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Turquie, un parti au pouvoir (presque) sans opposition

Numéro 11 Novembre 2011 - par Pierre Vanrie -

L’accession, en 2002, et le maintien depuis lors au pouvoir par le biais des urnes, du Parti de la justice et du développement (AKP) est tout doucement en train de changer la nature des rapports entre la population turque et son imposant appareil d’État.

L’accession, en 2002, et le maintien depuis lors au pouvoir par le biais des urnes, du Parti de la justice et du développement (AKP) est tout doucement en train de changer la nature des rapports entre la population turque et son imposant appareil d’État. Auparavant, cet appareil d’État était monopolisé par la tendance kémaliste dont l’idéologie consistait à maintenir la population sous la « tutelle » d’une oligarchie bureaucratique civile et militaire se méfiant du « peuple » et sachant ce qui était bon pour lui. Mais sous la férule de ce parti issu de la mouvance islamique et qui a évolué vers une forme de « conservatisme (musulman) démocratique », ainsi qu’il aime à être nommé, cette structure immuable s’est fissurée et les « forteresses » de l’establishment kémaliste se sont petit à petit soumises au joug d’un pouvoir civil à plus forte légitimité démocratique. L’armée qui s’est fourvoyée et discréditée en envisageant des putschs anachroniques semble s’être soumise au pouvoir civil comme l’a montré fin aout le déroulement du Haut Conseil militaire. Ce conseil en charge des nominations au sein de l’état-major fut alors présidé par un Premier ministre qui n’était plus flanqué du chef d’état-major, ce qui était le cas lors des réunions précédentes. La présence dominante plus que symbolique de civils lors de cérémonies importantes telles que la fête de la Victoire du 30 aout — célébrant la victoire militaire sur les Grecs en 1922 — traduit le rééquilibrage en faveur des civils dans une Turquie où l’armée n’avait jamais été jusque-là une « grande muette ».

La haute magistrature était un autre bastion de l’establishment kémaliste qui empêchait la remise en cause d’un ordre établi, au besoin en bannissant de la vie politique des partis défendant une identité périphérique, en l’occurrence islamique ou kurde. Le système de cooptation entre Conseil d’État, Cour constitutionnelle et Conseil supérieur de la magistrature (Conseil supérieur des juges et des procureurs, HSYK en turc) permettait à une justice, certes indépendante du pouvoir politique issu des urnes, mais inféodé aux partisans du maintien d’une tutelle par cet establishment, de préserver le statuquo [1]. Or, ce cercle vicieux a été brisé par la réforme de ce Conseil supérieur à la suite du référendum du 12 septembre 2010 où le « oui », soutenu par l’AKP, l’a emporté avec 58% des suffrages contre 42% pour le « non ». La réforme du HSYK constituait précisément l’un des gros morceaux du paquet de réformes proposé alors par l’AKP et devait ouvrir la voie à une démocratisation d’un appareil judiciaire qui jusque-là n’hésitait pas, sous recommandation de l’armée, à démettre des procureurs ayant « osé » mettre en cause des militaires impliqués dans des barbouzeries liées à la lutte contre le PKK [2].

Politisation

La réforme de l’HSYK a ainsi mis un terme à la cooptation en cercle fermé des magistrats et introduit un nouveau système de nomination impliquant le monde politique, non sans risque de politisation. Or, c’est précisément ce qui semble être en train de se produire. En effet, à la suite du procès en Allemagne sur des détournements d’argent réalisés par une association humanitaire islamique turque (Deniz Feneri), la justice turque a lancé des poursuites en Turquie contre des individus liés à cette association et connus pour être proches de l’AKP et du Premier ministre Erdogan. Les trois procureurs chargés de cette affaire ont alors été dessaisis début septembre 2011, par ce HSYK « réformé », d’un dossier qui était en mesure d’éclabousser le parti au pouvoir. Dans ce cadre, on constate donc que le mode de fonctionnement très partial de la justice turque est finalement resté le même et que c’est seulement l’identité des acteurs qui a changé. Certes, ceux qui sont désormais en mesure de politiser la Justice à leur profit « déterrent » aussi des dossiers impliquant la classe politique turque des années nonante, celle qui avait couvert impunément les nombreuses exécutions extrajudiciaires commanditées à la pègre pour lutter contre le PKK dans le cadre d’une sale guerre et que l’on croyait donc intouchable.

Il n’empêche, la politisation des institutions au profit de l’AKP semble en marche. Elle se manifeste notamment dans le décret de réforme de l’Académie des sciences de Turquie (Tüba) où la nomination des membres ne concernait auparavant que des scientifiques. Or le gouvernement vient de décider de faire passer le nombre de membres de cette institution de cent-quarante à trois-cents, dont un tiers sera directement nommé par le Conseil des ministres. Tout comme pour le Conseil supérieur de la magistrature, cette Académie s’était aussi distinguée dans un passé proche par des parti-pris idéologiques de type kémaliste en refusant par exemple l’adhésion en son sein du célèbre sociologue Serif Mardin, « coupable » d’avoir réalisé une étude très fouillée [3] sur les origines du réseau néoconfrérique islamique Nourdjou aujourd’hui très influent et soutenant l’AKP [4]. La méfiance épidermique à l’égard de toute explication rationnelle du phénomène islamiste avait donc amené cette institution à rejeter l’un des plus brillants sociologues turcs qui ne s’était pourtant pas toujours montré très tendre à l’égard de la mouvance islamique. Néanmoins, l’intrusion directe du politique dans le fonctionnement de cette institution scientifique suscite des craintes d’autant plus que ce processus s’observe également dans d’autres institutions telles que le Tïbitak, équivalent turc du FNRS, ou encore la Médecine légale.

On assiste ainsi à une monopolisation du pouvoir par l’AKP qui commence à coloniser l’appareil d’État. La logique de la promotion sociale en Turquie est par conséquent tout doucement en train de changer. Alors que jusqu’au début des années 2000, afficher une identité de musulman pieux avec tous ses attributs visibles (voile…) réduisait les chances d’accès à la fonction publique, la déclinaison aujourd’hui de cette identité, sous différents modes, devient désormais synonyme d’ascension sociale.

L’opposition kurde

La pénétration de plus en plus marquée de l’AKP dans l’appareil d’État est d’autant plus forte que l’opposition politique traditionnelle, incarnée par le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) et le Parti de l’action nationaliste (MHP, extrême droite), est de plus en plus absente des débats. Le discours récurrent du CHP sur le « danger de la transformation de la Turquie en République islamique » n’a finalement que peu convaincu l’opinion turque. Le premier parti d’opposition au Parlement s’est ainsi pratiquement mis hors-jeu tant il a été incapable d’incarner une alternative crédible et de gauche au parti au pouvoir. Coincé dans ses références kémalistes, dépassé par l’évolution de la société, le CHP n’a apporté aucune proposition concrète sur des problèmes de société, et en particulier sur la question kurde, qui est centrale aujourd’hui. Dans ce contexte, le seul parti d’opposition qui donne aujourd’hui du fil à retordre à l’AKP est le parti pro-kurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie) qui, bien qu’il se soit ouvert à quelques personnalités de la gauche turque, est focalisé exclusivement sur la problématique kurde et dont les liens avec la guérilla du PKK sont très forts. Si le rapport de force au Parlement est très défavorable au BDP, qui compte 36 parlementaires contre 327 à l’AKP (sur 550), ce petit parti, très implanté et concurrent de l’AKP dans le Sud-Est à majorité kurde, est en mesure de jouer un rôle clef par rapport à une question kurde omniprésente. C’est dans ce contexte que se profile le débat sur une nouvelle « Constitution civile », promesse de campagne de l’AKP au moment des élections législatives du 12 juin 2011, auquel toutes les parties sont invitées à discuter, mais dont la question kurde, et la façon dont elle débouchera sur une nouvelle définition de l’identité nationale, sera centrale. Le BDP est dans ce cadre un partenaire incontournable, à condition toutefois que les rapports très tendus entre l’AKP et ce parti s’améliorent. En effet, alors que la presse a révélé que des pourparlers entre l’État turc et le PKK se déroulaient à Oslo, les autorités turques ont procédé début octobre à des arrestations de militants kurdes chargés précisément de faire le lien entre le BDP et un PKK qui, en aout et septembre 2011, n’a cessé de mener des attaques très meurtrières contre des militaires et des civils.

C’est dans ce contexte que l’on prête à Erdogan l’intention de faire évoluer le système politique turc vers un régime présidentiel au sein duquel il briguerait la présidence de la République en 2014, après trois mandats de Premier ministre, dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui de Vladimir Poutine en Russie. Le débat sur cette nouvelle Constitution n’en est toutefois qu’à ses débuts.

6 octobre 2011


[1Lire à ce sujet « Turquie : le gouvernement contre les militaires et le monde judiciaire », La Revue nouvelle, avril 2010 et « Turquie : vers un changement de régime ? », La Revue nouvelle, novembre 2010.

[2En novembre 2005, trois militaires turcs déguisés en civil étaient arrêtés après avoir fait sauter une librairie tenue par un repenti du PKK dans une bourgade du sud-est anatolien. Le procureur chargé de cette affaire était ensuite dessaisi de ce dossier et interdit d’activité professionnelle par le HSYK après avoir cité à comparaitre un général de l’état-major dans son réquisitoire.

[3Religion and social change in Modern Turkey. The case of Bediüzzaman Said Nursi, State University of New York Press, 1989.

[4Cette « école » dont le leadeur spirituel est Fethullah Gülen, ancien imam résidant aujourd’hui aux États-Unis, dispose d’un puissant groupe médiatique (presse et audiovisuel) et d’un large réseau d’écoles et de lycées turcs à l’extérieur de la Turquie.

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Pierre Vanrie


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