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Terreur et banalité

Numéro 9 Septembre 2005 - Interculturel Sécuritaire Terrorisme par Théo Hachez

septembre 2005

La bana­li­sa­tion qui s’a­morce natu­rel­le­ment est-elle la seule réponse oppo­sable au ter­ro­risme ? Tac­ti­que­ment effi­cace sans doute, n’est-elle pas en train de s’im­po­ser insi­dieu­se­ment, à l’op­po­sé de l’in­di­gna­tion qui s’est mani­fes­tée lors des récentes prises d’otages ? Au-delà de la condam­na­tion morale que porte en elle son éti­quette, le ter­ro­risme iden­ti­fie un mode d’ac­tion violent qui, sinon dans […]

La bana­li­sa­tion qui s’a­morce natu­rel­le­ment est-elle la seule réponse oppo­sable au ter­ro­risme ? Tac­ti­que­ment effi­cace sans doute, n’est-elle pas en train de s’im­po­ser insi­dieu­se­ment, à l’op­po­sé de l’in­di­gna­tion qui s’est mani­fes­tée lors des récentes prises d’otages ?

Au-delà de la condam­na­tion morale que porte en elle son éti­quette, le ter­ro­risme iden­ti­fie un mode d’ac­tion violent qui, sinon dans son inten­tion, au moins dans son résul­tat se résout dans la peur qu’il sus­cite. S’a­gis­sant d’ef­fet sur les esprits, la per­cep­tion et l’in­tel­li­gence com­munes des évé­ne­ments en sont une com­po­sante pre­mière. La dou­leur des vic­times et de leurs proches ne cesse pas d’être, mais sur la scène publique, elle est clas­sée et inté­grée à un drame qui s’é­crit hors d’elle.

Dans l’an­nonce des atten­tats de Londres, dans le trai­te­ment de cette infor­ma­tion comme dans la façon dont elle a été reçue, on peut lire un chan­ge­ment pro­gres­sif des repré­sen­ta­tions asso­ciées au ter­ro­risme. Il y a tou­jours des bombes et des morts, mais de ce qu’on en dit (ou ne dit pas), de ce qu’on en voit (et sur­tout ne voit pas, l’i­mage étant de plus en plus contrô­lée) sourd une autre his­toire que celle qui s’est racon­tée depuis le onze sep­tembre. Redou­tés, les atten­tats étaient donc en quelque sorte anti­ci­pés par l’i­ma­gi­na­tion col­lec­tive selon un for­mat déjà connu. Les mots de l’hor­reur et de l’é­mo­tion avaient déjà été testés.

Tant le risque que les consé­quences s’ins­crivent peu à peu dans le régime de la rai­son. Que j’ha­bite à New York, Rome, Sid­ney, Paris, Madrid, Londres, Copen­hague ou Bruxelles, quelles sont mes chances de mou­rir des suites d’un atten­tat ter­ro­riste en regard des autres causes pos­sibles ? Quelles en sont les inci­dences éco­no­miques directes, alors que les bourses fris­sonnent à peine quelques heures et que les spé­cu­la­tions pétro­lières sont trai­tées dans une autre rubrique ? Entre les catas­trophes aériennes de l’é­té et les cata­clysmes natu­rels, les atten­tats de Londres ou d’É­gypte peinent à impo­ser leur identité.

Est-ce du cynisme que d’é­va­luer à presque rien les dégâts réels des explo­sions de cette nature dans les pays occi­den­taux ? Qu’ils les frappent ici sur leur sol, ou les touchent là par vic­times inter­po­sées sur une plage d’É­gypte ou de Tur­quie. Tant qu’à pré­sent, les risques qu’ils font peser, que ce soit au plan indi­vi­duel ou au plan social, res­tent sta­tis­ti­que­ment déri­soires, sans com­mune mesure avec les acci­dents domes­tiques ou ceux de la cir­cu­la­tion, sans com­mune mesure non plus avec la cri­mi­na­li­té usuelle. Res­tent des lésions sales, mais presque acci­den­telles, qu’une capa­ci­té vitale d’in­sou­ciance et d’ou­bli finit par neu­tra­li­ser dans une quo­ti­dien­ne­té ras­su­rante. La figure du mal a per­du de son aura séduc­trice et révulsive.

Faire peur
Or l’es­sen­tiel était là. À défaut de modi­fier, à la faveur de ses auteurs, le rap­port des forces par des des­truc­tions maté­rielles ou humaines, l’at­ten­tat reven­dique d’a­bord une valeur exem­plaire d’in­dice. La mort vio­lente et inten­tion­nelle, la chair déchi­rée que l’on cherche à pro­duire en spec­tacle humi­liant (avec l’emphase du sui­cide qui l’ac­com­pagne sou­vent) puisent dans une émo­tion légi­ti­me­ment fon­dée le pou­voir sug­ges­tif du mes­sage qu’on leur fait endos­ser. Le lieu, le moment, les vic­times, les traces de leur sang… sont autant de signes d’un lan­gage uni­la­té­ral qui doit cepen­dant par­ler de lui-même et com­man­der une réac­tion pré­vi­sible de la socié­té à laquelle il s’a­dresse. Face à quoi, la reven­di­ca­tion sou­vent inau­dible passe pour bavarde ; la signa­ture pour une confir­ma­tion redondante.

Pour autant, la sug­ges­tion est un art dif­fi­cile, tant il sup­pose qu’on inhibe en l’autre ce qui résiste à la mani­pu­la­tion pro­gram­mée dont on veut le faire objet. L’ef­fi­cace se mesure à l’al­té­ra­tion de l’autre qui l’en­traine dans un enchai­ne­ment de réac­tions que l’on a déter­mi­nées. À l’in­verse, la réso­nance des explo­sions dans les esprits prend la forme des pleins et des creux inté­rieurs : une telle alié­na­tion de l’autre va donc de pair avec la néces­si­té objec­tive de se confor­mer à sa géo­gra­phie men­tale, fût-ce pour en modi­fier les contours et les reliefs ou pour les exa­cer­ber. Et peut-on res­ter dura­ble­ment indemne d’une telle sou­mis­sion, même si elle s’ac­com­pagne d’un mépris déshu­ma­ni­sant pour ce qu’on appel­le­ra des fai­blesses cou­pables ou de la lâcheté ?

La fin d’une fantasmagorie
Aux yeux de cette ratio­na­li­té com­mu­ni­ca­tion­nelle et fina­le­ment poli­tique, de quelle vic­toire peut se pré­va­loir le ter­ro­risme isla­miste ? Même là où il s’ins­crit dans des cir­cons­tances favo­rables, celles d’une socié­té blo­quée au bord de la guerre civile et tra­ver­sée par un isla­misme poli­tique bien ancré, ses effets pro­vo­ca­teurs paraissent incer­tains voire contre-pro­duc­tifs. Et c’est bien le moins, quand on consi­dère l’in­dif­fé­rence sans réserve dont il fait preuve à l’é­gard de la vie même de ceux qu’il pré­tend défendre.

Quant au défi pla­né­taire que por­taient les atten­tats du onze sep­tembre, celui de ren­ver­ser sym­bo­li­que­ment l’ordre du monde en attei­gnant les signes de sa pre­mière puis­sance, il tourne à la confu­sion. L’hy­per­bole média­tique des tours tra­ver­sées par les avions, même cau­tion­née par la prise au sérieux de ceux qui ont « décla­ré la guerre au ter­ro­risme », après avoir mobi­li­sé les peurs, ne res­te­ra qu’un ves­tige ima­gi­naire dans la mémoire col­lec­tive, que son carac­tère indé­pas­sable a fait glis­ser dans la caté­go­rie du fan­tas­tique. Et à sup­po­ser qu’on lui trouve un équi­valent, ce nou­vel essai ne pour­rait être qu’une répé­ti­tion qui, para­doxa­le­ment, bana­li­se­rait le premier.
Trop de communication…

Ceux qui en tirent pro­fit auront beau s’é­pou­mo­ner à la regon­fler : la bau­druche apo­ca­lyp­tique est cre­vée. Son enflure repo­sait sur la sup­po­si­tion d’une néces­si­té exis­ten­tielle et vision­naire des fous de Dieu, embar­qués dans une logique qui aurait été seule­ment expres­sive et ins­pi­rée. Même si elle l’in­cor­pore encore, cette logique appa­rait désor­mais irré­mé­dia­ble­ment sou­mise à un cal­cul trop visible sur la com­mu­ni­ca­tion. Oppor­tu­niste, la peur ne choi­sit plus ses dates, elle se plie aux dis­po­ni­bi­li­tés de l’autre. Le cœur n’y est plus.

En s’in­vi­tant dans la bana­li­té sale et sou­ter­raine de Londres après avoir visi­té celle des trains de ban­lieue madri­lènes, les ter­ro­ristes ont assu­ré­ment pré­ten­du se his­ser dans l’a­gen­da du « gou­ver­ne­ment éco­no­mique du monde ». Mais l’as­sas­si­nat de quelques dizaines de sou­tiers urbains, même sous les yeux du gra­tin de la presse inter­na­tio­nale, a‑t-il suf­fi à ébran­ler un bal­let diplo­ma­tique bien réglé et à for­tio­ri à trai­ter d’é­gal à égal avec les Puis­sants ? L’é­chec, patent, ne s’ex­plique pas seule­ment par une cen­sure effi­cace sur l’i­mage ou le fait que, somme toute, le ric­tus chur­chi­lien de Tony Blair soit aus­si média­gé­nique que son sourire.

Les pro­tes­ta­taires et autres alter­mon­dia­listes à qui on a ain­si volé la vedette ne diront pas mer­ci, pas plus que l’op­po­si­tion, majo­ri­taire en Grande-Bre­tagne, à l’in­va­sion de l’I­rak. Face aux uns et aux autres, les atro­ci­tés ont per­mis au pre­mier ministre anglais de recom­po­ser une pos­ture natio­nale. Même si elles ont sou­li­gné l’ac­tua­li­té des failles et des impasses de l’ex­pé­di­tion, elles ont, comme les enlè­ve­ments com­mis en son nom, contri­bué à rui­ner le mince cré­dit qu’au­rait pu reven­di­quer, aux yeux des oppo­sants à la guerre, une « résis­tance » irakienne.

La réduc­tion d’une fracture
À quelques jours près, il y avait dix ans qu’un atten­tat simi­laire avait frap­pé le métro pari­sien. Symp­tôme ou relent de la crise algé­rienne, ces faits appar­te­naient à une géné­ra­tion ter­ro­riste d’a­vant le onze sep­tembre 2001. Une géné­ra­tion que l’on pour­rait appe­ler diplo­ma­tique, tant le signal que por­taient ces bombes s’a­dres­sait, par le biais du stress et de la mort arbi­traire, à la seule intel­li­gence des poli­tiques dont on atten­dait des gestes pré­cis et sou­vent sou­ter­rains. Ce qui aura été vécu alors comme une fata­li­té par une popu­la­tion rési­gnée à l’in­com­pré­hen­sion devait d’a­bord ser­vir de moyen de pres­sion sur les rouages d’une diplo­ma­tie dis­crète et pour le moins pragmatique.

La coïn­ci­dence de la com­mé­mo­ra­tion pari­sienne avec les atten­tats de Londres a fait entre­voir qu’une paren­thèse sans doute était en train de se fer­mer en même temps que l’in­ter­pel­la­tion qu’elle for­çait dans l’o­pi­nion. Ce n’est pas seule­ment le ton des céré­mo­nies, ou la soli­da­ri­té qui s’y est mani­fes­tée face à un péril indis­tinct, mais aus­si et sur­tout l’ins­crip­tion de faits qui lui sont anté­rieurs dans une série qui incor­pore chro­no­lo­gi­que­ment le fameux onze sep­tembre. C’est ain­si que, tout flam­boyant qu’il ait été, l’é­pi­sode de 2001 recouvre peu à peu un sta­tut plus conforme à son impor­tance réelle, en dépit de la récu­pé­ra­tion poli­tique et mili­taire mani­feste dont il a été l’ob­jet par l’ad­mi­nis­tra­tion Bush. Un autre récit se construit.

Il reste que cette bana­li­sa­tion, si elle met par­tiel­le­ment en échec la logique ter­ro­riste, sonne comme une défaite de l’hu­ma­ni­té. Et que même trai­tée sous l’angle froid du risque, les réac­tions qu’elle sus­cite minent en pro­fon­deur les socié­tés qu’elle touche. L’ef­fet pro­vo­ca­teur sur les rap­ports inter-eth­niques ne doit pas être négli­gé. Ce n’est pas tant qu’il y ait eu mar­gi­na­le­ment quelques voca­tions au Jihad par­mi les jeunes géné­ra­tions musul­manes qui reste à craindre, mais l’ef­fet sourd et lent d’une hyper-réac­tion autoch­tone. Sur les atten­tats, même bana­li­sés, l’ap­pa­reil poli­cier appuie des demandes de « moder­ni­sa­tion » tech­no­lo­gique et judi­ciaire dont les dérives sont à redou­ter. Et bien­tôt le droit de « tirer pour tuer » sur tout sus­pect vague­ment basa­né, qu’il soit ou non muni d’un titre de trans­port valide ?

Théo Hachez


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