Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Prisons : malaise carcéral

Numéro 2 Février 2011 par Sébastien Robeet

février 2011

De la sur­po­pu­la­tion car­cé­rale qui affecte notre pays découle de nom­breuses vio­la­tions des droits des déte­nus et des condi­tions de tra­vail extrê­me­ment pénibles pour les agents péni­ten­tiaires. Cela entraine un nombre éle­vé de grèves, grèves qui aggravent la situa­tion des déte­nus… une spi­rale créa­trice d’in­sé­cu­ri­té. Le res­pect simul­ta­né des droits fon­da­men­taux des déte­nus et du droit de grève des agents est la seule issue pour sor­tir de l’im­passe. Pour régler la pro­blé­ma­tique chro­nique de la sur­po­pu­la­tion, le gou­ver­ne­ment a choi­si la voie de l’aug­men­ta­tion de la capa­ci­té car­cé­rale… et de la loca­tion de cel­lules à l’étranger…

Tilburg, colonie pénitentiaire belge aux Pays-Bas

Juliette Beghin

Nos pri­sons — pour la plu­part vétustes — sont sur­peu­plées depuis des années. La solu­tion des auto­ri­tés : réno­ver, aug­men­ter le parc car­cé­ral en Bel­gique et… expor­ter nos déte­nus aux Pays-Bas, via un trai­té de trois ans signé en 2009. La solu­tion est pré­sen­tée comme « pro­vi­soire » et inau­gu­rée en grande pompe par une céré­mo­nie de trans­fert des clés au gout dou­teux. Cout de l’opération de cette poli­tique expan­sion­niste ? Un mil­liard d’euros pour la construc­tion et nonante mil­lions d’euros pour la loca­tion de la pri­son de Til­burg pour cinq-cents déte­nus. L’année sui­vante, le gou­ver­ne­ment débour­se­ra huit mil­lions sup­plé­men­taires pour une exten­sion de l’offre car­cé­rale à Til­burg en réponse à la sur­po­pu­la­tion car­cé­rale belge. Un bud­get bien consé­quent pour une poli­tique inef­fi­cace, mépri­sant les recom­man­da­tions inter­na­tio­nales et créant un pré­cé­dent de déter­ri­to­ria­li­sa­tion dangereux.

La délocalisation… un marché d’avenir ?

Par­mi les qua­li­tés requises pour gou­ver­ner un pays, l’on pour­rait légi­ti­me­ment s’attendre à ce que la capa­ci­té à résoudre les pro­blèmes com­plexes — ou au mini­mum à ne pas les ren­for­cer par des mesures contre­pro­duc­tives — soit cen­trale. En matières pénale et péni­ten­tiaire, les gou­ver­nants semblent atteints d’amnésie puisque même les aver­tis­se­ments répé­tés et les ana­lyses des experts, dont ceux des ins­tances inter­na­tio­nales de pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux, n’ont aucune prise sur la toute-puis­sance des déci­deurs. En effet, tant les ins­tances com­pé­tentes du Conseil de l’Europe que le Comi­té des droits de l’homme de l’ONU observent, dans leurs rap­ports res­pec­tifs concer­nant la Bel­gique, que « dans nombre de pays — y com­pris en Bel­gique — la popu­la­tion car­cé­rale a ten­dance à aug­men­ter au fur et à mesure que la capa­ci­té car­cé­rale s’accroit » et recom­mandent d’adopter des poli­tiques réso­lues et cohé­rentes de limi­ta­tion du nombre de per­sonnes en déten­tion. Fai­sant fi de ces pré­oc­cu­pa­tions supra­na­tio­nales, c’est sur le ter­rain extra-ter­ri­to­rial qu’un pas sup­plé­men­taire a été fran­chi, avec le risque de voir se péren­ni­ser et s’étendre un remède pré­sen­té comme « pro­vi­soire » et de s’éloigner ain­si encore un peu plus de la néces­si­té impé­rieuse de s’attaquer aux causes réelles de la sur­po­pu­la­tion carcérale.

Aujourd’hui on sous-traite des per­sonnes incar­cé­rées avec la Hol­lande, demain avec la Bul­ga­rie ? Dans un contexte de mon­dia­li­sa­tion, on ima­gine aisé­ment l’émergence d’un mar­ché pour cer­tains pays — en crise, par exemple — qui feraient de la sous-trai­tance car­cé­rale un inves­tis­se­ment ren­table. Un pas vers le modèle du « tout car­cé­ral » amé­ri­cain ou un retour à des pra­tiques d’antan (comme la dépor­ta­tion par les auto­ri­tés anglaises, de 1788 à 1868, de plus de cent-soixante-mille condam­nés en Aus­tra­lie pour cause de sur­peu­ple­ment car­cé­ral endémique).

Vers un état d’exception permanent ?

À l’origine du pro­jet, le ministre de la Jus­tice annonce que les trans­ferts vers Til­burg se feraient sur une base volon­taire et pour des déte­nus ayant une connais­sance effec­tive du néer­lan­dais. Très vite, il appa­rait que ces condi­tions ne sont pas res­pec­tées. Les inci­dents liés à ce déni de pro­messe ont été aus­si nom­breux que pré­vi­sibles. En effet, outre l’éloignement, l’écueil de la langue com­plique la situa­tion, par exemple pour com­mu­ni­quer avec le per­son­nel péni­ten­tiaire, et consti­tue un fac­teur à risque de vio­lence inter­per­son­nelle en pri­son. Autre exemple : le trans­fert de cer­tains déte­nus qui béné­fi­ciaient en Bel­gique d’un tra­vail, d’un sui­vi thé­ra­peu­tique ou d’une for­ma­tion a pro­vo­qué un cli­mat de haute ten­sion allant jusqu’à la menace par la popu­la­tion trans­fé­rée d’organiser des révoltes ou des prises d’otage.

L’équité et le res­pect des sta­tuts juri­diques internes et externes des déte­nus posent éga­le­ment une mul­ti­tude de ques­tions. Par exemple, com­ment main­te­nir le lien avec les visi­teurs (familles, proches, avo­cats) et pré­pa­rer la réin­ser­tion (notam­ment en l’absence des ser­vices exté­rieurs d’aide aux déte­nus accom­pa­gnant les jus­ti­ciables dans leur déten­tion et en vue de leur réin­ser­tion)1 ? Quid de la san­té et du main­tien de l’ordre qui res­tent attri­bués aux Pays-Bas ?

La poli­tique menée actuel­le­ment nous semble mener à une impasse. Com­ment serait éva­lué un ministre de la San­té qui, en cas d’endémie, se bor­ne­rait à aug­men­ter le nombre de lits — notam­ment en sous-trai­tant avec des pays tiers — sans cher­cher à en trai­ter les causes ? Pour gué­rir cette sur­po­pu­la­tion car­cé­rale endé­mique, le remède devra tenir compte des ana­lyses d’experts, d’acteurs de ter­rain et s’inspirer de modèles étran­gers plus avan­cés en la matière…

Le risque de voir s’installer un état d’exception pour les matières car­cé­rales est réel. Il est temps pour les défen­seurs des droits des déte­nus de mener d’autres actions que les inlas­sables mises en garde et dénon­cia­tions, à chaque fois mises aux oubliettes.

Un service pour garantir les droits fondamentaux des détenus lors d’une grève des agents pénitentiaires

Régi­nald de Béco et Sébas­tien Robeet 

La situa­tion actuelle des pri­sons est émi­nem­ment para­doxale. La sur­po­pu­la­tion est un fait avé­ré qui s’explique majo­ri­tai­re­ment par un nombre éle­vé de per­sonnes déte­nues pré­ven­ti­ve­ment, en attente de leur juge­ment. La part des déte­nus en déten­tion pré­ven­tive sur la popu­la­tion car­cé­rale totale atteint actuel­le­ment 40%! En outre, la situa­tion maté­rielle de ces déte­nus, pour­tant tou­jours pré­su­més inno­cents, est infi­ni­ment plus pénible que celle des déte­nus condam­nés à une peine d’emprisonnement. Le recours sys­té­ma­tique à la déten­tion pré­ven­tive est contraire à la fois à la lettre et à l’esprit de la loi. Elle est nor­ma­le­ment consi­dé­rée comme un régime d’exception, ne se jus­ti­fiant qu’«en cas d’absolue néces­si­té pour la sécu­ri­té publique seule­ment ». Les moti­va­tions sté­réo­ty­pées des man­dats d’arrêt des juges d’instruction et des déci­sions de main­tien en déten­tion des juri­dic­tions d’instructions font état qua­si sys­té­ma­ti­que­ment d’un risque de réci­dive. Or, tous les spé­cia­listes s’accordent pour consi­dé­rer qu’un enfer­me­ment dans des condi­tions inhu­maines et dégra­dantes est un fac­teur cri­mi­no­gène et accroit ce risque.

Double impact

Cette sur­po­pu­la­tion car­cé­rale rend le tra­vail des agents péni­ten­tiaires extrê­me­ment dif­fi­cile et pose des pro­blèmes de sécu­ri­té évi­dents. Le cadre du per­son­nel est insuf­fi­sant pour faire face à ces ques­tions. Plus grave encore, il n’est sou­vent pas rem­pli, de nom­breux postes vacants res­tent à pour­voir et les ten­sions internes pro­voquent un taux d’absentéisme anor­ma­le­ment éle­vé. Le ser­vice ren­du par les agents péni­ten­tiaires dans ces condi­tions rend impos­sible le res­pect des droits fon­da­men­taux des déte­nus. Si per­sonne ne songe à nier que les droits des déte­nus ne sont plus pro­té­gés en cas de grève, il faut bien admettre que la plu­part des grèves menées par les agents péni­ten­tiaires ont pour objec­tif de rendre la situa­tion des déte­nus meilleure qu’au moment du déclen­che­ment de l’action col­lec­tive, ne fût-ce que par rico­chet grâce à une amé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail des agents. Il reste cepen­dant que la situa­tion des déte­nus est par­fai­te­ment scan­da­leuse lorsque des grèves des agents péni­ten­tiaires sont menées. Les droits les plus élé­men­taires des déte­nus sont ain­si bafoués lors de grèves durant les­quelles ils sont confi­nés dans leur cel­lule, n’ont ni visite de leur famille ou de leur avo­cat, ni préau, ni douches, ni acti­vi­tés spor­tives, de for­ma­tion ou cultu­relles, ni pos­si­bi­li­té de télé­pho­ner et ne sont pas trans­fé­rés au Palais de jus­tice pour pou­voir y obte­nir leur libé­ra­tion pro­vi­soire ou y être jugés. Seule la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture et de médi­ca­ments est assu­rée aux détenus.

Il est donc impé­ra­tif que des pro­cé­dures soient mises en place qui per­mettent de garan­tir les droits fon­da­men­taux des déte­nus, celui de ne pas être sou­mis à des trai­te­ments inhu­mains ou dégra­dants, en leur per­met­tant notam­ment de s’aérer au préau et de prendre des douches (article 3 de la CEDH), celui de pou­voir assu­rer per­son­nel­le­ment leur défense dans un délai rai­son­nable devant les cours et tri­bu­naux, avec l’aide effec­tive de leur avo­cat, en auto­ri­sant ce der­nier à ren­con­trer leurs clients à la pri­son pour pré­pa­rer avec eux leur défense (article 6 de la CEDH), et celui de voir res­pec­ter leur vie pri­vée et fami­liale en leur per­met­tant de res­ter en contact avec leurs proches par le cour­rier, le télé­phone et des visites (article 8 de la CEDH). Il est tout aus­si impé­ra­tif de voir recon­nu le droit de grève des agents péni­ten­tiaires. L’appel à un ser­vice mini­mum à rendre par les agents péni­ten­tiaires lors des grèves menées par eux est para­doxal : en temps nor­mal, le ser­vice ren­du par les agents péni­ten­tiaires est exer­cé envers des déte­nus dont la pri­va­tion de liber­té rend la plu­part de leurs droits inef­fec­tifs. En ce sens, on peut faci­le­ment consi­dé­rer que le ser­vice ren­du est déjà un ser­vice mini­mal. Dès lors, récla­mer un tel ser­vice mini­mal en temps de grève revient à deman­der l’application pure et simple des contrats de tra­vail exis­tants. Et à nier le droit de grève.

Promotion simultanée

Le droit de grève est éga­le­ment un droit fon­da­men­tal, décla­ré ou sous-enten­du par la Charte sociale euro­péenne, la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme, le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels (Pidesc) et les conven­tions de l’OIT. Il convient de ne pas bafouer ce droit pour entendre faire res­pec­ter d’autres droits fon­da­men­taux, au nom de l’indivisibilité des droits de l’Homme. L’indivisibilité sup­pose qu’aucun droit n’est prio­ri­taire vis-à-vis d’un autre, qu’il appar­tienne aux droits de pre­mière (droits civils et poli­tiques) ou de seconde géné­ra­tion (droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels). Elle a pour consé­quence qu’une pro­mo­tion et une défense égale de tous les droits sont et seront béné­fiques pour une meilleure effec­ti­vi­té. C’est pour­quoi la Ligue des droits de l’Homme insiste pour pro­mou­voir simul­ta­né­ment et en tout temps les droits fon­da­men­taux des déte­nus et le droit de grève des agents péni­ten­tiaires. Elle sou­tient le pro­ces­sus de négo­cia­tion en cours entre les agents péni­ten­tiaires et les auto­ri­tés publiques visant à orga­ni­ser un ser­vice garan­tis­sant aux déte­nus leurs droits fon­da­men­taux en cas de grève. Le droit de grève des agents ne peut pas­ser par l’insécurité pro­fonde et mani­feste des déte­nus, bafoués dans leurs droits les plus élé­men­taires lors de grèves. Les droits des déte­nus ne peuvent non plus pas­ser par l’insécurité tout aus­si inac­cep­table des agents péni­ten­tiaires, que ce soit dans leurs condi­tions de tra­vail ou dans leur droit à les dénon­cer dans des actions col­lec­tives. La Ligue des droits de l’Homme demande donc au gou­ver­ne­ment et aux auto­ri­tés péni­ten­tiaires qu’ils pré­voient l’organisation d’un ser­vice qui garan­tisse le res­pect des droits fon­da­men­taux des déte­nus en cas de grève des agents péni­ten­tiaires. Elle invite éga­le­ment les cours et tri­bu­naux à limi­ter au maxi­mum les recours à la déten­tion pré­ven­tive et aux peines d’emprisonnement qui entrainent une sur­po­pu­la­tion crois­sante et bien­tôt explo­sive des prisons.

  1. Pour un déte­nu qui doit se rendre à Bruxelles pour pré­pa­rer sa réin­ser­tion, l’OIP a cal­cu­lé qu’un aller-retour en trans­ports en com­mun de la pri­son de Til­burg à la gare de Bruxelles Midi prend envi­ron 7 heures et coute 33 euros.…

Sébastien Robeet


Auteur