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Ultranova, film wallon. Sommes-nous si éwarés ?

Numéro 06/7 Juin-Juillet 2005 - Bouli Lanners Cinéma Wallonie par Thomas Lemaigre

juin 2005

Les trois hommes arrivent au bord du ter­rain à lotir. Ils viennent voir l’emplacement des mai­sons pré­fa­bri­quées, qu’ils s’ap­prêtent à aller vendre. Mais tous les pieux qui montrent le métrage des par­celles ont été déter­rés. Leur chef est hors de lui. Il ne veut pas payer un géo­mètre pour la qua­trième fois. Il chausse ses bottes et […]

Le Mois

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Les trois hommes arrivent au bord du ter­rain à lotir. Ils viennent voir l’emplacement des mai­sons pré­fa­bri­quées, qu’ils s’ap­prêtent à aller vendre. Mais tous les pieux qui montrent le métrage des par­celles ont été déter­rés. Leur chef est hors de lui. Il ne veut pas payer un géo­mètre pour la qua­trième fois. Il chausse ses bottes et essaye de replan­ter les pieux. Il est fou de rage. Ses deux col­lègues vont prendre un café en attendant.

C’est une scène par­mi d’autres d’Ul­tra­no­va, le pre­mier long métrage de Bou­li Lan­ners. Un film qui est d’a­bord un regard très beau et inha­bi­tuel — qui a déjà fait des tra­vel­lings sur le ciel lié­geois ? Mais c’est aus­si un pro­pos. Un pro­pos obs­cur sur des des­ti­nées obs­cures. Un récit inache­vé sur des ren­contres qui ne se nouent pas, sur des per­son­nages bal­bu­tiants et ron­gés par les acci­dents de la vie ou les men­songes qu’ils se font à eux-mêmes.

Au risque de pla­quer lour­de­ment du sens là où per­sonne n’a vou­lu en mettre, attar­dons-nous à ce que dit le film de la socié­té où le cinéaste vit, la Wal­lo­nie contem­po­raine — la Wal­lo­nie et pas la Bel­gique, comme on conti­nue à l’en­tendre, hyp­no­ti­sé par le reflet réduc­teur de la recon­nais­sance de la « bel­gi­tude » de notre ciné­ma par Paris… Bou­li Lan­ners prend tel­le­ment le temps de fil­mer sa Wal­lo­nie, fai­sant en sorte qu’on a l’im­pres­sion de voir pour la pre­mière fois des endroits fami­liers, que son œuvre a for­cé­ment vou­lu en dire quelque chose.

Lan­ners a sa poé­sie du déses­poir, mais on dirait qu’il pose aus­si une ques­tion : à par­tir d’i­ci, com­ment avance-t-on ? Com­ment construi­ton ? Ou plu­tôt, y a‑t-il vrai­ment moyen de construire ? Quelle est cette vio­lence qu’il faut se faire pour échap­per à un sup­po­sé des­tin plom­bant ? Qu’est donc ce lest existentiel ?

Une des pro­ta­go­nistes déchiffre les lignes de la main. La gauche, c’est le pas­sé, la droite, l’a­ve­nir. À gauche, explique-t-elle, tout est joué, à droite, pas néces­sai­re­ment. Un matin, elle revient au bou­lot avec la main droite ban­dée. Elle s’est tailla­dée la paume pour être sûre d’é­chap­per à ce qu’elle devient. Elle veut par­tir trou­ver for­tune en Ita­lie. Mais elle est inca­pable d’y croire. Elle se ment.

Une cellule dont les murs sont des miroirs

Bou­li Lan­ners n’a pas un pro­pos vrai­ment poli­tique, mais plu­tôt moral. On s’ef­fondre dans la bles­sure de nous-mêmes et quand on tente de lever les yeux, c’est qu’on se ment. On conti­nue à tom­ber. Les issues ? Le sui­cide, la dépres­sion, la quête de conso­la­tion ou l’ac­ci­dent. Ce der­nier ayant le mérite d’en­voyer un mes­sage : « Tu te trompes de che­min, tu dois chan­ger. » Mais que chan­ger ? Il doit bien y avoir une porte pour sor­tir de nos men­songes, mais Bou­li Lan­ners ne la cherche pas. On est condam­né à fuir, ou à se décom­po­ser sous le poids d’in­jonc­tions para­doxales. On n’est même plus acteur de soi-même. La vie est deve­nue « une cel­lule dont les murs sont des miroirs » (Eugene O’Neill).

Bou­li Lan­ners tape juste, trop juste, mais le gros plan sur la plaie et le cou­teau qui insiste ne nous avance guère. L’é­toile que nous avons en par­tage est répu­tée morte. Elle devrait don­ner nais­sance à d’autres. On ne sait pas à quoi ni com­ment, mais ça doit venir. Même que ça s’ap­pelle une « ultra­no­va ». En atten­dant, on est dans le col­lap­sus après l’im­plo­sion de cette socié­té finie. Impuis­sants dans le cou­rant vis­queux de l’his­toire. Même plus capables de colère ni de plai­sir. Sou­mis, bri­sés, per­dus. Èwa­rés !

Ultra­no­va, un pro­pos para­ly­sant ou un pro­pos qui stig­ma­tise notre hypo­con­drie ? Bou­li Lan­ners n’est pas clair. C’est sa pos­ture artis­tique et tant mieux. Atten­tion, donc. C’est un film qui donne envie d’être aimé et accep­té comme argent comp­tant : « C’est nous, c’est for­cé­ment bien. » Il pousse à l’er­reur com­plai­sante sur nous-mêmes. Mais là où il devient un film wal­lon pas comme les autres, c’est quand il se met à cher­cher — certes avec ambigüi­té — par quel coin attra­per le voile à lever sur notre mensonge.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).