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Trois impératifs

Numéro 12 Décembre 2007 par Luc Van Campenhoudt

janvier 2008

La peur de len­de­mains incer­tains et la hâte à vou­loir sor­tir enfin d’une trop longue impasse peuvent inci­ter à bru­ler les étapes. Pres­sés par le temps, le risque est grand de voir les négo­cia­teurs consen­tir à un com­pro­mis boi­teux qui ne ferait que repous­ser les pro­blèmes en les exas­pé­rant. Les solu­tions concrètes à la crise poli­tique actuelle doivent, d’une […]

La peur de len­de­mains incer­tains et la hâte à vou­loir sor­tir enfin d’une trop longue impasse peuvent inci­ter à bru­ler les étapes. Pres­sés par le temps, le risque est grand de voir les négo­cia­teurs consen­tir à un com­pro­mis boi­teux qui ne ferait que repous­ser les pro­blèmes en les exas­pé­rant. Les solu­tions concrètes à la crise poli­tique actuelle doivent, d’une manière ou d’une autre, ren­con­trer trois impé­ra­tifs. Ces impé­ra­tifs n’im­posent pas, à prio­ri, une forme ins­ti­tu­tion­nelle par­ti­cu­lière, comme un État fédé­ral ren­for­cé, un appro­fon­dis­se­ment du fédé­ra­lisme d’u­nion, un sys­tème confé­dé­ral ou l’in­dé­pen­dance des Régions mais, quelle qu’elle soit, cette forme devrait les prendre en compte.

Pre­miè­re­ment, toute réforme doit être de nature à favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social de toutes les com­po­santes de la popu­la­tion qui se par­tagent le ter­ri­toire de l’ac­tuelle Bel­gique, en par­ti­cu­lier des couches les plus pauvres et les plus vul­né­rables. Au contraire des per­sonnes en situa­tion pré­caire, les nan­tis n’ont rien à craindre de quelque réforme que ce soit et peuvent, sans risque, s’ac­com­mo­der de chan­ge­ments qui n’af­fec­te­raient pas pro­fon­dé­ment leurs condi­tions d’exis­tence. On ne sug­gère pas ici de post­po­ser une déci­sion grave, comme celle de se sépa­rer, uni­que­ment pour évi­ter d’in­fli­ger bru­ta­le­ment une sévère res­tric­tion de cou­ver­ture sociale à la frac­tion socia­le­ment la plus faible des fran­co­phones. Mais tout éven­tuel ren­for­ce­ment de l’au­to­no­mie des Régions ne peut avoir de consé­quences socioé­co­no­miques néga­tives sur la popu­la­tion. La crise actuelle sur­vient dans un contexte d’aug­men­ta­tion dra­ma­tique et durable du prix du pétrole et du gaz et où un nombre crois­sant de ménages est en grande difficulté.

Deuxiè­me­ment, toute pro­po­si­tion doit garan­tir aux uns et aux autres un cer­tain nombre de droits cultu­rels, en par­ti­cu­lier en matière d’u­sage de la langue. La langue est au cœur de la pos­si­bi­li­té même d’un lien social, d’un déve­lop­pe­ment cultu­rel et d’un épa­nouis­se­ment per­son­nel. Plu­sieurs com­mu­nau­tés de langue doivent pou­voir s’é­pa­nouir sur un même ter­ri­toire où l’in­ter­cul­tu­rel est favo­ri­sé comme une richesse. Cela n’im­plique pas à prio­ri la remise en cause des régions lin­guis­tiques, mais bien la pos­si­bi­li­té, pour les habi­tants par­lant une autre langue natio­nale, de pou­voir y édu­quer ses enfants, y déve­lop­per des acti­vi­tés cultu­relles et s’y faire soi­gner dans sa langue. La domi­na­tion lin­guis­tique fran­co­phone sur la Flandre était inac­cep­table et elle n’est pas encore entiè­re­ment sol­dée, comme pour­rait en témoi­gner un cer­tain nombre de Fla­mands de Bruxelles. Si les fran­co­phones doivent com­prendre que toute forme d’ar­ro­gance qui y fait écho est insup­por­table pour les Fla­mands, ceux-ci ne peuvent tou­te­fois réfor­mer l’É­tat sur la base d’un esprit de ven­geance. Les langues ne sont pas des sys­tèmes de signi­fi­ca­tion et de com­mu­ni­ca­tion neutres ; elles s’ins­crivent dans des rap­ports de force que le domi­nant, où qu’il soit, tend à més­es­ti­mer, en sacra­li­sant sa propre langue et, par là, en excluant.

Enfin, toute réforme du sys­tème poli­tique doit le rendre dura­ble­ment plus démo­cra­tique, plus cohé­rent et plus lisible. Il est anor­mal et anti­dé­mo­cra­tique que les citoyens n’aient aucun poids élec­to­ral sur la dési­gna­tion d’une grande par­tie des res­pon­sables poli­tiques qui les dirigent, sous pré­texte que ces res­pon­sables appar­tiennent à l’autre com­mu­nau­té. Une plus grande cohé­rence ins­ti­tu­tion­nelle doit être recher­chée de manière à évi­ter les inces­sants conflits de com­pé­tence et en tenant compte de la com­plé­men­ta­ri­té des niveaux de pou­voir, depuis l’Eu­rope jus­qu’à la muni­ci­pa­li­té. Loin de pou­voir être réduite à une méca­nique élec­to­rale, la démo­cra­tie sup­pose le res­pect des mino­ri­tés et, sur tout le ter­ri­toire, la sau­ve­garde des droits des citoyens et, plus lar­ge­ment, des droits de l’homme.

S’il faut réfor­mer l’É­tat, voi­là les trois impé­ra­tifs majeurs et les trois véri­tables enjeux qui devraient sous-tendre l’en­tre­prise et que les démo­crates et les pro­gres­sistes devraient tenir pour fina­li­tés. Il est nor­mal que cha­cune des com­mu­nau­tés tende à les faire valoir pour elle-même et à cor­ri­ger les dés­équi­libres qui la désa­van­tagent, mais dans le res­pect des droits équi­va­lents de l’autre. Même si la dimen­sion com­mu­nau­taire est aujourd’­hui omni­pré­sente et trans­ver­sale, l’af­faire est loin de s’y réduire. Selon l’en­jeu, les posi­tions com­mu­nau­taires s’en­tre­croisent avec des posi­tions socioé­co­no­miques, cultu­relles ou poli­tiques où les cli­vages ne sont pas à sous-esti­mer. L’ad­ver­saire — nous ne disons pas l’en­ne­mi — change avec l’en­jeu. Il n’est cer­tai­ne­ment pas le « Fla­mand », enti­té abs­traite qui occulte, tout autant que le « Wal­lon » ou le « Bruxel­lois », une grande diver­si­té de condi­tions sociales et de posi­tions socioé­co­no­miques, cultu­relles et poli­tiques. Si le poids sym­bo­lique et affec­tif des cli­chés par­ti­cipe, plus que jamais, de la manière dont les col­lec­ti­vi­tés orga­nisent leur vision du monde, l’ac­tion poli­tique éman­ci­pa­trice com­mence par la sub­ver­sion des caté­go­ries sym­bo­liques qui clichent et excluent, au pro­fit de caté­go­ries qui ouvrent et rassemblent.

Avec l’ex­trême droite natio­na­liste, les choses sont claires, car elle seule s’op­pose à l’en­semble du pro­jet puis­qu’elle milite pour l’exact oppo­sé : elle prône la loi du plus fort, exige l’ho­mo­gé­néi­té cultu­relle et ne se réclame de la démo­cra­tie que pour mieux la miner. Loin d’une telle posi­tion, les par­tis auto­pro­cla­més démo­cra­tiques et divers groupes de pres­sion peuvent être ten­tés de tran­si­ger avec cer­tains de ces impé­ra­tifs en fonc­tion de leur idéo­lo­gie ou, plus sou­vent, de leur inté­rêt élec­to­ral. Dès que l’on passe à la mise en œuvre pra­tique, sur le ter­rain ins­ti­tu­tion­nel et poli­tique, les valeurs et les inté­rêts res­pec­tifs peuvent entrer en concur­rence et des contra­dic­tions qua­si inso­lubles apparaissent.

C’est pour­quoi, il faut écar­ter d’emblée quelques chi­mères. Il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de solu­tion tech­nique et consen­suelle à la crise qui puisse satis­faire et conci­lier les exi­gences des dif­fé­rentes par­ties. Ce qu’on appelle, dans le voca­bu­laire poli­tique un « bon com­pro­mis », où cha­cun gagne assez pour se conso­ler de ce qu’il perd, semble même impro­bable. De plus, et à- for­tio­ri quand tant de ran­cœurs ont été accu­mu­lées par des négo­cia­teurs qui se sont tant aga­cés, il est vain de comp­ter sur les bons sen­ti­ments des autres. On peut mettre autant de dra­peaux aux fenêtres que l’on veut, mul­ti­plier les ren­contres visant la décou­verte de l’autre (comme on visite une culture exo­tique), jurer ses grands dieux que l’on va enfin apprendre sa langue, on peut en appe­ler autant que l’on veut au bon cœur d’une Flandre pros­père pour sau­ve­gar­der la soli­da­ri­té entre les Régions, cela ne fera pas avan­cer les choses d’un pouce. La poli­tique a ses rai­sons qui ne sont pas celles du cœur.

À quelles logiques obéissent les trans­for­ma­tions de l’É­tat ? Cités ces temps-ci en exemples, les négo­cia­teurs de jadis, en par­ti­cu­lier de la longue négo­cia­tion de 87 – 88, ont beau dire qu’à l’é­poque ils se connais­saient mieux, se res­pec­taient davan­tage et pou­vaient se faire confiance sous l’é­gide de chefs au-des­sus de la mêlée (comme Jean-Luc Dehaene), ils ne fai­saient que mettre en formes ins­ti­tu­tion­nelles les résul­tats d’af­fron­te­ments com­mu­nau­taires (50 et 68) et de mou­ve­ments sociaux (60 – 61). Aujourd’­hui, ce sont, pour une large part, ces mêmes formes tor­tueuses ima­gi­nées hier (BHV, les faci­li­tés, les fron­tières lin­guis­tiques…) et les ten­sions internes au monde fla­mand qui mal­mènent le « vivre ensemble » belge. Si les scènes des dif­fé­rends com­mu­nau­taires se sont dépla­cées, le fait fon­da­men­tal demeure : les trans­for­ma­tions de l’É­tat ont pour fon­de­ments des ten­sions socié­tales et poli­tiques pro­fondes, inter­com­mu­nau­taires mais aus­si intra- et transcommunautaires.

Pour dépas­ser la crise actuelle du sys­tème poli­tique, il faut se poser la ques­tion de la socié­té dans laquelle nous vou­lons vivre et celle de la meilleure façon d’en construire les formes poli­tiques. Cela ne se résou­dra pas avec quelques bri­co­lages ins­ti­tu­tion­nels qui feraient une fois encore long feu. Il faut défendre, bec et ongles, des valeurs au béné­fice des popu­la­tions et assu­mer, pour elles, un âpre conflit démo­cra­tique qui est sans doute le meilleur anti­dote de la vio­lence, struc­tu­relle ou explo­sive des coups de force. À court terme, le néces­saire gou­ver­ne­ment doit en ins­tau­rer les condi­tions et obte­nir, de part et d’autre, l’en­ga­ge­ment sin­cère d’aboutir.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.