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That’s just like your opinion, man !
Il y a plusieurs manières de miner le débat public. On peut mentir sciemment. On peut brouiller, voire renverser, les catégories du vrai et du faux. Plus subtilement, on peut aussi parler pour ne rien dire. Les communicants et autres spin doctors appliquent ainsi de plus en plus mécaniquement les recettes (bien anciennes parfois) censées accommoder […]
Il y a plusieurs manières de miner le débat public. On peut mentir sciemment. On peut brouiller, voire renverser, les catégories du vrai et du faux. Plus subtilement, on peut aussi parler pour ne rien dire. Les communicants et autres spin doctors appliquent ainsi de plus en plus mécaniquement les recettes (bien anciennes parfois) censées accommoder les insipides « éléments de langage ». Parfois l’exercice a d’autres utilités que de meubler le vide : il permet de glisser rapidement quelques informations réelles en fin de discours, pour napper quelques ruptures réelles sous une couche de consensus mou et d’inattention. Enfin, il peut organiser le débat public de telle sorte que la vérité, l’inexactitude, la cohérence ou le caractère mensonger d’un énoncé ne soient, tout simplement, plus considérés comme des catégories pertinentes pour le débat.
Ce devrait être la force de la démocratie d’être en mesure de décoder, déconstruire, dépasser les sabotages inévitables dans les débats. Elle a pour cela, au fil du temps, créé les outils permettant d’alimenter une délibération publique raisonnable ou du moins pacifiée : liberté d’expression, liberté de presse, éducation, soutien public à la presse….
Dans ce cadre, que Poutine ou Erdogan emprisonnent des journalistes ne peut que nous alerter et nous mobiliser. Que Boris Johnson ou Matéo Salvini entretiennent une conception brutale du débat public ne surprend pas forcément. Johnson sait qu’il peut s’appuyer sur des tabloïds comme The Sun pour reproduire ses propos sans distance. Salvini peut quant à lui s’appuyer sur les chaines de télévision du groupe Mediaset. Que Jean-Luc Mélenchon ou même Donald Trump insultent des journalistes ou opposent leur travail à la parole du « vrai peuple » est, certes, préoccupant, mais loin d’être une tentation nouvelle dans l’histoire de la démocratie libérale. Par contre, que la distinction même entre le raisonnable et le déraisonnable n’ait plus d’importance est un élément relativement neuf et d’autant plus toxique qu’il est séduisant.
Les conforts de la position sont nombreux. Celle-ci permet de penser que le langage a d’autant plus de pouvoir qu’il n’a plus besoin d’avoir du sens. Elle permet de penser que les opinions sont relatives, mais qu’il existe quelque part une vérité cachée, authentique, indépendante de tout ce que la politique peut en dire : cette idée rassure à la fois nos certitudes sur la vérité et notre conviction qu’on nous cache toujours quelque chose. Elle permet enfin de substituer aux exigences du vraisemblable le plaisir paresseux du « même pas faux ».
La maxime du Big Lebowski, « That’s just… like… your opinion, man ! », avait tout le charme de la coolitude incarnée. Le Dude ne sert, ne produit rien, ne revendique rien et n’en veut à personne. Toutefois, l’idée qu’une opinion n’est qu’une opinion trouve aujourd’hui de nombreuses traductions préoccupantes. Si une opinion n’est qu’une perspective parmi d’autres, est-il encore pertinent de trancher ensemble nos désaccords ? Si le rapport à la réalité est juste un simulacre parmi d’autres simulacres, pourquoi faudrait-il y accorder l’attention, et à quoi s’y engager ? Si nos conceptions de la justice ne peuvent rien décrire d’autre que les idéologies dont elles procèdent, pourquoi donc préférer la délibération à la guerre ?
Notre opinion n’aurait-elle plus à se confronter à autre chose qu’à elle-même ? Elle serait devenue la réalité. La discussion n’en est plus perçue comme nécessaire ou souhaitable ni même possible.
On en vient à douter de notre capacité à avoir du « commun » au départ duquel mener le débat démocratique : il n’y a plus un débat public, mais des multitudes de débats parallèles au sein de sphères qui échangent peu, et quand elles le font c’est pour dire que l’autre est dans l’erreur ou plus pernicieusement qu’on ne vit pas dans la [même?] réalité et que par conséquent il n’y a rien à gagner dans la discussion.
On aurait tort de penser que cette transformation profonde du rapport à l’information et à la délibération aurait été essentiellement le fruit du développement des réseaux socionumériques. En fonction du réseau social et des groupes sociaux considérés, la « bulle cognitive » n’apparait pas forcément de la même manière. Plus encore, des travaux sur les échanges de commentaires sur les statuts Facebook, par exemple, montrent que parfois, les réseaux peuvent effectivement servir de lieu de dialogue et d’apprentissage…
La survalorisation de l’opinion individuelle, le relativisme ont été plus profondément alimentés par la revendication d’une légitimité intrinsèque d’un point de vue « expérientiel » : l’expérience de Paul qui connait un chômeur qui fraude est équivalente à une étude de six-cents pages de la KUL parce que Paul a une expérience qu’il faut respecter.
La presse est une des institutions clés de la démocratie qui permet d’articuler l’expression d’opinions à la délibération politique, de les médiatiser. Mais tout le travail patient de recoupement, de déconstruction et d’investigation du journalisme a été précisément saboté, rendu inopérant, impossible par la mise en spectacle des contenus informationnels qui amène à une forme de relativisme absolu et au fameux « c’est votre avis », où l’avis devient en fait la chose intéressante plus que l’information. Cette décrédibilisation des médias, comme d’un ensemble d’institutions culturelles, est en partie justifiée et accélère le détournement d’une part non négligeable du « public » à se détourner de l’édifice « culturel » longuement construit en démocratie.
Parallèlement, la dégradation continue du statut du professionnel de la presse est en train d’achever le travail de délégitimation. Cette fragilisation n’est pas l’apanage de la presse. Le dé-financement du secteur culturel, dont la diminution du support public aux médias, conduit à la diffusion d’un modèle d’industrie culturelle dans ce qu’elle a de plus consumériste et dépendante. Les propos du ministre en charge de l’Aide à la presse : « le traitement de l’affaire Publifin n’a pas aidé…» illustre la dépendance financière extrême d’un titre comme Vers l’avenir vis-à-vis de grands groupes privés, voire publics et privés. Un média n’est pas « naturellement » un contrepouvoir. Ce qui est abimé, c’est l’émancipation finalement assez récente d’une série de médias vis-à-vis d’une tutelle absolue du pouvoir politique ou économique…
Le lent processus de décrédibilisation du « quatrième pouvoir » s’insinue même dans les propositions qui semblent vouloir le combattre.
La volonté de donner un caractère juridique à notre rapport au débat public (du type lois « fake news » en France) ne marque pas une re-légitimation de la délibération, au contraire. Elle consiste à vouloir faire tenir du dehors ce qui ne semble plus pouvoir tenir du dedans. La volonté législative d’imposer un rapport rationnel à la délibération est aussi dérisoire que la volonté d’imposer un rapport mémoriel aux évènements du passé. Au vrai, elle est considérée par certains comme nécessaire précisément parce que son objet ne fait plus consensus, ni au point de vue politique, ni au point de vue social, ni même au sein du débat intellectuel.
Au travers du projet du gouvernement fédéral de lutter contre les fake news par la loi ou en instaurant un fonds dédicacé, tout le monde aura relevé que la suédoise, et le MR en particulier, entendait bien défendre son bilan gouvernemental sous le faux nez de la lutte contre la désinformation. Le nombre de sorties du cadre du parti dans la presse en est une des preuves flagrantes. Mais plus profondément, en mettant sur le même pied « ONG, entreprises et presse », en instituant le pouvoir exécutif comme gardien de la vérité, le gouvernement Michel achève en réalité de brouiller les rapports entre pouvoir et contrepouvoir, de brouiller le rôle institué d’une presse libre en démocratie.
Pour autant les fake news constituent un vrai problème qu’on ne peut réduire à une volonté du gouvernement de contrôler l’information pour signer son image : l’existence d’actions délibérées, concertées et organisées d’opérations d’influence du processus démocratique/électoral par « l’arme » informationnelle maniée par des services secrets étrangers ou des groupements non étatiques (comme des entreprises ou mouvements idéologiques, pensons à l’affaire Cambridge Analytica).
Ces évolutions ont aussi amené au déploiement d’organes de presse associatifs, de blogs, de chaines de vidéos alternatives, dont certaines perpétuent et renouvèlent la tradition journalistique d’investigation, et à un début de redéploiement de la presse plus classique.
Si nous ne voulons pas que nos choix se réduisent à la manipulation ou au relativisme total, il est temps de soutenir ce mouvement pour lutter contre la fabrique de la désinformation avant tout avec les moyens démocratiques d’une presse libre et indépendante et de l’éducation à l’esprit critique. C’est une de voies de la nécessaire reconstruction d’un rapport dialectique entre discussion collective et désaccord des opinions. Un rapport indispensable en démocratie.