Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Too big to fail… le secteur automobile aussi ?

Numéro 1 - 2015 par Christophe Mincke

janvier 2015

Récemment, Dave Sinardet a fait paraitre dans La Libre Belgique, une carte blanche qui a fait grand bruit. […]. Il y posait une question qui embarrasse le monde politique et la société belges depuis des années : celle des voitures de société.

Le Mois

Récemment, Dave Sinardet a fait paraitre dans La Libre Belgique, une carte blanche qui a fait grand bruit1. Il y posait une question qui embarrasse le monde politique et la société belges depuis des années : celle des voitures de société. Entre autres choses, il faisait observer que le système actuel, en favorisant leur multiplication, provoquait embouteillages et pollution, frais pour la collectivité, pertes économiques et dépendance à l’automobile. À l’heure où nombreux sont ceux qui conviennent qu’il faut réduire l’emprise automobile sur notre société, il faut avouer que tout ceci fait désordre.

Il n’en fallait bien entendu pas davantage pour que réagisse Federauto2. On ne sera pas étonné qu’ils continuent de considérer, comme en 1975, que les problèmes actuels de mobilité ne se résoudront pas en réduisant le nombre de voitures et, surtout pas, le nombre de voitures de sociétés, modèles plus récents, plus souvent remplacés et plus couteux que la moyenne… et donc plus lucratifs pour le secteur automobile.

Ce qui retient l’attention, c’est le fait que Guy Crab, secrétaire général de Federauto, affirme que les voitures de société rapportent de l’argent à l’État, notamment via la TVA qu’elles permettent d’engranger. Si l’on peut s’étonner qu’un mécanisme instauré pour permettre à une partie du salaire d’échapper à l’impôt et aux cotisations sociales soit vendu comme lucratif pour l’État, il faut surtout y voir une partie de l’argumentaire selon lequel le secteur automobile serait indispensable à notre société. Y toucher reviendrait à mettre en danger les finances de l’État et l’emploi, bref, la société dans son ensemble. Il ne s’agit plus ici de se demander si l’automobile rend effectivement les services qu’on peut attendre d’elle du point de vue de la mobilité, ni si notre environnement et notre santé peuvent supporter ses rejets polluants. Il s’agit d’affirmer qu’économiquement, la voiture est indispensable.

Je ne m’embarquerai pas ici dans une étude du bienfondé de cette affirmation. Je me contenterai d’interroger la place de l’automobile dans nos vies et nos sociétés. En à peine un siècle, la voiture individuelle est devenue centrale dans nos vies, dans notre économie, dans notre urbanisme, dans notre périurbanisme, etc. Il fallut des décennies pour paver, éclairer et règlementer un réseau routier adapté à la voiture automobile, pour éduquer à son usage, pour faire place jusqu’au cœur des villes à la voiture en mouvement et immobile, pour lui créer des abris, pour organiser nos emplois, nos courses, nos loisirs, notre enseignement et nos vacances autour d’elle, pour rendre possible son ravitaillement constant en carburant, etc. Plus encore, il fallut des décennies pour persuader les populations de gagner, d’épargner et d’emprunter l’argent nécessaire à l’achat et à l’entretien de leur bolide. Il fallut convaincre les collectivités d’abandonner les chemins de fer vicinaux, les gares innombrables, les trams, les lignes de bus sillonnant les campagnes pour se reposer sur la voiture individuelle. Il fallut des décennies pour faire tourner notre société entière autour de la voiture automobile.

L’acier, le pétrole, la distribution de carburants, les concessions et les usines automobiles devinrent ainsi des éléments essentiels, non seulement de notre paysage, mais également de notre tissu économique. Si bien qu’aujourd’hui, la voiture apparait comme une évidence. Comme on l’entend souvent, il n’y aurait « pas d’alternative crédible », et le secteur automobile serait indispensable à la vitalité économique de nos pays. Certes, sur ce dernier plan, les voitures sont de moins en moins produites chez nous et requièrent de moins en moins d’entretien, mais la position stratégique du secteur justifierait qu’il soit de mille façons soutenu par l’État. Routes, pollutions, accidents, problèmes de santé ou… régime favorable pour les voitures de société, le poids de l’automobile dans nos vies et dans nos bourses est considérable… même pour qui n’en possède pas.

Songe-t-on sérieusement que, s’il n’était investi dans des véhicules et des infrastructures, tout cet argent s’évanouirait plutôt que de servir d’autres buts ? Les transports en commun, la culture, les loisirs ou encore l’immobilier ne créent-ils pas d’emplois et de richesses ?

Le fait est qu’au travers de ses puissants lobbys, le monde de l’automobile agit comme un acteur surpuissant, instillant au sein de la société la hantise de son écroulement. Comme le fit — et le fera encore — le secteur bancaire, il se profile comme too big to fail, menaçant d’entrainer toute une société dans sa chute.

Pourtant, il apparait chaque jour plus clairement que, depuis longtemps déjà, nous faisons fausse route. La voiture, d’instrument de liberté, est devenue le vecteur d’un esclavage et d’un appauvrissement collectif. Il faut mettre fin à son règne sans partage. Il n’est pas question d’assassiner du jour au lendemain un secteur économique, mais d’œuvrer aux reconversions nécessaires, en prenant rapidement et nettement des décisions politiques indiquant de manière non équivoque la direction qui sera suivie dans les vingt années à venir : celle d’une « sortie de l’automobile ». On pourrait imaginer entamer le processus en votant une réforme échelonnée sur dix ans des soutiens aux voitures de société, par exemple… Un bon début pour un gouvernement qui a juré de s’attaquer aux tabous de la société belge ?

  1. Sinardet, « Ces si chères voitures de société », La Libre Belgique, 28 novembre 2014, http://bit.ly/1pT9z3R
  2. Arnaud Vankerkhove, « Le scandale de nos 780.000 voitures de société : “Le contribuable paie pour les embouteillages et les particules fines!”», RTL.info, 2 décembre 2014, http://bit.ly/1yFFfLK

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.