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Travailleurs sociaux, entre hétéronomie et autonomie
En Belgique, comme ailleurs en Europe et particulièrement en France, l’augmentation de la souffrance psychique et des troubles de santé mentale constitue aux yeux de nombreux acteurs sociaux le symptôme d’une pathologie sociale caractéristique de la société capitaliste néolibérale. Exigeant de tous les individus, y compris des plus « vulnérables », qu’ils deviennent des individus responsables et autonomes, elle leur impose un horizon d’attentes capacitaires qui sous-estime leur épuisement face à la charge des épreuves que leur réserve la société. De quelles compétences et capacités les travailleurs sociaux doivent-ils faire preuve pour construire une relation d’aide basée sur la confiance et pouvant accompagner l’usager vers l’autonomie ? Et qu’en est-il de leur autonomie professionnelle ?
Nombreux sont les travaux sociologiques qui, en reprenant les titres à succès d’Alain Ehrenberg (en les détournant parfois), montrent les effets concrets du « culte de la performance », de « la fatigue d’être soi » et de la montée en puissance de la dépression, dans le monde du travail comme dans celui de l’insertion socioprofessionnelle et de l’action sociale, tous soumis aux impératifs conjugués de la « révolution managériale », de l’«autoévaluation permanente » et de l’activation sociale. À en croire les chiffres, la dégradation de la « santé mentale » de la population est bien réelle. Des données récentes de l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (Inami) indiquent ainsi qu’un nombre croissant de Belges est atteint de troubles mentaux et se retrouve en situation d’incapacité de travail. « De juin 2011 à juin 2012, 95.000 personnes ont été indemnisées pour des troubles psychosociaux, soit 4.000 de plus qu’en juin 2011 et 9.000 de plus qu’en 2010. Ces 95.000 dossiers représentent 30 à 35 % des demandes d’indemnisation de l’Inami. Parmi les troubles le plus souvent indemnisés figurent les dépressions, les troubles bipolaires et la schizophrénie. La proportion d’ouvriers est stable, mais l’Inami reçoit de plus en plus de demandes d’employés qui souffrent de “burn-out”. L’Inami constate également une légère augmentation des femmes souffrant de troubles psychosociaux, tandis que la proportion d’hommes stagne1. » C’est la santé mentale des Bruxellois qui semble la plus affectée, si l’on en croit l’enquête fédérale de santé de 2008, qui observe, d’une part, que le taux de personnes présentant des difficultés psychologiques (34%) et des troubles sévères (19%) est plus élevé en Région bruxelloise que dans les autres Régions, et, d’autre part, que c’est à Bruxelles que la prévalence des troubles dépressifs a connu la plus forte augmentation dans le temps (de 10% en 2004 à 13,8% en 2008, contre 8% en Flandre et 10,8% en Wallonie en 2008), celle-ci étant davantage observée chez les femmes, les personnes de faible niveau socioéconomique et chez les chômeurs2.
De fait, comme en atteste un rapport des services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé3, de nombreux observateurs et praticiens des secteurs du social et de la santé bruxellois sont de plus en plus fréquemment confrontés, dans les différentes situations au cours desquelles ils établissent une relation d’aide à la personne, à l’expression de souffrances ou de troubles psychiques générés ou aggravés par des difficultés multiples : familiales, sociales, de santé, économiques, etc. Ces intervenants s’accordent pour établir un lien de causalité entre précarité et santé mentale, et pour considérer la souffrance psychique des personnes demandeuses d’aide et de soins comme la conséquence de la croissance des inégalités sociales engendrée par les politiques néolibérales. Dans ces conditions, comme nous l’ont déclaré des travailleurs sociaux rencontrés lors de recherches-actions menées récemment dans les CPAS bruxellois et dans le secteur de l’aide aux personnes sans-abri4, la souffrance psychique ou le trouble mental complexifient davantage les pratiques d’accompagnement et ne cessent d’interroger les limites des interventions sociales. Le vécu de souffrance de la personne demandeuse d’aide, lorsqu’il est trop aigu ou trop invalidant, déstabilise la relation d’aide, la rend si incertaine qu’elle conduit à l’impasse, confrontant ainsi le travailleur social comme l’usager à un pénible sentiment d’incapacité et d’échec. « Le problème, dit un intervenant de terrain, c’est la médicalisation du social. Il faut maintenant un tampon de la médecine pour obtenir des droits sociaux. Aujourd’hui, le seul statut qui ouvre le droit, c’est celui de patient, d’où l’impossibilité de sortie du diagnostic psy parce que c’est cela qui le tient. » Ainsi, de l’aveu des intervenants, les difficultés rencontrées entrainent une détérioration de l’exercice professionnel, allant du sentiment d’injustice ou de colère jusqu’à celui d’impuissance ou d’incompétence, sentiments qui entrainent la fatigue, le stress et l’épuisement.
Souffrance psychique des usagers et des professionnels de l’action sociale
À la souffrance psychique des usagers fait donc écho celle des professionnels, ainsi qu’en atteste le forum en ligne « souffrance-travailsocial.be », créé à l’initiative de travailleurs du secteur psycho-médico-social bruxellois, pour dénoncer la « violence du social » qui place « usagers et professionnels dos à dos, les premiers doutant de plus en plus souvent du caractère équitable de l’aide qui leur est apportée et les seconds s’interrogeant — jusqu’à ne plus pouvoir parfois exercer leur métier — sur le sens de celui-ci ». Estimant qu’il est temps pour eux de « reprendre la parole », ces travailleurs ont récemment organisé une journée d’étude significativement intitulée « Souffrance sociale des usagers et malaise des intervenants ou malaise social des usagers et souffrance des intervenants ? ».
Pour les professionnels, cette situation d’«épuisement » a comme conséquence néfaste le « burn out » qui engendre un important « turn over » dans les équipes et les institutions, ce qui compromet l’efficacité du travail collaboratif en réseau alors que ce dernier semble constituer une des clés de la réussite de l’accompagnement vers l’autonomie des usagers. Nombreux sont ainsi les travailleurs sociaux à chercher un nouvel emploi dans un secteur moins exposé du champ social, voire en dehors, lorsque le sentiment d’impuissance devient insupportable. La typologie d’Albert Hirschman s’applique bien ici : « voice, exit, loyalty » (protester, partir, se conformer), la protestation du malaise social, qui caractérise de longue date le travail social, s’exprimant aujourd’hui dans le registre de la souffrance des personnes aidées comme de celles et ceux qui leur viennent en aide.
Devenue raison d’agir sur des relations sociales perturbées, la souffrance psychique est créditée d’une valeur sociale et politique. D’où la constante référence faite par les travailleurs aux notions de souffrance psychosociale et de clinique psychosociale du psychiatre français Jean Furtos, pour lequel le malêtre des intervenants fait non seulement partie de la clinique psychosociale, mais en est même presque la condition. La diffusion d’une lecture du social à partir du mental, notamment repérable dans le discours des travailleurs sociaux, ne doit donc pas se comprendre comme une désocialisation et une « psychisation » du monde, ni comme une forme de psychiatrisation ou de psychologisation du social, mais bien, ainsi que le suggère Alain Ehrenberg, comme une redéfinition du rapport à la santé, et au monde, qui s’observe et se traduit dans les évolutions des discours du social.
Autonomie des professionnels et autonomie des usagers : l’une ne va pas sans l’autre
S’il leur arrive de fustiger l’«idéologie de l’autonomie » portée par les décideurs politiques, les travailleurs sociaux n’ont pas renoncé à l’idéal, qu’ils défendent depuis les années 1970, de l’autonomie politique du travail social comme soutien à l’autonomie et à l’émancipation des personnes en difficulté. L’autonomie est, pour l’usager, le comportement désiré, autant qu’elle est, pour le professionnel, la condition d’exercice de son métier. Loin de mettre radicalement en cause la généralisation des normes et valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale, ils incriminent plutôt leur perte d’autonomie professionnelle par l’extension de tâches de nature administrative, gestionnaire et statistique, qui non seulement les éloignent du travail réel d’accompagnement, mais en morcèlent aussi la temporalité longue par un découpage en une série d’actions ponctuelles formatées par des procédures et des référentiels.
Ce qui leur pose fondamentalement problème, c’est le manque d’espace, de temps, de moyens, bref de ressources mises à leur disposition par l’institution qui les emploie pour faire correctement leur travail avec et pour l’usager. D’autant que ce travail s’est considérablement complexifié, tant en termes techniques que sur le plan des compétences relationnelles. C’est en effet dans le cadre instable et fluctuant de l’accompagnement vers l’autonomie que s’opère désormais la rencontre et le cours de l’interaction entre le travailleur social et l’usager, ce qui implique davantage d’exigences tout à la fois professionnelles et personnelles. Si elle est toujours le cœur du métier, la relation d’aide s’est considérablement transformée pour devenir, comme le dit Bertrand Ravon5, une « aide à la relation qui suppose une plus grande implication de soi et une forte présence subjective ».
Accompagner (vers) l’autonomie : quelles compétences et capacités ?
Surtout, les problèmes relationnels les plus difficiles à vivre sont ceux rencontrés avec les supérieurs hiérarchiques et les collègues de l’institution, ainsi qu’avec les partenaires du travail en réseau. Dans les CPAS, par exemple, le rapprochement de l’usager et son accompagnement dans un parcours d’insertion au moyen des deux outils que sont le contrat et le projet individuel, requièrent des « compétences de proximité » (pour reprendre l’expression de Marc Breviglieri) qui ne font pas l’objet d’une reconnaissance institutionnelle adéquate. Se pose aussi la question de l’«outillage » mis à la disposition des travailleurs sociaux par l’institution afin d’assurer leur « capacitation » à « capaciter » les usagers. Les dirigeants se préoccupent principalement de définir une liste de connaissances et compétences technico-juridiques pointues, ainsi que des procédures de standardisation des pratiques professionnelles, alors que le souci des travailleurs sociaux concerne les conditions permettant le développement de leurs capacités, donc de leur « pouvoir d’agir » dans l’environnement institutionnel très formalisé qui est le leur. Même si l’usager est parfois jugé difficile, agressif ou exigeant, c’est donc moins le travail relationnel avec lui qui est facteur d’épuisement ou d’usure, que les exigences organisationnelles de rationalisation du travail social, en particulier les contradictions entre le temps prescrit par les dirigeants et le temps réel nécessaire à l’intervention.
Ce sont les logiques contradictoires de standardisation, d’engagement subjectif et de singularisation de l’activité qui éprouvent les professionnels car « avec la généralisation des référentiels de compétences, les dispositions subjectives sont redéfinies comme des outils de travail standard qui entrent en tension avec les injonctions à l’autonomie que sont l’esprit d’initiative et la capacité à s’ajuster à la singularité des situations6 ». Il ressort de nos enquêtes de terrain qu’une piste d’action pour la réduction du sentiment d’impuissance, de la démotivation et de la conflictualité qui affecte le travail social, se trouve peut-être dans les façons d’agir ensemble et dans l’organisation de moments collectifs permettant de «(re)faire parler le métier7 ».
Défendant une approche de « clinique sociologique », particulièrement attentive aux situations de travail problématiques, à l’exploration collective de la perplexité des professionnels, le sociologue Bertrand Ravon rappelle que « faire équipe » suppose de savoir tirer les leçons des expériences professionnelles problématiques. C’est pourquoi, il s’agirait, selon lui, de faire parler le métier (et non l’équipe), le sujet de la parole étant davantage le métier et ses conditions d’exercice que le professionnel, sa subjectivité et sa place dans le groupe, comme c’est le cas dans un groupe d’analyse de la pratique ou une supervision. Le matériau d’analyse des travailleurs n’est donc pas le transfert et le contretransfert à l’œuvre dans des pratiques relationnelles pourvoyeuses d’affects, mais l’activité professionnelle en tant qu’elle est empêchée. L’enjeu serait alors pour les travailleurs sociaux de se mettre d‘accord sur leurs désaccords, d’identifier les limites de leur professionnalité, tout en reconnaissant celles des autres. « Le modèle de la profession s’est construit autour de la revendication de l’autonomie et de la définition du travail bien fait, d’où l’exigence de mener collectivement “un travail sur le travail”. […] “Faire équipe”, ce n’est pas un idéal, mais une charge commune, celle de s’accorder sur un fond de désaccords persistants8. »
- S. Demarest, S. Drieskens, L. Gisle, J. Van der Heyden & J. Tafforeau, Enquête de santé par interview Belgique 2008 : santé mentale, Institut scientifique de Santé publique, section épidémiologie, 2010.
- Il convient de souligner que ces données d’enquête de population générale sous-estiment vraisemblablement la souffrance psychique de la population puisque les personnes en institutions psychiatriques, en prison, sans-abri, toxicomanes, etc. ne sont pas représentées dans les échantillons.
- Voir notamment B. De Backer, A. Williaert, Services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé, Rapport intersectoriel 2013, CBCS, 2013.
- Voir notamment V. Degraef, A. Franssen, Recherche-action sur l’accompagnement des personnes dans les CPAS bruxellois, rapport final, étude commanditée par la section CPAS de l’AVCB, mars 2012 et V. Degraef, C. Derache, K. Coppens, Recherche-action « sans-abrisme et santé mentale », rapport final, Plateforme de concertation pour la santé mentale en Région de Bruxelles-Capitale, aout 2014.
- B. Ravon, « Repenser l’usure professionnelle des travailleurs sociaux », Informations sociales, 2009/2, n°152, p. 60 – 68 ; « L’extension de l’analyse de la pratique au risque de la professionnalité », Empan, 009/3, n°75, p. 116 – 121 ; « Refaire parler le métier », Nouvelle revue de psychosociologie 2/2012, n°14, p. 97 – 111.
- Ravon, 2009, p. 65.
- Ravon, 2012.
- Ravon, 2012, p. 107.