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Tous au Larzac, de Christian Rouaud

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Joëlle Kwaschin

juin 2012

Aujourd’hui, 15% des terres de la par­tie nord du Lar­zac sont gérées col­lec­ti­ve­ment. L’exceptionnel résul­tat de ce « labo­ra­toire fon­cier » tient en une poi­gnée de chiffres : sur le pla­teau du Lar­zac, le nombre de pay­sans est res­té iden­tique, plus aucune ferme n’est aban­don­née et la popu­la­tion a dou­blé en qua­rante ans. Cette renais­sance unique en France (et […]

Aujourd’hui, 15% des terres de la par­tie nord du Lar­zac sont gérées col­lec­ti­ve­ment. L’exceptionnel résul­tat de ce « labo­ra­toire fon­cier1 » tient en une poi­gnée de chiffres : sur le pla­teau du Lar­zac, le nombre de pay­sans est res­té iden­tique, plus aucune ferme n’est aban­don­née et la popu­la­tion a dou­blé en qua­rante ans. Cette renais­sance unique en France (et sans doute ailleurs…) d’une région rurale qui, en 1970, s’était en par­tie déser­ti­fiée est due à une ges­tion et au contrôle col­lec­tifs du fon­cier qui ont été à la fois un outil dans la lutte contre le camp mili­taire et son héritage.

En 1971, le ministre de la Défense, Michel Debré, pro­jette d’agrandir le camp mili­taire du Lar­zac pour le faire pas­ser de 3000 à 17000 hec­tares en expro­priant les pay­sans qui y vivent, ces « quelques vieux qui éle­vaient vague­ment quelques mou­tons dans des condi­tions moyen­âgeuses ». Sous le choc, les pay­sans décident de résis­ter et com­prennent très vite que la ques­tion de la stra­té­gie fon­cière sera une des clés de la lutte qui s’entame. La loi offrait la pos­si­bi­li­té d’acquérir le fon­cier par action comme pour une entre­prise. Les mili­tants décident al;ors de créer une pro­prié­té col­lec­tive dont les 1.200 hec­tares encer­claient tota­le­ment le camp mili­taire et entra­vaient le rachat de pro­prié­tés par l’armée.

En 1981, Fran­çois Mit­ter­rand, à peine élu, tient sa pro­messe de renon­cer à l’extension du camp. En 1985, les tra­vailleurs-pay­sans, comme ils se qua­li­fient eux-mêmes, obtiennent, après une nou­velle lutte, le trans­fert des 6.300 hec­tares de terres rache­tées par l’armée à la Socié­té civile des terres du Lar­zac qui, depuis, les gère col­lec­ti­ve­ment et déve­loppe une approche res­pec­tueuse de l’environnement. Le causse s’est trans­for­mé : si les terres agri­coles se sont main­te­nues (en France, la sur­face agri­cole a dimi­nué de 10% entre 1970 et 2004), la diver­si­té s’est accrue. En 1970, toutes les fermes tra­vaillaient pour le fro­mage de roque­fort (le « sys­tème roque­fort ») alors qu’elles ne sont plus qu’un tiers aujourd’hui. Vente directe, mar­ché de pays, le cir­cuit court est désor­mais pri­vi­lé­gié, et le pays est à 90% bio. Non seule­ment la pro­duc­tion est saine, mais grâce à la bio­di­ver­si­té pré­ser­vée, faune et flore sont éga­le­ment plus variées. Ceux qui se sont ins­tal­lés pen­dant la lutte — comme José Bové — ou juste après arrivent à la retraite, mais grâce à la ges­tion ori­gi­nale des terres, leurs enfants ou des jeunes venant d’autres régions peuvent s’installer sans avoir à finan­cer terres et bâti­ments puisqu’ils les louent à la Socié­té civile des terres du Lar­zac et peuvent s’associer en grou­pe­ment agri­cole d’exploitation en com­mun (GAEC). Seuls res­tent 10% des « his­to­riques» ; la trans­mis­sion a donc été réalisée.

Une terre qui vit, ce n’est pas seule­ment une agri­cul­ture dyna­mique, mais aus­si tout un tis­su rural qui s’est main­te­nu et déve­lop­pé, écoles, arti­sa­nat, acti­vi­tés cultu­relles, asso­cia­tives… et des pro­jets. Se dis­cutent ain­si les moyens de péren­ni­ser les acquis puisque le contrat qui lie l’État et le col­lec­tif fon­cier vient à échéance en 2045, la valo­ri­sa­tion des 2.000 hec­tares de pins qui, sans véri­table plan de ges­tion de la forêt, menacent tou­jours l’espace agricole.

Au Lar­zac, depuis 1971, se construit une auto­ges­tion et une réflexion sur l’action mili­tante, la résis­tance de la socié­té civile, les enjeux envi­ron­ne­men­taux. L’intelligence col­lec­tive qui s’est éla­bo­rée au fil des années ne s’est pas assou­pie après la vic­toire. Celle-ci acquise, les pay­sans sou­tiennent acti­ve­ment la Confé­dé­ra­tion pay­sanne et se sont mobi­li­sés contre la mal­bouffe (« démon­tage » du McDo de Mil­lau, par exemple), les OGM et, récem­ment, contre l’exploitation des gaz de schiste. Lar­zac-Soli­da­ri­tés qui fédère les éner­gies s’est joint au mou­ve­ment social inter­na­tio­nal et a par­ti­ci­pé aux grands ren­dez-vous inter­na­tio­naux. Il a éga­le­ment co-orga­ni­sé le grand ras­sem­ble­ment Lar­zac 2003 contre l’Organisation mon­diale du com­merce. Gar­da­rem lo Lar­zac, le jour­nal fon­dé en 1975 par les pay­sans pour relayer leurs actions, n’a jamais ces­sé de paraitre.

Auto-émancipation

Si le causse a chan­gé, les pay­sans aus­si se sont trans­for­més. Le plus impres­sion­nant de cette longue lutte contre l’expropriation qui dura dix ans, c’est leur auto-éman­ci­pa­tion et l’élaboration d’une forme démo­cra­tique nova­trice de mener des actions reven­di­ca­tives. S’il ne s’était agi que d’une poi­gnée de pay­sans arc­bou­tés sur leurs terres, défen­dant leurs inté­rêts cor­po­ra­tistes, nul doute que leur mobi­li­sa­tion aurait fait long feu. Après Les Lip, l’imagination au pou­voir (2007), Chris­tian Rouaud retrace dans Tous au Lar­zac un autre com­bat à plus d’un titre exem­plaire. En 1971, les pay­sans du Lar­zac sont, pour cer­tains d’entre eux, peu ins­truits, majo­ri­tai­re­ment catho­liques et votant à droite, et la déci­sion d’extension du camp mili­taire leur tombe lit­té­ra­le­ment des­sus, met­tant à mal leurs fidé­li­tés classiques.

Leur vic­toire conjoint dif­fé­rents fac­teurs, le refus de l’État et de l’armée de négo­cier, l’adoption par les pay­sans de la non-vio­lence qui leur assure la sym­pa­thie de nom­breux sou­tiens exté­rieurs, la pré­sence de stra­tèges pay­sans qui, grâce à des actions sym­bo­liques fortes, popu­la­risent la lutte à l’échelon natio­nal. Ain­si a‑t-on vu des pay­sans, qui fai­saient du cam­ping pour la pre­mière fois de leur vie, venir ins­tal­ler leurs tentes sur le Champ de Mars, entre les quatre fers de la tour Eif­fel, et les bour­geoises du quar­tier leur appor­ter des cou­ver­tures. Les actions ont été à l’image de toutes les luttes de l’époque, notam­ment fémi­nistes, inven­tives et joyeuses — un gueu­le­ton clô­tu­rait chaque action —, même si on a par­fois frô­lé le drame comme lors d’un grand ras­sem­ble­ment sur le pla­teau où Fran­çois Mit­ter­rand, can­di­dat mal­heu­reux à la pré­si­den­tielle de 1974, a été vic­time d’une ten­ta­tive de lapi­da­tion par des « mani­fes­tants » qui se sont rapi­de­ment révé­lés être des poli­ciers ou lorsque, en 1975, une ferme qui héber­geait onze per­sonnes a été la cible d’une explo­sion cri­mi­nelle res­tée impunie.

Le fac­teur déci­sif de la vic­toire a sans nul doute été la capa­ci­té de faire droit à la poro­si­té des idées des autres : objec­teurs de conscience, insou­mis, maoïstes, trots­kistes, com­pa­gnons de Lan­za Del Vas­to, hip­pies… La faune mili­tante était hété­ro­clite, et cer­tains n’auraient pas mieux deman­dé d’instrumentaliser le com­bat pour satis­faire leurs propres objec­tifs de révo­lu­tion. Mais la recherche de consen­sus a tou­jours été pri­vi­lé­giée, par­tant du prin­cipe qu’un vote à une courte majo­ri­té fai­sait des mécon­tents qui ne pou­vaient s’approprier les déci­sions. Le Lar­zac a été éga­le­ment une intense période de palabres et de réunio­nite, où l’on fai­sait le pay­san quand l’on pou­vait, comme dit l’un deux. Mais heu­reu­se­ment, tous ces che­ve­lus, sans grande expé­rience pra­tique, étaient de bonne volon­té et prêts à tra­vailler, à construire une immense ber­ge­rie, tou­jours debout dont les pierres gardent les traces gra­vées des bâtis­seurs, à rele­ver des fermes aban­don­nées… Les pay­sans sont par­ve­nus à faire triom­pher leurs idéaux non vio­lents et ont tou­jours refu­sé de se lais­ser dépos­sé­der : tout le monde admet­tait qu’en fin de compte, ils gar­daient la mai­trise des décisions.

Tous au Lar­zac, César du meilleur docu­men­taire, trace les beaux por­traits de ceux qui se sont mobi­li­sés. Chris­tian Rouaud filme avec amour, en alter­nant images d’archives, entre­tiens avec les pro­ta­go­nistes au gré de balades sur ce superbe pla­teau âpre, où le pay­sage est, lui aus­si, un per­son­nage. Sur­tout, ce n’est pas un film pas­séiste qui dirait regar­dez comme les com­bats étaient mobi­li­sa­teurs en ce temps-là, on n’en fait plus d’aussi jolis ; c’est de l’origine à main­te­nant un com­bat opi­niâtre qui s’est for­gé une cohé­rence pour une agri­cul­ture humaine — les pay­sans ne sont pas à vendre, disaient-ils —, pour une auto­ges­tion pra­tique, la ges­tion col­lec­tive de toute une région. Le Lar­zac, c’est la lutte vivante de pay­sans et d’autres qui se sont consti­tués en com­mu­nau­té et qui, par « retour de soli­da­ri­té », comme dit l’une des « his­to­riques », conti­nuent à sou­te­nir les com­bats d’aujourd’hui.

  1. Ber­nard Lam­bert, fon­da­teur des pay­sans tra­vailleurs puis de la Confé­dé­ra­tion natio­nale des syn­di­cats de tra­vailleurs pay­sans, qui devien­dra la Confé­dé­ra­tion pay­sanne, a été très actif au Larzac.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie