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Traité transatlantique. 2016, l’année du tournant

Numéro 3 - 2016 par Olivier Derruine

mai 2016

Même si dans les cou­loirs et der­rière les portes feu­trées, elles avaient déjà démar­ré quelques mois aupa­ra­vant, c’est en juin 2013 que le Conseil des ministres de l’UE arrê­ta le man­dat qui allait bali­ser les négo­cia­tions de la Com­mis­sion euro­péenne avec les États-Unis dans l’optique de réa­li­ser un grand mar­ché trans­at­lan­tique, le plus grand marché […]

Même si dans les cou­loirs et der­rière les portes feu­trées, elles avaient déjà démar­ré quelques mois aupa­ra­vant, c’est en juin 2013 que le Conseil des ministres de l’UE arrê­ta le man­dat qui allait bali­ser les négo­cia­tions de la Com­mis­sion euro­péenne avec les États-Unis dans l’optique de réa­li­ser un grand mar­ché trans­at­lan­tique, le plus grand mar­ché du monde (45 % du PIB mondial).

Du 22 au 24 février 2016, les par­te­naires se ren­contrent pour la dou­zième fois à l’occasion d’un nou­veau round de négociation.

Entre ces deux dates, la socié­té civile s’est mobi­li­sée comme rare­ment avant : une péti­tion contre la clause ISDS qui per­met à un inves­tis­seur étran­ger de trai­ner devant les tri­bu­naux un État qui pren­drait des mesures rognant ses inté­rêts finan­ciers et pri­vés a réuni près de 3,5 mil­lions de signa­tures. Un nombre crois­sant de com­munes adopte des motions les décla­rant « zones hors par­te­na­riat trans­at­lan­tique de com­merce et d’investissement (TTIP)». La contes­ta­tion est telle que la Com­mis­sion a cher­ché à cal­mer l’opinion publique en met­tant au point une for­mule alter­na­tive à l’ISDS, laquelle s’avère fon­da­men­ta­le­ment inca­pable de répondre aux deux prin­ci­pales cri­tiques : d’une part, le trai­te­ment pré­fé­ren­tiel accor­dé aux inves­tis­seurs étran­gers par rap­port aux natio­naux et en par­ti­cu­lier aux PME (de sur­croit, lésées par le cout exor­bi­tant de cette pro­cé­dure); d’autre part, la pri­mau­té accor­dée aux inté­rêts pri­vés sur l’intérêt géné­ral et les pré­fé­rences col­lec­tives que les règle­men­ta­tions reflètent en grande par­tie. La Com­mis­sion a aus­si essayé de dis­si­per la crainte d’un nivè­le­ment par le bas des normes sociales et envi­ron­ne­men­tales en ren­dant publique une pro­po­si­tion de cha­pitre « déve­lop­pe­ment durable ». Non­obs­tant l’esprit posi­tif de celui-ci, il ne s’agit que d’une décla­ra­tion d’intentions, donc sans effets réels. Rien ne garan­tit même que les États-Unis accep­te­ront de le consi­dé­rer comme une base de travail.

La Com­mis­sion a renon­cé à son prin­ci­pal argu­ment de vente du TTIP, celui qui était cen­sé faire mouche auprès du public en par­lant argent : le TTIP pro­cu­re­rait un gain de 545 euros par an et par ménage. Ce chiffre fan­tai­siste et lar­ge­ment démon­té résulte d’une ana­lyse éta­blis­sant que, dans le meilleur des cas envi­sa­gés, le TTIP élè­ve­rait le PIB de 0,1 % (seule­ment)… dans dix ans, et fai­sant impli­ci­te­ment l’hypothèse que ces gains seraient répar­tis équi­ta­ble­ment dans la popu­la­tion. Bref, rien de (sta­tis­ti­que­ment) significatif.

La posi­tion des euro­dé­pu­tés qui, in fine, détiennent le pou­voir de cou­ler tout accord com­mer­cial via un vote pour ou contre sur le texte final a évo­lué en consé­quence. D’un opti­misme béat et rela­ti­ve­ment consen­suel en octobre 2012 lorsqu’ils se pen­chaient pour la pre­mière fois sur la pers­pec­tive d’entamer des négo­cia­tions (526 pour, 94 contre, 7 abs­ten­tions), ils étaient en juin 2015, au moment d’arrêter les lignes direc­trices des négo­cia­tions et les lignes rouges qui ser­vi­ront à leur éva­lua­tion le moment venu, plus cri­tiques même si la majo­ri­té res­tait acquise au TTIP (436 pour, 241 contre, 32 abstentions).

Quitte ou double ?

Quant à l’évolution des négo­cia­tions dans un ave­nir plus ou moins proche, c’est la plus grande incer­ti­tude en rai­son des cycles élec­to­raux qui se pro­filent de part et d’autre de l’Atlantique.

Tout d’abord, en Europe, il est peu pro­bable que les can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise et à la chan­cel­le­rie alle­mande sou­haitent avoir dans les pattes un dos­sier aus­si bru­lant contre lequel une bonne par­tie de leur popu­la­tion est remon­tée. En France, chat échau­dé craint l’eau froide, tout can­di­dat pré­sen­tant des chances sérieuses à l’investiture et fai­sant cam­pagne sur l’abandon du TTIP ne sera pas pris au sérieux. Ils n’ont pas oublié que le can­di­dat Hol­lande leur avait pro­mis durant sa cam­pagne que le Trai­té bud­gé­taire euro­péen serait jeté aux orties, mais que le pré­sident Hol­lande avait fina­le­ment repris à son compte la poli­tique d’austérité.

En Alle­magne qui com­merce rela­ti­ve­ment plus que la France avec les États-Unis, l’opposition au trai­té est crois­sante et, semble-t-il, majo­ri­taire dans la popu­la­tion. Dès lors, le SPD qui a cher­ché à sau­ver les meubles de l’ISDS en pro­po­sant ce qui ser­vit de base à la for­mule de la Com­mis­sion pour­rait faire marche arrière. Le CDU et la CSU ose­ront-ils faire le pari de la dif­fé­ren­cia­tion en réaf­fir­mant leur sou­tien au mar­ché trans­at­lan­tique (dont l’Allemagne est sus­cep­tible d’être la prin­ci­pale béné­fi­ciaire en Europe)?

Ensuite, aux États-Unis, où l’élection pré­si­den­tielle est plus rap­pro­chée. Sous l’administration Oba­ma, la prio­ri­té de la poli­tique com­mer­ciale consis­ta à négo­cier et faire abou­tir un accord trans­pa­ci­fique (TPP) qui fut signé le 5 octobre avec onze pays qui tous ensemble repré­sentent 40 % du PIB mon­dial. La stra­té­gie com­mer­ciale des Amé­ri­cains vis-à-vis de la Chine res­semble au contain­ment mis en place pour res­treindre la puis­sance sovié­tique à l’époque de la Guerre froide, pour limi­ter sa mon­tée en puis­sance et son influence. Le niveau de vie des Chi­nois (mesu­ré par le PIB expri­mé en pari­té de pou­voir d’achat en dol­lar cou­rant (!) par tête) qui est un meilleur indi­ca­teur du rat­tra­page chi­nois sur les États-Unis est en forte hausse depuis une décen­nie : il était 10% par rap­port à celui des Amé­ri­cains en 2004 et 25% en 2014. Cela donne une idée du dyna­misme éco­no­mique chi­nois (jusqu’à l’éclatement de la bulle bour­sière de ce début d’année en tout cas) même si le che­min est encore long pour riva­li­ser en termes de pou­voir d’achat (cer­tains estiment que le PIB chi­nois devrait dépas­ser l’américain d’ici 2030). Le TTIP pour­rait faire par­tie de ce nou­veau contain­ment. Cer­tains n’ont d’ailleurs pas hési­té à par­ler d’«Otan éco­no­mique », avant de se rétrac­ter une fois qu’ils com­prirent que cette expres­sion pou­vait ser­vir d’épouvantail dans un cer­tain nombre de pays euro­péens. Ces grandes manœuvres n’ont néan­moins pas empê­ché les États-Unis et la Chine de se ren­con­trer et de com­mu­ni­quer ensemble leurs grands objec­tifs cli­ma­tiques (en par­ti­cu­lier en novembre 2014), ce qui leur a confé­ré un poids par­ti­cu­lier au moment de la Confé­rence cli­ma­tique de Paris.

Mal­gré son sta­tut prio­ri­taire, le par­cours du TPP à Washing­ton ne fut pas sans encombres. Les membres du Congrès renâ­clèrent à octroyer le fast track au pré­sident. Cette pro­cé­dure lui per­met de rati­fier un trai­té sans que les par­le­men­taires ne puissent l’amender. Or, le TPP a géné­ré les mêmes craintes dans la popu­la­tion et la classe poli­tique amé­ri­caines que le TTIP en Europe, les mêmes risques étant rele­vés (ISDS, nivè­le­ment par le bas des normes domes­tiques, des­truc­tion d’emplois et même pou­voir crois­sant des mul­ti­na­tio­nales dans la prise de décision).

Un signe que le TPP est un élé­ment impor­tant du legs d’Obama aux Amé­ri­cains : il fut men­tion­né dans son dis­cours de l’Union pro­non­cé le 13 jan­vier der­nier… alors qu’il n’a pas fait réfé­rence la moindre fois au TTIP, ni même à l’Europe d’ailleurs.

Ain­si, tous ces élé­ments pour­raient nous ame­ner à pen­ser que le TTIP pour­rait être mis au fri­go pen­dant un bon moment. Cepen­dant, rien n’est moins sûr car Oba­ma se ren­dra en Alle­magne en avril pour assis­ter à la foire indus­trielle de Hanovre. Cela pour­rait être l’occasion pour une dis­cus­sion au plus haut niveau entre lui, Mer­kel et Hol­lande pour dénouer les points pro­blé­ma­tiques (ISDS, ouver­ture des mar­chés publics et Buy Ame­ri­can Act notam­ment) et fice­ler les bases d’un accord, lequel sera ensuite impo­sé aux autres pays par le « moteur fran­co-alle­mand ». Presque une habi­tude. Mais, ce serait oublier un peu vite que le TTIP vise éga­le­ment sur­tout à orga­ni­ser le rap­pro­che­ment entre les règle­men­ta­tions qui encadrent les sec­teurs chi­mique et du trans­port ou encore agri­cole par exemple. Sans même par­ler de l’énergie ou encore de la pro­tec­tion des don­nées. Et sur tous ces sujets hau­te­ment tech­niques, il est peu vrai­sem­blable qu’ils réa­lisent une per­cée significative.

2016 pour­rait donc bien être une année déci­sive pour le Trai­té transatlantique.
25 jan­vier 2016

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen