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Traitement de l’information

Numéro 4 – 2018 communicationmédiapresse - par David Lallemand -

Deux publications se sont télescopées l’autre jour sur ma page Facebook : un article du Gorafi et la bande-annonce d’une émission télévisée de reportages de la RTBF qu’il me semble utile de resituer pour les besoins du développement qui va suivre. Le premier, dont le nom est l’anagramme du Figaro, est un support médiatique qui publie volontairement des contenus satiriques, qui ne sont pas de l’information ; la seconde une entreprise publique autonome à caractère culturel dont la mission est, notamment, selon son site internet, [« de confirmer et certifier une information avant de l’expliquer et de la mettre en perspective en plaçant l’investigation au cœur de sa démarche ».

Deux publications se sont télescopées l’autre jour sur ma page Facebook : un article du Gorafi et la bande-annonce d’une émission télévisée de reportages de la RTBF qu’il me semble utile de resituer pour les besoins du développement qui va suivre. Le premier, dont le nom est l’anagramme du Figaro, est un support médiatique qui publie volontairement des contenus satiriques, qui ne sont pas de l’information ; la seconde une entreprise publique autonome à caractère culturel dont la mission est, notamment, selon son site internet, « de confirmer et certifier une information avant de l’expliquer et de la mettre en perspective en plaçant l’investigation au cœur de sa démarche ».

Le titre du premier : « Un enfant qui refusait de jouer le rôle d’un policier à la récré condamné pour apologie du terrorisme ». Le titre de la deuxième : « De plus en plus d’enseignants sont agressés par leurs élèves. 7 à la Une - RTBF a récolté le témoignage de trois professeurs ». Deux histoires, l’une fictive, l’autre bien réelle, se percutent sur la route des (dés)informations qui s’empilent, sans autre forme d’édition ou de procès, sur un média social, où la plus « fraiche » écrase les plus anciennes. Le cas qui nous occupe ne laisse aucun doute sur la nature absolument mensongère de la production du Gorafi face à ce qui doit nous apparaitre comme de l’information de qualité émanant d’un service public de médias audiovisuels. Pourtant, si je mélange les contenus des deux, je vous mets au défi de trouver à qui correspond quoi : « Le gamin montrait clairement des signes de radicalisation et d’hostilité envers la police. Je lui ai dit : “tu ne peux pas me tutoyer”. Mais l’étudiant ne l’accepte pas. À partir de là, le surveillant comprend l’urgence de la situation et décide d’alerter l’équipe pédagogique et d’isoler l’enfant du reste du groupe. “C’est trop tard, le mal est fait”, explique la directrice de l’école. “À ce moment-là, je reçois un tas de coups”, explique le professeur. “Au visage, c’était un acharnement ?”, demande le journaliste. Le sang coule abondamment. Certainement ça nuit à l’école »…

L’exercice auquel je viens de nous contraindre n’a d’autre ambition que d’illustrer la facilité avec laquelle la confusion peut naitre dans nos mémoires, dont certains experts comme Elizabeth Loftus, psychologue et professeure à l’université de Californie à Irvine (UCI), considérée comme l’une des plus grandes spécialistes de la question, montrent qu’elle est souvent peu fiable et que de faux souvenirs durables et parfois définitifs peuvent être provoqués par de simples suggestions. Cette réa­lité, et la propagation virale des fakenews, contraint les médias de qualité, quel que soit leur support, à un travail essentiel de recherche, recoupement, diffusion d’une information, sérieuse et honnête, dans le respect des règles de la déontologie journalistique, sous peine de faire violence au corps social en tant qu’ensemble d’individus vivant dans une même société. Dès lors que plane la menace du mensonge et du danger de la propagande ou de l’endoctrinement, les médias de qualité, et plus encore de service public, doivent pleinement assumer leur rôle de quatrième pouvoir dans l’intérêt supérieur de tou.te.s les citoyens.ne.s malgré, voire à cause, de la difficulté du métier.

S’il revient aux citoyen.ne.s de garder l’esprit critique et de s’informer à différentes sources pour démêler le vrai du faux et mieux saisir les enjeux des débats sociétaux, force est de constater que nous ne sommes pas toutes et tous égaux dans notre capacité à décoder l’offre d’information immense qui nous arrive via tous les canaux de communication que la technologie moderne a glissés jusque dans nos poches pour ne plus jamais nous quitter. Dans cet ordre d’idée, il me semble primordial de questionner certaines démarches journalistiques, de les critiquer dans le sens le plus noble du terme, afin d’éviter d’en devenir des consommateur.trice.s passif.ve.s. ou d’en subir le récit quand il participe d’une certaine forme de violence s’incarnant dans la stigmatisation de certain.e.s selon leur sexe, leur genre, leur âge, leur culture, leur appartenance philosophique ou religieuse, leur niveau socioéconomique…

La frontière est devenue terriblement mince entre la manière dont se présentent les contenus satiriques du Gorafi (ou d’autres supports similaires) et la mise en scène de l’information sous forme d’infotainment dans le but d’attirer le chaland sans trop se soucier de violenter une partie de nos contemporain.e.s. On choisira, de préférence, celui ou celle dont le pouvoir économique et/ou politique est insignifiant au regard du commerce dans lequel les médias doivent aussi réaliser des profits sous peine de disparaitre : les jeunes, les pauvres, les étrangers… pour écrire des histoires qui font vendre, où souvent il est question de violence. C’est le cas, à des degrés divers, des deux exemples cités. Mais il est paradoxal de constater que le signifiant du faux article du Gorafi interpelle notre capacité à réfléchir son contenu de telle manière à exercer notre esprit critique bien plus que la bande-annonce de l’émission d’information du service public qui ne semble travailler que le premier degré dans un prisme forcément réducteur. Évidemment, toute violence est inacceptable. Celle infligée par un.e élève à un.e professeur.e aussi. Mais quelqu’un.e s’est-il.elle interrogé.e quant à la violence produite par l’école qui pourrait conduire les élèves à devenir violent.e.s ? Une violence qui prend d’abord pour cible celui ou celle qui incarne l’institution devant les élèves. Quelqu’un.e s’est-il.elle interrogé quant à la violence du système scolaire dont plus personne, qui n’est pas malhonnête intellectuellement et n’ignore pas la réalité des faits et des chiffres, ne nie l’inégalité et les discriminations qu’il suscite ? Si oui, ce quelqu’un.e journaliste n’aurait-il.elle pas pu nuancer l’information livrée en évitant ainsi de stigmatiser une catégorie entière d’enfants, de jeunes, d’écolier.ière.s qui seraient tous et toutes mauvais.es face à une école qui serait toujours bonne et bienveillante ?

Bref « confirmer et certifier une information avant de l’expliquer et de la mettre en perspective en plaçant l’investigation au cœur de sa démarche », comme c’est la mission du service public, puisque c’est lui qui le dit. Tenter de décoder un monde complexe, générateur de nombreuses violences et maltraitances dont sont victimes certain.e.s professeur.e.s, mais aussi, dans des proportions au moins aussi grandes, certain.e.s élèves, le plus souvent déjà issu.e.s de milieux socioéconomiques et culturels moins favorisés, n’est-ce pas le rôle des médias surtout de service public ? N’est-ce pas un rôle essentiel des médias que de nous aider à penser à mieux faire société, mieux faire le monde ? Ce faisant, le journaliste de la RTBF aurait pu travailler la complexe question de la violence symbolique et de la double domination scolaire : de la forme scolaire comme mode d’apprentissage et de socialisation, indissociable de la supériorité reconnue à la culture écrite sur d’autres formes de culture (technique, artistique ou sportive par exemple) ; et domination des « verdicts scolaires », comme les appelle Ugo Palheta qui, en prétendant sanctionner les valeurs et mérites de chacun, apportent un surcroit décisif de légitimité aux rapports de domination constitutifs de l’ordre social. Mais qualifier une question de « complexe » c’est déjà, malheureusement, la disqualifier pour une grande part dans les choix éditoriaux des médias de masse.

On n’a pas beaucoup progressé depuis Bourdieu et Passeron qui, dans La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, considèrent que toute action pédagogique consiste dans « l’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel [1] », mais aussi dans la dissimulation de l’arbitraire de cette transmission et des rapports de force qui la soutiennent. Il faut, pour que cela fonctionne, que celles et ceux qui sont affecté.e.s à la transmission de ces savoirs dits « légitimes » soient reconnu.e.s comme légitimes eux aussi, par les élèves et leurs parents notamment. Si l’on se réfère au système scolaire particulièrement inégalitaire que nous connaissons en Fédération Wallonie-Bruxelles, qui pratique la relégation, depuis le plus jeune âge, de membres de certaines catégories socioéconomiques et culturelles de la population de notre pays, on ne peut s’empêcher de constater, comme le souligne à nouveau Ugo Palheta, parmi les élèves de l’enseignement professionnel notamment, « des formes de “résistance” aux verdicts scolaires, ces derniers apparaissant comme les principaux canaux concrets de cette “violence inerte” (comme dit Sartre) sécrétée par une institution qui, dans une société concurrentielle et hiérarchique, tend immanquablement à accomplir une fonction de classement social. Or, ces attitudes manifestent bien, sinon une contestation, du moins une reconnaissance seulement partielle voire une mise à distance de la légitimité scolaire, c’est-à-dire la légitimité d’une institution qui, au nom de l’État, revendique le monopole de la violence symbolique légitime. »

Et Palheta de conclure « contester, par exemple, le fait que l’enseignement professionnel constitue une voie de relégation, comme le font nombre de jeunes, de parents ou d’enseignant.e.s en insistant sur les possibilités de “s’en sortir” grâce aux formations dispensées, ne revient pas, ou pas seulement, à une méconnaissance de la domination, favorisant ainsi sa reconduction, car elle porte en creux une critique partielle, implicite et souvent aveugle d’elle-même de l’institution scolaire et, en certains cas, de l’ordre social. [2] » Il y avait donc bien des choses à dire en somme pour remplir ses missions de service public dans le sens annoncé par l’entreprise de médias elle-même toujours sur son site internet : « dans un monde où les repères fluctuent sans cesse, l’éducation permet de décoder l’environnement en permettant l’émancipation et la créativité. L’accès à la connaissance, à la compréhension des enjeux et à leur analyse critique participe pleinement au rôle de service public dans la société numérique du XXIe siècle ». Et éviter d’ajouter ainsi des couches de violence à celles que son travail l’amènera, forcément, à montrer, exposer, dénoncer, comprendre, expliquer, débattre…


[1Bourdieu P. et Passeron J.-C. (1970), La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit.

[2Palheta U. (2015), « Violence symbolique et résistances populaires. Retour sur les fondements théoriques d’une recherche », Éducation et socialisation (Les cahiers du Cerfee), Penser les pratiques d’enseignement après/avec Bourdieu : quels héritages pour les jeunes chercheurs en éducation ? (37/2015).

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David Lallemand


Auteur

conseiller en communication et chargé des projets auprès du Délégué général aux droits de l’enfant