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Tous au Larzac, de Christian Rouaud
Aujourd’hui, 15% des terres de la partie nord du Larzac sont gérées collectivement. L’exceptionnel résultat de ce « laboratoire foncier » tient en une poignée de chiffres : sur le plateau du Larzac, le nombre de paysans est resté identique, plus aucune ferme n’est abandonnée et la population a doublé en quarante ans. Cette renaissance unique en France (et […]
Aujourd’hui, 15% des terres de la partie nord du Larzac sont gérées collectivement. L’exceptionnel résultat de ce « laboratoire foncier1 » tient en une poignée de chiffres : sur le plateau du Larzac, le nombre de paysans est resté identique, plus aucune ferme n’est abandonnée et la population a doublé en quarante ans. Cette renaissance unique en France (et sans doute ailleurs…) d’une région rurale qui, en 1970, s’était en partie désertifiée est due à une gestion et au contrôle collectifs du foncier qui ont été à la fois un outil dans la lutte contre le camp militaire et son héritage.
En 1971, le ministre de la Défense, Michel Debré, projette d’agrandir le camp militaire du Larzac pour le faire passer de 3000 à 17000 hectares en expropriant les paysans qui y vivent, ces « quelques vieux qui élevaient vaguement quelques moutons dans des conditions moyenâgeuses ». Sous le choc, les paysans décident de résister et comprennent très vite que la question de la stratégie foncière sera une des clés de la lutte qui s’entame. La loi offrait la possibilité d’acquérir le foncier par action comme pour une entreprise. Les militants décident al;ors de créer une propriété collective dont les 1.200 hectares encerclaient totalement le camp militaire et entravaient le rachat de propriétés par l’armée.
En 1981, François Mitterrand, à peine élu, tient sa promesse de renoncer à l’extension du camp. En 1985, les travailleurs-paysans, comme ils se qualifient eux-mêmes, obtiennent, après une nouvelle lutte, le transfert des 6.300 hectares de terres rachetées par l’armée à la Société civile des terres du Larzac qui, depuis, les gère collectivement et développe une approche respectueuse de l’environnement. Le causse s’est transformé : si les terres agricoles se sont maintenues (en France, la surface agricole a diminué de 10% entre 1970 et 2004), la diversité s’est accrue. En 1970, toutes les fermes travaillaient pour le fromage de roquefort (le « système roquefort ») alors qu’elles ne sont plus qu’un tiers aujourd’hui. Vente directe, marché de pays, le circuit court est désormais privilégié, et le pays est à 90% bio. Non seulement la production est saine, mais grâce à la biodiversité préservée, faune et flore sont également plus variées. Ceux qui se sont installés pendant la lutte — comme José Bové — ou juste après arrivent à la retraite, mais grâce à la gestion originale des terres, leurs enfants ou des jeunes venant d’autres régions peuvent s’installer sans avoir à financer terres et bâtiments puisqu’ils les louent à la Société civile des terres du Larzac et peuvent s’associer en groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC). Seuls restent 10% des « historiques» ; la transmission a donc été réalisée.
Une terre qui vit, ce n’est pas seulement une agriculture dynamique, mais aussi tout un tissu rural qui s’est maintenu et développé, écoles, artisanat, activités culturelles, associatives… et des projets. Se discutent ainsi les moyens de pérenniser les acquis puisque le contrat qui lie l’État et le collectif foncier vient à échéance en 2045, la valorisation des 2.000 hectares de pins qui, sans véritable plan de gestion de la forêt, menacent toujours l’espace agricole.
Au Larzac, depuis 1971, se construit une autogestion et une réflexion sur l’action militante, la résistance de la société civile, les enjeux environnementaux. L’intelligence collective qui s’est élaborée au fil des années ne s’est pas assoupie après la victoire. Celle-ci acquise, les paysans soutiennent activement la Confédération paysanne et se sont mobilisés contre la malbouffe (« démontage » du McDo de Millau, par exemple), les OGM et, récemment, contre l’exploitation des gaz de schiste. Larzac-Solidarités qui fédère les énergies s’est joint au mouvement social international et a participé aux grands rendez-vous internationaux. Il a également co-organisé le grand rassemblement Larzac 2003 contre l’Organisation mondiale du commerce. Gardarem lo Larzac, le journal fondé en 1975 par les paysans pour relayer leurs actions, n’a jamais cessé de paraitre.
Auto-émancipation
Si le causse a changé, les paysans aussi se sont transformés. Le plus impressionnant de cette longue lutte contre l’expropriation qui dura dix ans, c’est leur auto-émancipation et l’élaboration d’une forme démocratique novatrice de mener des actions revendicatives. S’il ne s’était agi que d’une poignée de paysans arcboutés sur leurs terres, défendant leurs intérêts corporatistes, nul doute que leur mobilisation aurait fait long feu. Après Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007), Christian Rouaud retrace dans Tous au Larzac un autre combat à plus d’un titre exemplaire. En 1971, les paysans du Larzac sont, pour certains d’entre eux, peu instruits, majoritairement catholiques et votant à droite, et la décision d’extension du camp militaire leur tombe littéralement dessus, mettant à mal leurs fidélités classiques.
Leur victoire conjoint différents facteurs, le refus de l’État et de l’armée de négocier, l’adoption par les paysans de la non-violence qui leur assure la sympathie de nombreux soutiens extérieurs, la présence de stratèges paysans qui, grâce à des actions symboliques fortes, popularisent la lutte à l’échelon national. Ainsi a‑t-on vu des paysans, qui faisaient du camping pour la première fois de leur vie, venir installer leurs tentes sur le Champ de Mars, entre les quatre fers de la tour Eiffel, et les bourgeoises du quartier leur apporter des couvertures. Les actions ont été à l’image de toutes les luttes de l’époque, notamment féministes, inventives et joyeuses — un gueuleton clôturait chaque action —, même si on a parfois frôlé le drame comme lors d’un grand rassemblement sur le plateau où François Mitterrand, candidat malheureux à la présidentielle de 1974, a été victime d’une tentative de lapidation par des « manifestants » qui se sont rapidement révélés être des policiers ou lorsque, en 1975, une ferme qui hébergeait onze personnes a été la cible d’une explosion criminelle restée impunie.
Le facteur décisif de la victoire a sans nul doute été la capacité de faire droit à la porosité des idées des autres : objecteurs de conscience, insoumis, maoïstes, trotskistes, compagnons de Lanza Del Vasto, hippies… La faune militante était hétéroclite, et certains n’auraient pas mieux demandé d’instrumentaliser le combat pour satisfaire leurs propres objectifs de révolution. Mais la recherche de consensus a toujours été privilégiée, partant du principe qu’un vote à une courte majorité faisait des mécontents qui ne pouvaient s’approprier les décisions. Le Larzac a été également une intense période de palabres et de réunionite, où l’on faisait le paysan quand l’on pouvait, comme dit l’un deux. Mais heureusement, tous ces chevelus, sans grande expérience pratique, étaient de bonne volonté et prêts à travailler, à construire une immense bergerie, toujours debout dont les pierres gardent les traces gravées des bâtisseurs, à relever des fermes abandonnées… Les paysans sont parvenus à faire triompher leurs idéaux non violents et ont toujours refusé de se laisser déposséder : tout le monde admettait qu’en fin de compte, ils gardaient la maitrise des décisions.
Tous au Larzac, César du meilleur documentaire, trace les beaux portraits de ceux qui se sont mobilisés. Christian Rouaud filme avec amour, en alternant images d’archives, entretiens avec les protagonistes au gré de balades sur ce superbe plateau âpre, où le paysage est, lui aussi, un personnage. Surtout, ce n’est pas un film passéiste qui dirait regardez comme les combats étaient mobilisateurs en ce temps-là, on n’en fait plus d’aussi jolis ; c’est de l’origine à maintenant un combat opiniâtre qui s’est forgé une cohérence pour une agriculture humaine — les paysans ne sont pas à vendre, disaient-ils —, pour une autogestion pratique, la gestion collective de toute une région. Le Larzac, c’est la lutte vivante de paysans et d’autres qui se sont constitués en communauté et qui, par « retour de solidarité », comme dit l’une des « historiques », continuent à soutenir les combats d’aujourd’hui.
- Bernard Lambert, fondateur des paysans travailleurs puis de la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans, qui deviendra la Confédération paysanne, a été très actif au Larzac.