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Territoires zéro chômeur de longue durée : un changement de paradigme
Le phénomène est loin d’être neuf : le déficit d’emplois frappe douloureusement Bruxelles et la Wallonie depuis deux générations. Les statistiques sont imparfaites et sujettes à caution. Les données officielles répertorient officiellement 138.000 chômeurs à la fin du premier semestre 2017 en Wallonie et 82.000 dans la Région de Bruxelles-Capitale. Selon la définition officielle, il s’agit des personnes sans […]
Le phénomène est loin d’être neuf : le déficit d’emplois frappe douloureusement Bruxelles et la Wallonie depuis deux générations. Les statistiques sont imparfaites et sujettes à caution. Les données officielles répertorient officiellement 138.000 chômeurs à la fin du premier semestre 2017 en Wallonie et 82.000 dans la Région de Bruxelles-Capitale. Selon la définition officielle, il s’agit des personnes sans travail pendant une semaine de référence, disponibles pour travailler, et qui étaient à la recherche active d’un travail pendant les quatre semaines précédentes. La part des chômeurs de longue durée (comptant vingt-quatre mois de chômage ou plus) est particulièrement élevée. À la fin de 2016, elle était respectivement de 55,8 % en Wallonie et de 60,7 % à Bruxelles. Les chiffres du chômage sont par ailleurs très loin de refléter le manque d’emploi. Sa rareté tout comme les procédures de contrôle et d’exclusion conduisent une part importante de la population adulte à ne pas apparaitre dans les statistiques de référence.
Les conséquences de la privation d’emploi sont lourdes. Elles sont décrites brillamment dans différentes recherches en psychologie sociale et en sociologie1. Loin des stéréotypes du chômeur profiteur, c’est la perte d’estime de soi, le sentiment d’inutilité, la privation et des problèmes de santé mentale qui sont mis en évidence dans ces travaux.
La politique d’emploi en vogue depuis le gouvernement arc-en-ciel mis en place en 1999 est celle de l’État social actif. Et le mot-clé est celui de l’activation. En caricaturant à peine, il s’agirait à la personne sans emploi de se bouger, de se former, de chercher activement un poste de travail pour en récolter les fruits. Le manque de résultats de ce type de politique est régulièrement mis en évidence par des études scientifiques2.
C’est dans ce contexte de souffrance pour les personnes parmi lesquelles les plus vulnérables mais aussi de manque de résultats probants que s’inscrit une proposition profondément novatrice à l’appellation à la fois ambitieuse mais aussi provocante : les territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Le projet vient de France. Comme nous le verrons, il représente un changement profond de modèle. C’est le mouvement ATD Quart-Monde qui est à l’initiative de celui-ci.
Il repose sur quelques principes essentiels, dont trois sont fondamentaux.
Le premier est qu’à l’inverse de ce qu’affirment les discours dominants, personne n’est inemployable. Tout un chacun, même les personnes privées d’emploi depuis une longue période, possède des compétences. La condition à rencontrer est que l’emploi et le travail soient adaptés à chaque personne.
Le deuxième constat majeur est que dans notre société et dans nos quartiers, il existe de nombreux besoins qui restent insatisfaits. Ce n’est donc pas le travail qui manque, mais bien l’emploi.
Le dernier constat est que ce n’est pas non plus l’argent qui fait défaut. Sans qu’il soit nécessaire de rappeler les moyens que permettraient de générer une lutte sérieuse contre la fraude fiscale, le chômage lui-même représente un cout significatif pour la société. C’est le cas dans le volet des dépenses : paiement des allocations, mais aussi cout de la machine du contrôle. Mais c’est le cas aussi du côté des manques à gagner pour la collectivité (moindres dépenses de consommation…).
Une phase d’expérimentation
L’initiative des territoires zéro chômeur de longue durée est donc née en France. Une phase test est en cours puisque dix territoires candidats ont été sélectionnés pour expérimenter le dispositif. Des financements publics sont prévus pour une période de cinq ans. Cette phase d’expérimentation fait suite à l’adoption en avril 2016 d’une proposition de loi, rédigée avec des associations de lutte contre l’exclusion et votée à l’unanimité au Sénat et à l’Assemblée nationale française.
L’ambition dans la phase d’expérimentation reste modeste. L’objectif est de financer quelque deux-mille emplois à hauteur de 70 % du salaire minimum en vigueur en France pour un emploi à temps plein, soit environ 17000 euros par an. La forme des emplois créés doit consister en des contrats à durée indéterminée (CDI). Il devra s’agir d’emplois permettant de répondre à des besoins jusque-là non satisfaits par le marché. Un élément essentiel est également le caractère volontaire de la démarche. Toute personne chômeuse de longue durée pourra solliciter, librement, un emploi. Pour ATD Quart-Monde France, c’est un élément essentiel du dispositif. Un chômeur ne peut aucunement être forcé à occuper un poste de travail qui lui serait proposé. La logique n’est donc pas celle désignée par le concept anglo-saxon du workfare, soit l’obligation pour une personne d’effectuer des missions d’intérêt général pour bénéficier d’une aide. Dans les comités de pilotage mis en place dans les territoires, il ne pourra non plus s’agir d’opérer une sélection au niveau des candidats à l’emploi. Fameux changement de paradigme par rapport à la plupart des mécanismes en cours…
Il est donc question de sortir des méthodes en vogue au niveau des politiques d’emploi qui consistent principalement, sur le plan macroéconomique, à privilégier des politiques de l’offre. Dans la ligne du gouvernement Michel, mais aussi des coalitions précédentes, il s’agit de veiller à la compétitivité des entreprises. Ce type de politique s’imprime principalement en Belgique via des mesures de contrôle et de modération du cout salarial : norme d’augmentation des salaires, réduction des cotisations sociales, saut d’index3. Et sur un plan microéconomique, il s’agit des mesures destinées à promouvoir la fameuse employabilité. Sont sollicitées dans ce registre les mesures d’activation évoquées plus haut ainsi que la formation professionnelle.
En France, les promoteurs de l’initiative estiment que le cout de la privation d’emploi représente environ 70 % d’un emploi à temps plein rémunéré au salaire minimum. Il s’agit de dépenses liées à l’emploi, du manque à gagner en cotisations sociales et contributions fiscales, mais aussi de dépenses induites par les conséquences sociales du chômage telles que des couts supplémentaires en matière de santé, d’aide à la jeunesse, de logement…
Le modèle économique prévoit pour les emplois créés deux sources principales de financement. La première est la réaffectation des couts et des manques à gagner suscités par la privation durable d’emploi. La seconde s’appuie sur les recettes générées par les activités réalisées via la facturation de prestations de produits et de services. Ces facturations sont réalisées par des structures, les entreprises à but d’emploi, que nous présentons plus loin.
Le projet français suscite un intérêt au-delà des frontières hexagonales. Différentes délégations, tant bruxelloises que wallonnes, se sont rendues sur place pour observer et échanger sur les expériences lancées chez nos voisins. Elles devraient susciter des vocations puisqu’à Charleroi, par exemple, les acteurs réunis au sein du bassin enseignement-formation-emploi réfléchissent à la mise en place d’initiatives du même type à partir de microterritoires.
Le principe du volontariat, essentiel, a déjà été souligné plus haut. Le projet « Territoire zéro chômeur de longue durée » a aussi la caractéristique forte et l’originalité de définir l’emploi comme un véritable droit qui doit pouvoir être rencontré pour toutes les personnes qui en expriment la demande. En partant des compétences de la personne au chômage, il s’agit pour les acteurs réunis au sein d’un comité de pilotage local de construire un emploi non pas tellement pour lui, mais bien plus avec lui.
Les protagonistes du projet en France4 insistent sur l’échelle des projets mis en œuvre. Le caractère microterritorial est clairement privilégié dans les expériences françaises. Il s’agit de créer des emplois dans des activités utiles à l’échelle des quartiers ou des villages, ce qui est une source potentielle de motivation pour les candidats à l’emploi. Elle s’inscrit également dans la perspective d’appuyer le caractère qualitatif des emplois créés en évitant pour les personnes employées des déplacements longs et fastidieux. À l’heure où aucun effort n’est à négliger pour limiter des trajets et des transports qui sont une des principales sources d’émission de CO2, c’est aussi un élément à prendre en considération.
Le caractère microterritorial, par exemple au niveau d’un quartier ou une localité de 10000 habitants, permet aussi que les besoins soient pleinement légitimés. C’est dans cette perspective que s’inscrit la création de l’instance de pilotage locale qui réunit différents acteurs du territoire : associations, élus et représentants des services publics, interlocuteurs sociaux. Le travail concerté de ces acteurs, proches du terrain, doit permettre de lancer plusieurs démarches dont les principales sont, d’une part, la rencontre des candidats à l’emploi et, d’autre part, la prospection et l’identification des besoins. Un atout dans cette entreprise est précisément la connaissance fine du territoire par des acteurs proches du terrain et connectés à celui-ci.
L’instance locale dans les expériences françaises doit avant tout jouer un rôle de pilotage. Une autre disposition porte sur la création, à l’échelle de chacun des microterritoires, d’une ou plusieurs entreprises dénommées « entreprises à but d’emploi » (EBE). Ce sont ces structures qui emploient les travailleurs embauchés et qui opèrent les différentes tâches que sont la prospection et la recherche de clients, l’organisation du travail ou encore l’encadrement des équipes.
Pour donner une illustration concrète, citons l’expérience menée dans un des territoires pilotes qui ont été sélectionnés dans le cadre du projet chez notre voisin français. Il s’agit de la localité de Mauléon dans le département des Deux-Sèvres situé dans l’ouest de la France5. Dans ce territoire, une septantaine de demandeurs d’emploi se sont portés candidats. De manière humoristique, ils ont notamment mené une journée de « grève du chômage ». Une entreprise à but d’emploi a été créée en janvier 2017. Et ses activités portent notamment sur la valorisation des déchets et l’entretien de jardins pour les personnes âgées à revenus modestes.
Dans la métropole de Lille, le projet Territoire zéro chômeur concerne deux quartiers de nature différente, respectivement, Tourcoing Menin (environ 3000 habitants) et Loos, les Oliveaux (environ 7000 habitants). Les problématiques dans ces espaces sont de nature différente aux dires des acteurs associatifs locaux.
Selon Pascal Deren, d’ATD Quart-Monde Lille, [« Tourcoing et Loos sont deux cas d’école à observer. …] Là où l’on constate une volonté très forte de la part des acteurs locaux de faire quelque chose sur un territoire abandonné, à Tourcoing, on remarque plus de difficultés à Loos qui est moins préparé et a peu de moyens.6 »
Différents enjeux
L’expérimentation en cours en France sera certainement digne d’intérêt. Il n’est pas nécessaire d’attendre qu’elle soit clôturée et évaluée pour que des initiatives qui s’en inspirent soient mises en place en Belgique. Comme le souligne Bruno Antoine, président de la CSC wallonne, le dispositif n’est pas à lui seul une solution miracle à l’égard de la lourde problématique du chômage de longue durée. Il s’agit d’un dispositif à maints égards novateur, mais qui n’a pas vocation à construire une solution pour l’ensemble des personnes privées d’emploi. Lors d’un colloque organisé par Etopia, Olivier De Schutter soulignait dans son intervention la « part d’audace » dont les personnes candidates à l’emploi devaient aussi témoigner pour se lancer dans l’aventure. L’accompagnement, pour permettre la (re)construction progressive de la confiance en soi, est essentiel. Certaines personnes privées d’emploi ont comme première aspiration un retour rapide à l’emploi. Pour d’autres, des dispositifs qui permettent de s’inscrire dans une trajectoire progressive d’insertion socioprofessionnelle, telle que le proposent, par exemple, les centres d’insertion socioprofessionnelle, ont pleinement du sens. Le dispositif Territoire zéro chômeur de longue durée n’est donc pas une solution miracle ou absolue. Il est original et est potentiellement une réponse novatrice pour une partie du public au chômage. Il a pour vocation de compléter plutôt que de remplacer une série de dispositifs existants. À Bruxelles et en Wallonie, la perspective de la réforme des ALE serait certainement une opportunité à saisir pour s’inscrire dans les perspectives tracées par l’expérimentation française.
Pour que l’expérience puisse porter ses fruits, elle nécessite que certaines politiques soient décloisonnées. C’est le cas certainement entre les politiques de l’emploi et les politiques sociales. C’est ce qu’illustre par exemple l’expérience menée à Mauléon où la création de nouveaux emplois est envisagée dans la perspective de répondre à des besoins exprimés par des personnes âgées. Le démarrage d’une expérimentation du dispositif en Belgique exigera aussi un accord entre le niveau régional et l’échelon fédéral. Le financement de chaque nouvel emploi créé repose en effet pour une part significative sur le recyclage de l’allocation de chômage.
Un autre enjeu, et certaines situations dans les secteurs où est active l’économie sociale et solidaire l’ont montré, c’est le principe de ne pas concurrencer l’emploi existant, marchand, mais pas uniquement. Il s’agit donc bien véritablement de créer des emplois supplémentaires et non pas d’insérer dans l’emploi existant, comme les CISP, mentionnés plus haut, ont vocation à le faire. À ce niveau, l’existence d’un comité de pilotage local, associant les acteurs de terrain, et notamment les interlocuteurs sociaux, a un rôle clé à jouer. C’est à lui de veiller à ce que le principe de la création d’emplois nouveaux soit rencontré. En France, où les interlocuteurs sociaux n’ont pas la même représentativité qu’en Belgique, les comités locaux de pilotage associent, par exemple, des artisans ou des commerçants, avec cette idée de veiller à ce que le dispositif ne fragilise pas des emplois existants. L’instance locale a donc vocation de veiller au respect de garde-fous en la matière, sans qu’une règlementation kafkaïenne ne doive être appliquée comme on l’a vu pour certains dispositifs en Belgique et qui nuit à leur bon fonctionnement7.
Nous avons insisté sur le caractère microterritorial des initiatives prises dans le cadre du dispositif. De par la taille de certaines communes dans les régions rurales, il s’agira aussi de pouvoir prendre des initiatives à un échelon supra-communal, sans quoi les chômeurs dans ces lieux pourraient se retrouver laissés pour compte.
Enfin, la Belgique n’est pas la France. Et l’expérience française ne pourrait être transposée telle quelle chez nous. Comme le souligne Bruno Antoine, pour une expérimentation en Wallonie ou à Bruxelles, il est primordial d’associer à l’échelon local des représentants des interlocuteurs sociaux, mais aussi du service public de l’emploi et de la formation. La représentation du secteur associatif local est aussi bien entendu pleinement pertinente.
Le dispositif Territoire zéro chômeur n’est certainement pas la panacée. Mais il a en tout cas le mérite majeur de remettre au centre la personne, ses besoins et ses aspirations dans la ligne des propositions portées par l’économiste et philosophe indien Amartya Sen8. C’est un changement de paradigme.
- Herman G., Liénard G., « Travail, chômage, stigmatisation », La Revue nouvelle, janvier 2009, p. 42 – 49.
- Voir notamment Cockx B., Dejemeppe M., Vanderlinden B., L’activation du comportement de recherche d’emploi favorise-t-elle un retour rapide à l’emploi?, Regards économiques, n° 85, UCL-IRES, 2011.
- Voir notamment Derruine O., « Vous reprendrez bien vingt ans d’austérité ? », La Revue nouvelle, 2 février 2017.
- Notamment Vanhuysse É., directeur du centre Compétences et emplois en Métropole européenne de Lille, intervenant lors d’un colloque organisé par Etopia le 10 novembre 2017.
- Dorival C., « Zéro chômeur de longue durée ? Chiche ! », Alternatives économiques, n° 366, mars 2017, p. 30 – 31.
- Consulté le 20 décembre 2017.
- Nous pensons, par exemple, à la règlementation qui s’applique en Wallonie à l’égard des Idess, les initiatives de développement de l’emploi dans le secteur des services de proximité à finalité sociale.
- Sen A., L’idée de justice, Flammarion, 2012.