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That’s just like your opinion, man !

Numéro 8 – 2018 par La Revue nouvelle

décembre 2018

Il y a plu­sieurs manières de miner le débat public. On peut men­tir sciem­ment. On peut brouiller, voire ren­ver­ser, les caté­go­ries du vrai et du faux. Plus sub­ti­le­ment, on peut aus­si par­ler pour ne rien dire. Les com­mu­ni­cants et autres spin doc­tors appliquent ain­si de plus en plus méca­ni­que­ment les recettes (bien anciennes par­fois) cen­sées accommoder […]

Éditorial

Il y a plu­sieurs manières de miner le débat public. On peut men­tir sciem­ment. On peut brouiller, voire ren­ver­ser, les caté­go­ries du vrai et du faux. Plus sub­ti­le­ment, on peut aus­si par­ler pour ne rien dire. Les com­mu­ni­cants et autres spin doc­tors appliquent ain­si de plus en plus méca­ni­que­ment les recettes (bien anciennes par­fois) cen­sées accom­mo­der les insi­pides « élé­ments de lan­gage ». Par­fois l’exercice a d’autres uti­li­tés que de meu­bler le vide : il per­met de glis­ser rapi­de­ment quelques infor­ma­tions réelles en fin de dis­cours, pour nap­per quelques rup­tures réelles sous une couche de consen­sus mou et d’inattention. Enfin, il peut orga­ni­ser le débat public de telle sorte que la véri­té, l’inexactitude, la cohé­rence ou le carac­tère men­son­ger d’un énon­cé ne soient, tout sim­ple­ment, plus consi­dé­rés comme des caté­go­ries per­ti­nentes pour le débat.

Ce devrait être la force de la démo­cra­tie d’être en mesure de déco­der, décons­truire, dépas­ser les sabo­tages inévi­tables dans les débats. Elle a pour cela, au fil du temps, créé les outils per­met­tant d’alimenter une déli­bé­ra­tion publique rai­son­nable ou du moins paci­fiée : liber­té d’expression, liber­té de presse, édu­ca­tion, sou­tien public à la presse….

Dans ce cadre, que Pou­tine ou Erdo­gan empri­sonnent des jour­na­listes ne peut que nous aler­ter et nous mobi­li­ser. Que Boris John­son ou Matéo Sal­vi­ni entre­tiennent une concep­tion bru­tale du débat public ne sur­prend pas for­cé­ment. John­son sait qu’il peut s’appuyer sur des tabloïds comme The Sun pour repro­duire ses pro­pos sans dis­tance. Sal­vi­ni peut quant à lui s’appuyer sur les chaines de télé­vi­sion du groupe Media­set. Que Jean-Luc Mélen­chon ou même Donald Trump insultent des jour­na­listes ou opposent leur tra­vail à la parole du « vrai peuple » est, certes, pré­oc­cu­pant, mais loin d’être une ten­ta­tion nou­velle dans l’histoire de la démo­cra­tie libé­rale. Par contre, que la dis­tinc­tion même entre le rai­son­nable et le dérai­son­nable n’ait plus d’importance est un élé­ment rela­ti­ve­ment neuf et d’autant plus toxique qu’il est séduisant.

Les conforts de la posi­tion sont nom­breux. Celle-ci per­met de pen­ser que le lan­gage a d’autant plus de pou­voir qu’il n’a plus besoin d’avoir du sens. Elle per­met de pen­ser que les opi­nions sont rela­tives, mais qu’il existe quelque part une véri­té cachée, authen­tique, indé­pen­dante de tout ce que la poli­tique peut en dire : cette idée ras­sure à la fois nos cer­ti­tudes sur la véri­té et notre convic­tion qu’on nous cache tou­jours quelque chose. Elle per­met enfin de sub­sti­tuer aux exi­gences du vrai­sem­blable le plai­sir pares­seux du « même pas faux ».

La maxime du Big Lebows­ki, « That’s just… like… your opi­nion, man ! », avait tout le charme de la cooli­tude incar­née. Le Dude ne sert, ne pro­duit rien, ne reven­dique rien et n’en veut à per­sonne. Tou­te­fois, l’idée qu’une opi­nion n’est qu’une opi­nion trouve aujourd’hui de nom­breuses tra­duc­tions pré­oc­cu­pantes. Si une opi­nion n’est qu’une pers­pec­tive par­mi d’autres, est-il encore per­ti­nent de tran­cher ensemble nos désac­cords ? Si le rap­port à la réa­li­té est juste un simu­lacre par­mi d’autres simu­lacres, pour­quoi fau­drait-il y accor­der l’attention, et à quoi s’y enga­ger ? Si nos concep­tions de la jus­tice ne peuvent rien décrire d’autre que les idéo­lo­gies dont elles pro­cèdent, pour­quoi donc pré­fé­rer la déli­bé­ra­tion à la guerre ?

Notre opi­nion n’aurait-elle plus à se confron­ter à autre chose qu’à elle-même ? Elle serait deve­nue la réa­li­té. La dis­cus­sion n’en est plus per­çue comme néces­saire ou sou­hai­table ni même possible.

On en vient à dou­ter de notre capa­ci­té à avoir du « com­mun » au départ duquel mener le débat démo­cra­tique : il n’y a plus un débat public, mais des mul­ti­tudes de débats paral­lèles au sein de sphères qui échangent peu, et quand elles le font c’est pour dire que l’autre est dans l’erreur ou plus per­ni­cieu­se­ment qu’on ne vit pas dans la [même?] réa­li­té et que par consé­quent il n’y a rien à gagner dans la discussion.

On aurait tort de pen­ser que cette trans­for­ma­tion pro­fonde du rap­port à l’information et à la déli­bé­ra­tion aurait été essen­tiel­le­ment le fruit du déve­lop­pe­ment des réseaux socio­nu­mé­riques. En fonc­tion du réseau social et des groupes sociaux consi­dé­rés, la « bulle cog­ni­tive » n’apparait pas for­cé­ment de la même manière. Plus encore, des tra­vaux sur les échanges de com­men­taires sur les sta­tuts Face­book, par exemple, montrent que par­fois, les réseaux peuvent effec­ti­ve­ment ser­vir de lieu de dia­logue et d’apprentissage…

La sur­va­lo­ri­sa­tion de l’opinion indi­vi­duelle, le rela­ti­visme ont été plus pro­fon­dé­ment ali­men­tés par la reven­di­ca­tion d’une légi­ti­mi­té intrin­sèque d’un point de vue « expé­rien­tiel » : l’expérience de Paul qui connait un chô­meur qui fraude est équi­va­lente à une étude de six-cents pages de la KUL parce que Paul a une expé­rience qu’il faut respecter.

La presse est une des ins­ti­tu­tions clés de la démo­cra­tie qui per­met d’articuler l’expression d’opinions à la déli­bé­ra­tion poli­tique, de les média­ti­ser. Mais tout le tra­vail patient de recou­pe­ment, de décons­truc­tion et d’investigation du jour­na­lisme a été pré­ci­sé­ment sabo­té, ren­du inopé­rant, impos­sible par la mise en spec­tacle des conte­nus infor­ma­tion­nels qui amène à une forme de rela­ti­visme abso­lu et au fameux « c’est votre avis », où l’avis devient en fait la chose inté­res­sante plus que l’information. Cette décré­di­bi­li­sa­tion des médias, comme d’un ensemble d’institutions cultu­relles, est en par­tie jus­ti­fiée et accé­lère le détour­ne­ment d’une part non négli­geable du « public » à se détour­ner de l’édifice « cultu­rel » lon­gue­ment construit en démocratie.

Paral­lè­le­ment, la dégra­da­tion conti­nue du sta­tut du pro­fes­sion­nel de la presse est en train d’achever le tra­vail de délé­gi­ti­ma­tion. Cette fra­gi­li­sa­tion n’est pas l’apanage de la presse. Le dé-finan­ce­ment du sec­teur cultu­rel, dont la dimi­nu­tion du sup­port public aux médias, conduit à la dif­fu­sion d’un modèle d’industrie cultu­relle dans ce qu’elle a de plus consu­mé­riste et dépen­dante. Les pro­pos du ministre en charge de l’Aide à la presse : « le trai­te­ment de l’affaire Publi­fin n’a pas aidé…» illustre la dépen­dance finan­cière extrême d’un titre comme Vers l’avenir vis-à-vis de grands groupes pri­vés, voire publics et pri­vés. Un média n’est pas « natu­rel­le­ment » un contre­pou­voir. Ce qui est abi­mé, c’est l’émancipation fina­le­ment assez récente d’une série de médias vis-à-vis d’une tutelle abso­lue du pou­voir poli­tique ou économique…

Le lent pro­ces­sus de décré­di­bi­li­sa­tion du « qua­trième pou­voir » s’insinue même dans les pro­po­si­tions qui semblent vou­loir le combattre.

La volon­té de don­ner un carac­tère juri­dique à notre rap­port au débat public (du type lois « fake news » en France) ne marque pas une re-légi­ti­ma­tion de la déli­bé­ra­tion, au contraire. Elle consiste à vou­loir faire tenir du dehors ce qui ne semble plus pou­voir tenir du dedans. La volon­té légis­la­tive d’imposer un rap­port ration­nel à la déli­bé­ra­tion est aus­si déri­soire que la volon­té d’imposer un rap­port mémo­riel aux évè­ne­ments du pas­sé. Au vrai, elle est consi­dé­rée par cer­tains comme néces­saire pré­ci­sé­ment parce que son objet ne fait plus consen­sus, ni au point de vue poli­tique, ni au point de vue social, ni même au sein du débat intellectuel.

Au tra­vers du pro­jet du gou­ver­ne­ment fédé­ral de lut­ter contre les fake news par la loi ou en ins­tau­rant un fonds dédi­ca­cé, tout le monde aura rele­vé que la sué­doise, et le MR en par­ti­cu­lier, enten­dait bien défendre son bilan gou­ver­ne­men­tal sous le faux nez de la lutte contre la dés­in­for­ma­tion. Le nombre de sor­ties du cadre du par­ti dans la presse en est une des preuves fla­grantes. Mais plus pro­fon­dé­ment, en met­tant sur le même pied « ONG, entre­prises et presse », en ins­ti­tuant le pou­voir exé­cu­tif comme gar­dien de la véri­té, le gou­ver­ne­ment Michel achève en réa­li­té de brouiller les rap­ports entre pou­voir et contre­pou­voir, de brouiller le rôle ins­ti­tué d’une presse libre en démocratie.

Pour autant les fake news consti­tuent un vrai pro­blème qu’on ne peut réduire à une volon­té du gou­ver­ne­ment de contrô­ler l’information pour signer son image : l’existence d’actions déli­bé­rées, concer­tées et orga­ni­sées d’opérations d’influence du pro­ces­sus démocratique/électoral par « l’arme » infor­ma­tion­nelle maniée par des ser­vices secrets étran­gers ou des grou­pe­ments non éta­tiques (comme des entre­prises ou mou­ve­ments idéo­lo­giques, pen­sons à l’affaire Cam­bridge Analytica).

Ces évo­lu­tions ont aus­si ame­né au déploie­ment d’organes de presse asso­cia­tifs, de blogs, de chaines de vidéos alter­na­tives, dont cer­taines per­pé­tuent et renou­vèlent la tra­di­tion jour­na­lis­tique d’investigation, et à un début de redé­ploie­ment de la presse plus classique.

Si nous ne vou­lons pas que nos choix se réduisent à la mani­pu­la­tion ou au rela­ti­visme total, il est temps de sou­te­nir ce mou­ve­ment pour lut­ter contre la fabrique de la dés­in­for­ma­tion avant tout avec les moyens démo­cra­tiques d’une presse libre et indé­pen­dante et de l’éducation à l’esprit cri­tique. C’est une de voies de la néces­saire recons­truc­tion d’un rap­port dia­lec­tique entre dis­cus­sion col­lec­tive et désac­cord des opi­nions. Un rap­port indis­pen­sable en démocratie.

La Revue nouvelle


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