­tion­naire que jamais. Autant dire, dans ces condi­tions, que la réforme poli­tique — en par­ti­cu­lier celle du Par­le­ment fédé­ral — récla­mée pour­tant par de nom­breux mani­fes­tants durant les jour­nées de juin, et pro­mises par Dil­ma Rous­seff, est morte et enter­rée. Enter­rés eux aus­si, ou sérieu­se­ment remis en ques­tion, les pro­jets les plus pro­gres­sistes du gouvernement.

C’est sans doute là l’une des leçons à tirer des mobi­li­sa­tions de juin 2013, mais aus­si leur prin­ci­pal para­doxe. Comme le sou­lignent en effet plu­sieurs com­men­ta­teurs de la vie poli­tique bré­si­lienne, en se trans­for­mant peu à peu en un assaut contre le gou­ver­ne­ment et les par­tis au pou­voir, ces mobi­li­sa­tions qui se vou­laient au départ pro­gres­sistes ont ouvert une sorte de boite de pan­dore, scel­lée depuis l’arrivée à la pré­si­dence du can­di­dat Lula, et libé­ré les forces les plus ata­viques et les plus réac­tion­naires du pays. Mas­si­ve­ment mobi­li­sés, les pro­tes­ta­taires ont créé une dan­ge­reuse brèche dans le consen­sus poli­tique ins­tau­ré par la gauche bré­si­lienne au prix d’importants renon­ce­ments, brèche dans laquelle ces forces n’ont pas tar­dé à s’engouffrer. En ter­nis­sant l’image du PT et en affai­blis­sant le gou­ver­ne­ment, ces pro­tes­ta­tions ont d’une cer­taine manière fait le jeu — invo­lon­tai­re­ment il est vrai — de cette droite décom­plexée qui jusque-là demeu­rait iso­lée et était poli­ti­que­ment inexis­tante, du moins dans sa forme orga­ni­sée, et pra­ti­que­ment inau­dible, comme s’en alar­mait encore, en 2011, le très conser­va­teur et popu­laire heb­do­ma­daire Veja.

Inca­pables jusqu’ici de trou­ver une expres­sion com­mune et forte, dans un champ poli­tique domi­né par la bipo­la­ri­sa­tion PT-PSDB, les com­po­santes les plus radi­cales de cette droite ont très vite pris conscience du pro­fit qu’elles pou­vaient tirer de ces mobi­li­sa­tions. Ses prin­ci­paux pro­ta­go­nistes en ont pro­fi­té pour se rap­pro­cher, se réor­ga­ni­ser, s’unir en dépit de leurs diver­gences, des­cendre main dans la main dans la rue et recru­ter très lar­ge­ment, en exploi­tant la las­si­tude des classes moyennes vis-à-vis de la cor­rup­tion, de la cri­mi­na­li­té, des jeux poli­ti­ciens ou encore de l’inflation. De sorte qu’aujourd’hui, à l’instar du Tea Par­ty états-unien, cette nou­velle droite ultra­ra­di­cale est capable de mobi­li­ser dans la rue plu­sieurs mil­liers de per­sonnes. De la même manière, elle tend aus­si à déployer une stra­té­gie d’opposition asymétrique.

« La droite nord-amé­ri­caine, explique ain­si Pau­lo Arantes, n’est pas inté­res­sée par la for­ma­tion d’une majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale. Ce qui l’intéresse, c’est d’empêcher que les gou­ver­ne­ments gou­vernent. Elle ne désire pas vrai­ment éla­bo­rer de poli­tiques dans le cadre légis­la­tif et ignore le vote de l’électeur moyen. Elle n’a pas besoin de voix parce qu’elle est direc­te­ment finan­cée par les grandes entre­prises […]. Voi­là pour­quoi ses par­ti­sans peuvent se don­ner le luxe de prendre des posi­tions à la fois très claires et non négo­ciables […] ren­dant impos­sible toute modi­fi­ca­tion du sta­tu­quo. » Des prises de posi­tion radi­cales que la gauche au pou­voir ne peut de son côté pas se per­mettre, pré­ci­sé­ment parce qu’elle doit, elle, « gou­ver­ner, consti­tuer des majo­ri­tés, négo­cier et embal­ler le tout ». Aux États-Unis, ajoute-t-il encore, « les démo­crates et les “libé­raux” [libe­rals au sens anglo-saxon] se carac­té­risent par une cer­taine modé­ra­tion, tout comme la gauche offi­cielle au Bré­sil qui est modé­rée, tan­dis que de l’autre côté, c’est l’absence de modé­ra­tion qui pré­vaut. De là, l’asymétrie » (Fol­ha de São Pau­lo, 31 octobre 2014).

Repré­sen­tée essen­tiel­le­ment par trois petits par­tis (sur les vingt-huit que compte désor­mais le Congrès), à savoir les très mal nom­més Par­ti pro­gres­siste, Par­ti répu­bli­cain pro­gres­siste et Par­ti social-chré­tien, tous trois issus de l’Arena (Alian­za reno­va­do­ra nacio­nal), le par­ti des mili­taires durant la dic­ta­ture, cette droite radi­cale demeure mino­ri­taire poli­ti­que­ment. Mais elle peut désor­mais comp­ter sur l’appui ponc­tuel et négo­cié d’autres for­ma­tions, d’autres dépu­tés, acquis à l’une ou l’autre de ses causes, dans un Par­le­ment tou­jours plus mor­ce­lé, domi­né par les groupes de pres­sion conser­va­teurs déter­mi­nés à mettre des bâtons dans les roues du gou­ver­ne­ment. Elle ne se pri­ve­ra donc cer­tai­ne­ment pas de mobi­li­ser ces alliés de cir­cons­tance pour sabor­der tout pro­jet qui ne cadre pas avec sa lec­ture ultra-réac­tion­naire du monde. Et, ce fai­sant, elle obli­ge­ra les par­tis de gou­ver­ne­ment à se livrer à d’interminables et, sou­vent, dou­teux mar­chan­dages avec l’opposition, ce qui ren­for­ce­ra à son tour le dis­cré­dit de la classe poli­tique dans son ensemble.

Révé­la­trice d’une plus grande récep­ti­vi­té de la socié­té bré­si­lienne aux thèses néo­con­ser­va­trices, sécu­ri­taires et anti-pétistes, cette vague droi­tière est symp­to­ma­tique d’un essouf­fle­ment du lulisme et d’une chute de confiance vis-à-vis du gou­ver­ne­ment, empê­tré dans une seconde affaire de cor­rup­tion tou­chant l’entreprise publique pétro­lière Petro­bras, contraint au com­pro­mis et à la modé­ra­tion poli­tique, ne par­ve­nant plus à pro­po­ser un vrai pro­jet mobi­li­sa­teur et deve­nu de plus en plus dis­tant par rap­port à ses bases his­to­riques. Pour le PT et la gauche en géné­ral, moins bien repré­sen­tés au Congrès depuis les der­nières élec­tions (le PT a per­du dix-huit dépu­tés), cette mon­tée en puis­sance de la droite est indis­cu­ta­ble­ment annon­cia­trice de grandes dif­fi­cul­tés à venir. Tan­dis que cer­tains pointent déjà le risque d’une « vene­zua­li­za­ção » de la vie poli­tique bré­si­lienne, la gauche sociale tente d’organiser vaille que vaille la riposte en fai­sant cam­pagne pour une pro­fonde réforme poli­tique. Mais peut-être est-il déjà trop tard !

  1. Pro­gramme de trans­fert condi­tion­nel de reve­nu à des­ti­na­tion des familles les plus pauvres du pays mis en place par le pre­mier gou­ver­ne­ment Lula (2003 – 2006). Il béné­fi­cie aujourd’hui à près de 14 mil­lions de familles.
  2. Le Par­ti Socia­lisme et Liber­té (PSOL) est une dis­si­dence du Par­ti des tra­vailleurs (PT). Avec les trots­kystes du Par­ti socia­liste des tra­vailleurs uni­fiés (PSTU), il repré­sente au Bré­sil la gauche radi­cale. Lié offi­ciel­le­ment à aucun par­ti, le Mou­ve­ment des tra­vailleurs ruraux sans terre (MST) est, quant à lui, consi­dé­ré comme le plus grand mou­ve­ment pay­san d’Amérique latine.
  3. Créé durant le Forum social mon­dial de Por­to Alegre de 2005 par des acti­vistes de São Pau­lo, le Movi­men­to Passe Livre lutte pour la gra­tui­té des trans­ports publics. Il est à l’initiative des pre­mières mobi­li­sa­tions de juin 2013.
  4. Fon­dée au début par Plí­nio Sal­ga­do, l’Action inté­gra­liste bré­si­lienne était un mou­ve­ment de masse de type fas­ciste qui comp­te­ra près d’un mil­lion de membres et sym­pa­thi­sants jusqu’à son inter­dic­tion en 1937 par Gétu­lio Var­gas. En 2004 s’est tenu à São Pau­lo un pre­mier congrès néo-inté­gra­liste réunis­sant les deux mou­ve­ments qui s’en réclament, le Frente Inte­gra­lis­ta Bra­si­lei­ra (FIB) et le Movi­men­to Inte­gra­lis­ta e Linea­ris­ta Bra­si­lei­ro (MIL‑B).

Delcourt


Auteur

sociologue et historien, chargé d’étude au Cetri