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Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, de Timothy Snyder

Numéro 11 Novembre 2012 par Bernard De Backer

novembre 2012

Tout passe et Vie et des­tin, relatent avec audace la ter­reur tant nazie que sovié­tique, et nous rap­pellent que même une carac­té­ri­sa­tion exhaus­tive de la poli­tique alle­mande de tue­rie col­lec­tive n’é­puise pas l’his­toire des atro­ci­tés en Europe du milieu du siècle.  La réa­li­té igno­rée de l’ex­ter­mi­na­tion des Juifs, confé­rence pro­non­cée à Vil­nius, 2009  Ce n’est pas sans […]

Un livre

Tout passe et Vie et des­tin, relatent avec audace la ter­reur tant nazie que sovié­tique, et nous rap­pellent que même une carac­té­ri­sa­tion exhaus­tive de la poli­tique alle­mande de tue­rie col­lec­tive n’é­puise pas l’his­toire des atro­ci­tés en Europe du milieu du siècle. 

La réa­li­té igno­rée de l’ex­ter­mi­na­tion des Juifs, confé­rence pro­non­cée à Vil­nius, 2009 

Ce n’est pas sans appré­hen­sion face à l’atrocité des évè­ne­ments et à la dif­fi­cul­té de la syn­thèse que l’on ten­te­ra ici de pré­sen­ter les ensei­gne­ments prin­ci­paux d’un ouvrage volu­mi­neux, au titre sans équi­voque1, cou­vrant la période la plus sombre de l’histoire euro­péenne. Un livre impres­sion­nant, autant par l’ampleur et la cruau­té des meurtres poli­tiques de masse qu’il recense, décrit et contex­tua­lise, que par l’entrelacement cynique, la rétro­ac­ti­vi­té et la com­plexi­té par­fois retorse des évè­ne­ments. Mas­sacres et exter­mi­na­tions accom­pa­gnant conquêtes impé­riales, cam­pagnes de « puri­fi­ca­tion » eth­nique et sociale, opé­ra­tions de vio­lence poli­tique, dépla­ce­ments de popu­la­tions qui, de 1933 à 1945, firent qua­torze mil­lions de vic­times civiles dans un espace qua­li­fié de « terres de sang » par l’auteur. Une large tran­chée dévas­tée entre Ber­lin et Mos­cou, qui s’étend de Tal­linn en Esto­nie à Yal­ta en Cri­mée, de Poz­nan en Pologne aux rives du Don en Rus­sie occidentale.

La diver­si­té des sources consul­tées en une dizaine de langues, l’ampleur de l’analyse — se déployant d’une mise en pers­pec­tive géos­tra­té­gique cou­vrant tout l’hémisphère nord (dont la Mand­chou­rie et le Japon, sans oublier Mada­gas­car, lieu de des­ti­na­tion d’une pre­mière ver­sion de la solu­tion finale) à la recons­ti­tu­tion pré­cise de séquences his­to­riques par­fois enche­vê­trées, comme le des­tin tra­gique de Var­so­vie ou les luttes de par­ti­sans en Bié­lo­rus­sie — font toute la richesse ter­ri­fiante de cet ouvrage qui réunit les his­toires natio­nales et juive, sou­vent cloi­son­nées. Si la majo­ri­té des faits sont aujourd’hui rela­ti­ve­ment connus, leur assem­blage dans un livre unique, cen­tré sur les enjeux de ter­ri­toires rava­gés par le che­vau­che­ment des ambi­tions tota­li­taires, en fait un docu­ment capi­tal pour la conscience euro­péenne de cette période. Par­ti­cu­liè­re­ment celle de l’Ouest, façon­née par un récit his­to­rique par­fois igno­rant de cer­taines réa­li­tés et souf­frances vécues au centre du continent.

Tueries de masse, humanités singulières

Ces douze années de tue­ries mas­sives, au cœur d’une Europe prise en étau entre les empires nazi et bol­che­vique, sont aus­si celles de mil­lions de tra­gé­dies indi­vi­duelles dont l’auteur évoque nombre de par­cours sin­gu­liers, en écho au vœu de la poé­tesse russe Anna Akh­ma­to­va2 : Jozef Sobo­lews­ki affa­mé en Ukraine lors de la famine de 1933, Sta­nis­law Wyga­nows­ki exé­cu­té par le NKVD à Lenin­grad en 1937, Tania Savit­che­va morte lors du siège de la même ville par les nazis durant l’hiver 1941, Juni­ta Vich­niats­ka exé­cu­tée en 1942 par les Ein­satz­grup­pen en Bié­lo­rus­sie. Quant à Jakub Ber­man, diri­geant com­mu­niste juif polo­nais membre de la troï­ka suc­cé­dant à Gomul­ka, il avait per­du une bonne par­tie de sa famille à Tre­blin­ka, mais fut contraint de nier le sou­lè­ve­ment du ghet­to de Var­so­vie et l’importance du judéo­cide nazi « afin de diri­ger la Pologne et d’apaiser Sta­line ». Le livre de Sny­der se nour­rit éga­le­ment des témoi­gnages et ana­lyses d’auteurs comme l’écrivain juif sovié­tique Vas­si­li Gross­man, le jour­na­liste gal­lois Gareth Jones, l’officier polo­nais sur­vi­vant de Katyn Jozef Czaps­ki, Georges Orwell, Arthur Koest­ler, Han­nah Arendt, Gün­ter Grass et le phy­si­cien Alexandre Weissberg.

L’Europe dont il est ques­tion dans Terres de sang n’est pas n’importe laquelle. Pré­ci­sé­ment située aux confins des empires cen­traux et orien­taux, elle n’est pas l’Europe occi­den­tale où s’est construite notre mémoire de la guerre, limi­tée à 1940 – 1945 et cen­trée, en ce qui concerne les meurtres de masse, sur le judéo­cide sym­bo­li­sé par Ausch­witz. Cette pré­ci­sion géo­gra­phique est fon­da­men­tale, de même que la géo­gra­phie tout court, la dimen­sion spa­tiale étant omni­pré­sente dans l’exposé de Sny­der qui contient pas moins de trente-six cartes, dont cer­taines concernent l’Asie de l’Est. Dans cet ouvrage géo­his­to­rique puis­sam­ment docu­men­té, le mot « entre » est sans doute le plus cru­cial. Car c’est à par­tir du constat de la loca­li­sa­tion par­ti­cu­lière de l’écrasante majo­ri­té des vic­times d’un enchai­ne­ment de meurtres de masse3 que Sny­der a construit son inves­ti­ga­tion, limi­tée dans son espace, mais éten­due dans sa tem­po­ra­li­té. L’année 1933 coïn­cide avec l’arrivée au pou­voir d’Hitler et la famine pro­vo­quée en Ukraine par l’État sovié­tique ; la mort de Sta­line en 1953, qui conclut le livre, marque un coup d’arrêt aux vel­léi­tés de dépor­ta­tion de la popu­la­tion juive soviétique.

Ce n’est en effet pas dans les camps de concen­tra­tion nazis ou sovié­tiques que périrent la plu­part des vic­times, mais dans les cam­pagnes extor­quées et réduites à la famine, les cachots ou forêts dans les­quels les vic­times de la ter­reur sta­li­nienne étaient abat­tues d’une balle dans la nuque, les villes affa­mées, les sta­lag ou les dulags (durch­gang­sla­ger, « camp de tran­sit ») où mou­rurent des mil­lions de pri­son­niers de guerre sovié­tiques, les fos­sés creu­sés à la hâte par les Ein­satz­grup­pen et les auxi­liaires locaux — baltes, bié­lo­russes, russes ou ukrai­niens —, les ghet­tos sur­peu­plés, les camps d’extermination par gazage d’Auschwitz, Tre­blin­ka, Sobi­bor, Maj­da­nek, Chelm­no et Bel­zec. Contrai­re­ment à l’image d’une éli­mi­na­tion indus­trielle et scien­ti­fique, répan­due en Europe occi­den­tale, l’essentiel des tue­ries nazies et sovié­tiques entre 1933 et 1945 « étaient pas­sa­ble­ment pri­mi­tives » : la famine, l’exécution par balle, le gazage4.

Trois périodes majeures sont dis­tin­guées par l’auteur. La pre­mière (1933 – 1938) est celle où les « tue­ries de masse furent presque exclu­si­ve­ment le fait de l’Union sovié­tique », la seconde (1939 – 1941), celle de l’alliance sovié­to-nazie scel­lée par le pacte Molo­tov-Rib­ben­trop pen­dant laquelle « le car­nage fut équi­li­bré », et la troi­sième (1941 – 1945) où « les Alle­mands furent res­pon­sables de la qua­si-tota­li­té des meurtres poli­tiques ». Vic­times pay­sannes ukrai­niennes, puis « de classe » et « natio­nales » (mino­ri­tés en URSS) dans la pre­mière période sovié­tique, vic­times polo­naises, baltes et juives dans la seconde, vic­times juives et sovié­tiques dans la troisième.

La forteresse Ukraine

Au départ du livre et dans la conti­nui­té des évè­ne­ments poli­tiques qui se suc­cé­dèrent après la Grande Guerre, il y a l’Ukraine, la « terre des confins » et des convoi­tises colo­niales. L’Ukraine de 1933, année de la famine qui fit plu­sieurs mil­lions de morts — et ensuite celle des mas­sacres de classe (kou­laks) et natio­naux (Polo­nais, Ukrai­niens…) pen­dant la Grande Ter­reur de 1937 – 1938, de l’opération Bar­ba­ros­sa quatre années plus tard, puis du reflux de la Wehr­macht après la défaite de Sta­lin­grad. Comme le sou­ligne l’auteur, « Pen­dant les années où Sta­line et Hit­ler étaient tous deux au pou­voir, plus de gens furent tués en Ukraine que par­tout ailleurs, que ce soit dans les terres de sang, en Europe ou dans le reste du monde ». Ter­ri­toire où les « plans » de domi­na­tion des deux régimes se che­vau­chaient, espace immense et terres fer­tiles que cha­cun pen­sait remo­de­ler selon son uto­pie (plan quin­quen­nal et fermes col­lec­tives d’un côté, colo­nies agri­coles alle­mandes du Gene­ral­plan Ost de l’autre) après l’extermination ou la réduc­tion en escla­vage d’une par­tie de sa popu­la­tion, l’Ukraine est au cœur des « terres de sang » et des trois périodes dis­tin­guées par Timo­thy Snyder.

Ce sont d’abord les consé­quences de la seconde et de la troi­sième révo­lu­tion bol­che­viques (la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres, puis le recen­trage natio­nal russe) qui frap­pe­ront de plein fouet l’Ukraine. Après l’intermède de la NEP de Lénine, le Guide Joseph Sta­line entre­prend le tita­nesque chan­tier de l’industrialisation de l’URSS à marche for­cée, accom­pa­gnée de l’extorsion de la pro­duc­tion agri­cole dans les cam­pagnes et de la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres. Enne­mi fan­tas­mé de cette opé­ra­tion dans un pays où 90 % de la popu­la­tion est pay­sanne : le petit pro­prié­taire ter­rien, sur­tout ukrai­nien, le « kou­lak »5. Si la dékou­la­ki­sa­tion, notam­ment par dépor­ta­tion en Sibé­rie et en Asie cen­trale, est anté­rieure à la période prise en compte par l’auteur, ses effets ne comp­te­ront pas pour rien dans l’affaiblissement des cam­pagnes bien­tôt livrées aux acti­vistes sta­li­niens. Les kou­laks sur­vi­vants, sus­pec­tés de fomen­ter des troubles sur les lieux de dépor­ta­tion en lien avec l’impérialisme japo­nais6, feront par ailleurs l’objet de nou­veaux mas­sacres lors de la Grande Ter­reur de 1937 – 1938.

Flanc occi­den­tal de l’empire sovié­tique, à la fois réser­voir agri­cole et bou­clier contre les enva­his­seurs « capi­ta­listes », polo­nais ou alle­mands, l’Ukraine (qui ne com­porte pas encore les ter­ri­toires polo­nais annexés dans la fou­lée du pacte Molo­tov-Rib­ben­trop) doit se trans­for­mer en « for­te­resse » pour ne pas être per­due pour l’URSS. C’est du moins le mot d’ordre don­né par Sta­line à Lazare Kaga­no­vitch, son envoyé plé­ni­po­ten­tiaire sur les ter­ri­toires occi­den­taux, où se déroulent les enjeux majeurs de la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres et de la sécu­ri­sa­tion ter­ri­to­riale du « socia­lisme dans un seul pays ». Fai­sant d’une pierre deux coups, la poli­tique sta­li­nien­pous­se­ra jusqu’à son extrême limite la ponc­tion des res­sources agri­coles et l’écrasement de la petite pay­san­ne­rie ukrai­nienne qui résiste à la des­truc­tion de son patri­moine et à son enrô­le­ment dans un « nou­veau ser­vage ». Plus de trois-mil­lions de pay­sans y lais­se­ront leur vie dans des condi­tions atroces que de rares témoins, comme le jour­na­liste Gareth Jones7, qui avait pu obser­ver les deux régimes tota­li­taires en 1933, rap­por­te­ront en vain à la presse occi­den­tale incré­dule. Mais l’oreille du Füh­rer et sa pro­pa­gande furent plus atten­tives, les échos de la famine ser­vant le dis­cours du régime nazi. Hit­ler assu­ra le 2 mars 1933 au Sport­pa­last de Ber­lin que « des mil­lions de gens meurent de faim dans un pays qui pour­rait être le gre­nier du monde ».

« Nettoyer cette ordure polonaise »

Une seconde phase de l’arrimage de l’espace ukrai­nien dans l’empire sovié­tique est liée à la Grande Ter­reur des années 1937 – 1938. Celle-ci fut pré­cé­dée de purges contre les kou­laks, essen­tiel­le­ment ukrai­niens, dépor­tés entre 1930 et 1932. Appro­chant de leur libé­ra­tion des camps en 1937, les « kou­laks condam­nés au Gou­lag » furent sus­pec­tés de deve­nir un « enne­mi de l’intérieur », pou­vant s’allier aux mili­ta­ristes Japo­nais pré­sents au Mand­chou­kouo, dans le cadre d’un « encer­cle­ment capi­ta­liste mon­dial ». L’ordre 00447 du 30 juillet 1937 ordon­na l’exécution de cen­taines de mil­liers de kou­laks à tra­vers l’URSS. Une répres­sion d’un autre niveau se déve­lop­pa aus­si dans l’Allemagne nazie à la même époque, mais comme le rap­porte Sny­der : « Dans les années 1937 et 1938, 267 per­sonnes furent condam­nées à mort dans l’Allemagne nazie, contre 378326 dans le cadre de l’opération kou­lak en Union sovié­tique. Une fois encore, compte tenu de la taille res­pec­tive des popu­la­tions, les risques qu’un citoyen sovié­tique soit exé­cu­té dans l’action kou­lak étaient près de sept-cents fois plus éle­vés que les risques d’un citoyen alle­mand dans l’Allemagne nazie, tous crimes confondus. »

Si le kou­lak est un enne­mi « de classe », il est aus­si un enne­mi ukrai­nien, une caté­go­rie « natio­nale ». Le recen­trage russe de la révo­lu­tion sovié­tique après la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres va débou­cher sur une phase de « ter­reur natio­nale ». Aban­don­nant les prin­cipes de 1917 visant à libé­rer « la pri­son des peuples » du régime tsa­riste, le pou­voir sta­li­nien va pro­gres­si­ve­ment cibler des élé­ments natio­naux, sur­tout dans ses marges occi­den­tales : Polo­nais, Ukrai­niens, Bié­lo­russes, Baltes, Fin­lan­dais… « La mino­ri­té natio­nale la plus per­sé­cu­tée de la seconde moi­tié des années 1930, ce ne fut pas les quelque 400.000 Juifs alle­mands (dont le nombre dimi­nua du fait de l’émigration), mais les quelque 600.000 Polo­nais sovié­tiques (dont le nombre dimi­nua en rai­son des exé­cu­tions)», écrit l’historien.

Ciblés de manière prio­ri­taire, les Polo­nais sovié­tiques sont accu­sés d’être res­pon­sables de la famine de 1933 et de s’être ser­vis d’elle « comme d’une pro­pa­gande anti­so­vié­tique ». Une mys­té­rieuse « Orga­ni­sa­tion mili­taire polo­naise » est sus­pec­tée d’infiltrer l’Ukraine. La signa­ture d’une décla­ra­tion ger­ma­no-polo­naise de non-agres­sion en 1934 aug­mente la sus­pi­cion et des mil­liers de Polo­nais sont arrê­tés en 1934 et 1935, sur­tout en Ukraine et Bié­lo­rus­sie, puis dépor­tés au Kaza­khs­tan. Un « grand com­plot polo­nais » est à la base de l’ordre 00485 qui charge le NKVD de « pro­cé­der à la liqui­da­tion totale des réseaux d’espions de l’Organisation mili­taire polo­naise ». Mais les cri­tères d’appartenance à la mys­té­rieuse Orga­ni­sa­tion étaient si vagues que « le NKVD pou­vait les appli­quer à qui­conque était d’origine polo­naise ou lié d’une manière ou d’une autre à la Pologne ». Les com­mu­nistes polo­nais réfu­giés en URSS n’y échap­pèrent pas : soixante-neuf des cent membres du comi­té cen­tral du par­ti com­mu­niste polo­nais furent exé­cu­tés en URSS. « Par­fait ! Conti­nuez de creu­ser et de net­toyer cette ordure polo­naise », se serait excla­mé Sta­line lors d’une réunion avec Niko­laï Iejov, patron du NKVD.

D’autres « opé­ra­tions natio­nales » furent mises en œuvre sur le modèle de l’opération polo­naise, notam­ment contre les « natio­naux-fas­cistes » bié­lo­russes, les « espions » baltes ou fin­lan­dais vivant en URSS. 247.157 per­sonnes furent liqui­dées en 1937 et 1938 sur la base natio­nale, notam­ment par les esca­drons de la mort du NKVD. 36 % des vic­times de la Grande Ter­reur appar­te­naient à ces groupes natio­naux qui ne for­maient que 1,6 % de la popu­la­tion de l’URSS. Contrai­re­ment à l’image qui pré­vaut en Europe, cen­trée sur les purges poli­tiques et les pro­cès de Mos­cou, près de 90% des morts de la Grande Ter­reur furent des kou­laks et des mino­ri­tés natio­nales, écrit Sny­der. Les Juifs com­mu­nistes, qui étaient nom­breux par­mi les gra­dés du NKVD et les offi­ciers de l’armée, furent éga­le­ment vic­times de la Ter­reur, après en avoir été ses agents en Ukraine et en Bié­lo­rus­sie. Leur pro­por­tion par­mi les offi­ciers supé­rieurs du NKVD pas­sa du tiers en 1937 à 4 % en 1939.

Des deux côtés de la ligne Molotov-Ribbentrop

Le Trai­té de non-agres­sion entre l’Allemagne et l’Union des répu­bliques socia­listes sovié­tiques et ses pro­to­coles secrets, signés à Mos­cou le 23 aout 1939 — une semaine avant l’invasion de la Pologne occi­den­tale par l’Allemagne et trois semaines avant l’invasion sovié­tique de sa par­tie orien­tale —, inau­gure un second cycle de mas­sacres dont la Pologne sera la prin­ci­pale vic­time bila­té­rale8. Les Pays baltes, la Bié­lo­rus­sie et l’Ukraine seront, quant à eux, sur­tout tou­chés par les tue­ries et les dépor­ta­tions sovié­tiques. Si l’histoire de l’invasion nazie et de ses consé­quences est connue, celle de la Pologne orien­tale conquise par l’URSS l’est beau­coup moins, cer­tai­ne­ment en Europe de l’Ouest.

Notre mémoire euro­péenne, bien sou­vent, asso­cie l’invasion de la Pologne au seul fait des nazis, ce qui est faux. Sny­der docu­mente et recons­ti­tue les effets du pacte ger­ma­no-sovié­tique sur les deux ver­sants de la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop, ain­si que la tra­gé­die de ceux qui fuirent les Alle­mands pour se retrou­ver dépor­tés par le pou­voir sta­li­nien. Cinq-cent-mille sol­dats sovié­tiques fran­chirent en effet la fron­tière polo­naise le 17 sep­tembre 1939, alors que le pays était déjà à genoux et que de nom­breux Polo­nais pen­saient que l’Armée rouge venait com­battre les Alle­mands. Au lieu de cela, les deux armées firent leur jonc­tion le long d’une ligne de démar­ca­tion dont il avait été secrè­te­ment conve­nu. La curée com­men­ça. Le livre de Sny­der décrit en paral­lèle les opé­ra­tions menées par les occu­pants des deux côtés de la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop, qui abou­tirent à la déca­pi­ta­tion de la socié­té polo­naise par l’assassinat ou la dépor­ta­tion de ses élites : mise en œuvre des Ein­satz­grup­pen aux­quels Hey­drich assi­gna d’abord la mis­sion de « détruire les couches supé­rieures de la socié­té polo­naise » (50.000 morts en dehors des actions de com­bat), assas­si­nat de 22.000 offi­ciers polo­nais par le NKVD (à Katyn, Kali­nine, Khar­kiv, Byki­vian et Kou­ra­pa­ty), dépor­ta­tion de 140.000 Polo­nais vers des « colo­nies de peu­ple­ment » au Kazakhstan.

À l’intérieur de la Pologne occi­den­tale dépe­cée par les nazis, les popu­la­tions sont dépla­cées pour lais­ser la place aux colons alle­mands dans le Reichs­gau War­the­land (région de Poz­nan et Lodz) et y « ren­for­cer la ger­ma­ni­té », notam­ment en dépor­tant tous les Juifs vers les ghet­tos du Gou­ver­ne­ment géné­ral de Var­so­vie et en gazant les patients des hôpi­taux psy­chia­triques, inau­gu­rant une poli­tique dite d’euthanasie des per­sonnes han­di­ca­pées (dénom­mée « Aktion T4 », le siège de l’opération étant situé au n°4 de la Tier­gar­tens­trasse) qui fera ensuite plus de 72.000 vic­times en Alle­magne, pour cause de « vie indigne d’être vécue ». Pen­dant ce temps, les bour­reaux sovié­tiques por­tant « cas­quette de cuir, tablier et gants longs pour se pro­té­ger du sang » com­men­cèrent leur besogne d’abattage des offi­ciers polo­nais dans les forêts russes ou ukrai­niennes. Quant aux réfu­giés juifs ayant fui l’attaque alle­mande pour se jeter dans les bras des forces sovié­tiques, ils furent nom­breux à être dépor­tés en URSS où ils for­mèrent une des com­mu­nau­tés les plus mécon­nues du goulag.

« Au bout du compte, sou­ligne Timo­thy Sny­der, les deux régimes menèrent des poli­tiques très proches, avec des dépor­ta­tions et des exé­cu­tions de masse plus ou moins simul­ta­nées. » À l’initiative d’Erich von dem Bach-Zelews­ki, « com­mis­saire de Himm­ler pour le ren­for­ce­ment de la ger­ma­ni­té en Silé­sie », un camp de concen­tra­tion fut ins­tal­lé sur le site des casernes de l’armée polo­naise près de Cra­co­vie, à Oswie­çim. Les pre­miers déte­nus étaient des pri­son­niers poli­tiques polo­nais de Cra­co­vie, expé­diés le 14 juin 1940. « Ausch­witz devint un camp de tra­vail géant très proche du modèle sovié­tique, même si sa main‑d’œuvre réduite en escla­vage ser­vait les inté­rêts de com­pa­gnies alle­mandes, plu­tôt que le rêve sta­li­nien d’une indus­tria­li­sa­tion pla­ni­fiée », com­mente Sny­der. Envi­ron 200.000 citoyens polo­nais auraient été tués, et un mil­lion dépor­tés par les deux États sovié­tiques et alle­mands au temps de leur alliance, entre sep­tembre 1939 et juin 1941.

Le Mississipi de l’Allemagne

Le 22 juin 1941, moins de deux années après la signa­ture du pacte ger­ma­no-sovié­tique, la rup­ture de celui-ci par l’invasion alle­mande de l’Union sovié­tique ouvrit une troi­sième période de mas­sacres, per­pé­trés qua­si tota­le­ment par les nazis. La vision impé­riale d’Hitler impli­quait notam­ment la conquête des « terres fer­tiles » de l’Ukraine et l’accès aux res­sources pétro­lières du Cau­case9. La poli­tique alle­mande était des­si­née dans le Gene­ral­plan Ost, un pro­jet pha­rao­nique visant à étendre le Reich vers l’Est par le biais d’un Empire de conti­nui­té conti­nen­tale — selon un tro­pisme ancien de Drang nach Osten10, mais éga­le­ment parce que l’accès à l’outre-mer était contrô­lé par la Royal Navy — diri­gé par des « perles » de colo­nies agri­coles alle­mandes, un « nou­vel Eden » selon les pro­pos du Füh­rer. Les villes devaient dès lors être tota­le­ment rasées (notam­ment Lenin­grad, Minsk, Var­so­vie, Kiev et Kar­khiv), les popu­la­tions locales asser­vies, expul­sées ou exter­mi­nées par la faim, les Russes repous­sés au-delà de l’Oural. La solu­tion finale du « pro­blème » juif, qui connut quatre ver­sions dif­fé­rentes avant celle de l’extermination pro­gram­mée, pas­sait dans le scé­na­rio du Gene­ral­plan Ost par l’expulsion des popu­la­tions hors d’un Reich qui aurait été éten­du jusqu’aux confins de l’Asie.

L’histoire ter­ri­fiante qui sui­vit la rup­ture du pacte et de ses pro­to­coles secrets est connue, mais sans doute encore par­tiel­le­ment, étant don­né le cloi­son­ne­ment des his­to­rio­gra­phies que ce livre tente de dépas­ser. Le tra­vail de Timo­thy Sny­der, outre son regard rigou­reux d’historien dou­blé d’une puis­sante capa­ci­té nar­ra­tive incluant l’insertion de nom­breuses des­ti­nées indi­vi­duelles, offre l’intérêt d’accroitre l’intelligibilité de l’opération Bar­ba­ros­sa en la cen­trant à la fois sur les enjeux éco­no­miques des « terres de sang » et le contexte géo­po­li­tique glo­bal. La déme­sure impé­riale et autar­cique de l’Allemagne nazie est aus­si une « éco­no­mie de l’apocalypse », pour reprendre le titre don­né à ce cha­pitre. Dans un rac­cour­ci sai­sis­sant, l’historien sou­ligne le choc des deux ambi­tions impé­riales conti­nen­tales, l’une sur la défen­sive et l’autre à l’offensive, inca­pables d’assoir leurs puis­sances mari­times et aériennes face à la Grande-Bre­tagne, les États-Unis et le Japon. La « nou­velle fron­tière » de l’Allemagne se trouve à l’Est où elle « trai­te­rait les Slaves comme les Nord-Amé­ri­cains avaient trai­té les Indiens11. La Vol­ga, pro­cla­ma-t-il [Hit­ler] un jour, serait le Mis­sis­si­pi de l’Allemagne ».

Trois groupes dis­tincts seront les prin­ci­pales vic­times des mas­sacres de masses liés à l’invasion alle­mande : les popu­la­tions juives des ter­ri­toires occu­pés par les nazis (Pologne orien­tale, Ukraine, Bié­lo­rus­sie, pays Baltes, Rus­sie occi­den­tale), les pri­son­niers de guerre sovié­tiques et les popu­la­tions des grandes villes affa­mées. Le pas­sage d’une solu­tion finale par dépor­ta­tion (région du Lublin, URSS, Mada­gas­car) à l’extermination que nous lui asso­cions désor­mais est, selon Sny­der, inti­me­ment lié à l’échec de l’opération Bar­ba­ros­sa. La colo­ni­sa­tion de l’Ukraine, de la Bié­lo­rus­sie et de la Rus­sie occi­den­tale pré­voyait la des­truc­tion des villes ; la terre, hors colo­nies agri­coles alle­mandes, ren­due à la forêt ; la mort par famine (selon le « Plan de la Faim ») de près de 30 mil­lions des « popu­la­tions sovié­tiques indé­si­rables » par cap­ta­tion des vivres, afin que les habi­tants du Reich et les colons puissent se nour­rir. L’opiniâtreté de la résis­tance sovié­tique — accrue par le trans­fert des troupes de l’Est après Pearl Har­bor et l’acheminement de maté­riel amé­ri­cain — trans­for­ma ce plan mor­ti­fère en mas­sacres déli­bé­rés des popu­la­tions juives et poli­ti­que­ment sus­pectes à l’arrière du front, ain­si que l’affamement des pri­son­niers de guerre et des villes sovié­tiques. Car, selon Sny­der, c’est l’échec de l’invasion alle­mande et son retrait après Sta­lin­grad qui sont les causes prin­ci­pales du judéo­cide et de l’abandon des pri­son­niers de guerre sovié­tiques à la famine der­rière les bar­be­lés des sta­lags.

Solutions finales

L’échec de la « vic­toire éclair » contre Mos­cou inci­ta en effet Göring à ordon­ner aux troupes de « vivre sur le pays », en attri­buant les res­sources ali­men­taires de l’URSS conquise aux sol­dats alle­mands, puis aux Alle­mands d’Allemagne. Les sol­dats sovié­tiques désar­més étaient par­qués dans des camps sans abri ni toi­lettes, sans soins médi­caux ni nour­ri­ture. L’on n’y rele­vait même pas leur nom. L’horreur de leur situa­tion devait inci­ter les sol­dats alle­mands à se battre jusqu’au bout afin d’éviter de subir le même sort dans les camps sovié­tiques. Trois mil­lions périrent de faim, de froid et de mala­die en Ukraine, Bié­lo­rus­sie et Pologne (Gou­ver­ne­ment géné­ral). Par­mi les sol­dats affa­més, cer­tains étaient des sur­vi­vants de la famine ukrai­nienne de 1933. Dans une des syn­thèses quan­ti­ta­tives frap­pantes qui ponc­tuent le livre de Sny­der, celui-ci remarque : « Dans le cou­rant de l’automne de 1941, il mour­rait autant de pri­son­niers sovié­tiques en un jour qu’il devait mou­rir de pri­son­niers bri­tan­niques et amé­ri­cains au cours de toute la Seconde Guerre mon­diale » (sou­li­gné dans le texte). Trois villes furent par ailleurs déli­bé­ré­ment affa­mées : Lenin­grad, Kiev et Kar­khiv. Près d’un mil­lion d’habitants de Lenin­grad y per­dirent la vie, une cen­taine de mil­liers dans les deux villes ukrainiennes.

Le sort des com­mu­nau­tés juives vivant sur les « terres de sang » — déjà expul­sées de Pologne occi­den­tale vers le Gou­ver­ne­ment géné­ral, où elles furent regrou­pées dans les ghet­tos pour être dépor­tées hors du Reich et de ses futures colo­nies orien­tales — devint encore plus effroyable dans le contexte de l’échec mili­taire nazi. Les diverses solu­tions finales par dépor­ta­tion12 s’avérèrent impra­ti­cables et Hit­ler indi­qua, à la fin de 1941, sa volon­té d’une « solu­tion finale immé­diate » par exter­mi­na­tion des popu­la­tions. La recherche d’une cause du fias­co mili­taire gran­dis­sant en invo­quant un « com­plot juif mon­dial » — réunis­sant l’URSS, les États-Unis, la Grande-Bre­tagne et les Juifs sous la coupe des Alle­mands — en fai­sait les boucs émis­saires de la ven­geance et les vic­times du remo­de­lage de l’utopie nazie. Ce que résume l’historien en une phrase lapi­daire : « Une guerre visant à détruire l’Union sovié­tique deve­nait une guerre pour détruire les Juifs ».

Conçus au départ comme auxi­liaires char­gés de sécu­ri­ser les lignes arrière et d’éliminer les enne­mis poli­tiques, les Ein­satz­grup­pen com­men­cèrent à mas­sa­crer les Juifs dans ce que l’on appelle par­fois la « Shoah par balles ». Près de la moi­tié des vic­times du judéo­cide nazi périrent de cette façon, et non dans les camps de concen­tra­tion ou d’extermination. Dans de nom­breux cas, et notam­ment dans les zones qui avaient subi une double occu­pa­tion (sovié­tique, puis nazie), comme les Pays baltes, la Bié­lo­rus­sie et l’Ukraine occi­den­tale, des groupes natio­na­listes locaux par­ti­ci­pèrent aux mas­sacres. La décou­verte des atro­ci­tés sovié­tiques à l’est de la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop ser­vit les SS et par­ti­ci­pa à la « nazi­fi­ca­tion psy­chique » des popu­la­tions non juives. Comme le sou­ligne Sny­der, « Les Alle­mands firent voler en éclat les niveaux de mys­ti­fi­ca­tion, de secret et de dis­si­mu­la­tion qui avaient recou­vert les crimes sovié­tiques des années 1937 – 1938 et 1930 – 1933 » et « furent la seule puis­sance à jamais péné­trer ain­si sur le ter­ri­toire de l’Union sovié­tique, et les seuls à four­nir les preuves directes du meurtre stalinien ».

Alors que la tue­rie des Juifs par balle pre­nait des pro­por­tions indus­trielles en URSS, de nou­velles méthodes furent tes­tées dans la Pologne annexée ou occu­pée fin 1941, à Chelm­no dans le War­the­land et à Bel­zec dans le Gou­ver­ne­ment géné­ral. L’attaque de Pearl Har­bor le 6 décembre 1941, et ses consé­quences stra­té­giques ren­for­ça l’Armée rouge, accé­lé­ra le recul alle­mand et trans­for­ma les Juifs en « agres­seurs » dans le cadre d’un pré­ten­du « com­plot ten­ta­cu­laire » contre l’Allemagne nazie. Leur éli­mi­na­tion était la seule vic­toire nazie pos­sible. La « réins­tal­la­tion à l’Est » des popu­la­tions juives deve­nait dès lors syno­nyme de meurtre de masse. Les exé­cu­tions par balle conti­nuèrent à l’est de la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop, alors que l’extermination se ferait par gazage à l’ouest. Sur les 5.400.000 Juifs qui mou­rurent sous l’occupation alle­mande, écrit Sny­der, « près de la moi­tié furent assas­si­nés à l’est de la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop, habi­tuel­le­ment par balles, par­fois par gaz. Les autres périrent à l’ouest de cette même ligne, géné­ra­le­ment par le gaz, par­fois par balles ». Les six usines de la mort (Ausch­witz, Tre­blin­ka, Sobi­bor, Maj­da­nek, Chelm­no et Bel­zec) furent toutes ins­tal­lées en Pologne, à l’ouest de la ligne négo­ciée en aout 1939.

Varsovie

Un cha­pitre emblé­ma­tique, titré « Résis­tance et inci­né­ra­tion », est consa­cré à la capi­tale polo­naise dont le des­tin tra­gique incarne l’étau guer­rier et les dilemmes moraux dans les­quels furent prises les popu­la­tions vivant dans les « terres de sang ». Au milieu de 1944, l’Armée rouge se rap­pro­chait de la capi­tale polo­naise, dans la fou­lée de l’opération Bagra­tion qui avait enfon­cé la Wehr­macht, fran­chi la ligne Molo­tov-Rib­ben­trop et libé­ré les camps de Maj­da­nek et de Tre­blin­ka (Vas­si­li Gross­man en sera témoin). En retra­çant l’histoire des sou­lè­ve­ments de Var­so­vie (« le centre de la résis­tance urbaine au régime nazi dans l’Europe occu­pée »), Sny­der sou­ligne la dif­fé­rence de per­cep­tion entre les popu­la­tions juives et non juives à l’égard des nazis et des Sovié­tiques. « Pour les Polo­nais non juifs de Var­so­vie, enga­gés dans la résis­tance contre l’occupant alle­mand, l’opération Bagra­tion augu­rait de l’arrivée d’un allié très dou­teux. » Mais « les sur­vi­vants juifs polo­nais avaient toutes les rai­sons de pré­fé­rer les Sovié­tiques aux Alle­mands et de voir dans les sol­dats de l’Armée rouge des libérateurs ».

Comme nous le savons, deux sou­lè­ve­ments suc­ces­sifs et dis­tincts eurent lieu : celui du ghet­to juif en avril 1943 et celui de l’Armée inté­rieure polo­naise en aout 1944. Ces sou­lè­ve­ments étaient asso­ciés à une résis­tance qui avait com­men­cé dès 1939 dans les deux com­mu­nau­tés, avec des ten­sions plus ou moins impor­tantes entre fac­tions poli­tiques. Du côté polo­nais, l’Armée inté­rieure était le pen­dant des forces polo­naises qui se bat­taient aux côtés des Alliés occi­den­taux et lut­tait pour la res­tau­ra­tion du pays dans ses fron­tières d’avant-guerre ; l’Armée popu­laire était, quant à elle, liée à l’URSS et au NKVD ; les Forces armées natio­nales, enfin, consi­dé­raient que l’URSS était un plus grand enne­mi que les nazis. Du côté juif, les sur­vi­vants du ghet­to qui n’avaient pas fui vers la zone sovié­tique (d’où nombre d’entre eux avaient été dépor­tés vers le Kaza­khs­tan) et avaient échap­pé à la « Grande Action » (opé­ra­tion de dépor­ta­tions par rafles en 1942) com­men­cèrent à orga­ni­ser la résis­tance. Celle-ci était aus­si cli­vée sui­vant des lignes de par­tage poli­tiques : Union mili­taire juive (sio­nistes) et Orga­ni­sa­tion juive de com­bat (par­tis du centre et de gauche, dont des com­mu­nistes). L’Armée inté­rieure polo­naise se méfiait de l’Organisation juive de com­bat, mais lui livra cepen­dant des armes.

On ne retra­ce­ra pas ici l’histoire des deux insur­rec­tions héroïques et tra­giques, durant les­quelles les com­bat­tants furent aban­don­nés à leur soli­tude par leurs alliés res­pec­tifs, sépa­rés de sur­croit les uns des autres — des fêtes de quar­tier eurent lieu du côté polo­nais pen­dant l’insurrection du ghet­to juif, rap­porte Sny­der en citant Milosz — dans des zones de com­bat dévo­rées par les flammes et réduites en cendres. Les alliés occi­den­taux, pour­tant infor­més du judéo­cide et de l’insurrection du ghet­to, notam­ment par Jan Kars­ki de l’Armée inté­rieure polo­naise, ne firent rien. Une année plus tard, les troupes sovié­tiques s’arrêtèrent au bord de la Vis­tule et lais­sèrent le sou­lè­ve­ment de l’Armée inté­rieure être écra­sé par les forces alle­mandes sous le com­man­de­ment de Erich von dem Bach-Zelews­ki, fon­da­teur du camp d’Auschwitz. La pro­pa­gande sovié­tique avait encou­ra­gé le sou­lè­ve­ment et pro­mis de l’aide. La ville se sou­le­va, mais l’aide ne vint pas. Le com­man­do spé­cial SS Dir­le­wan­ger, « la plus sinistre uni­té de Waf­fen-SS de la Bié­lo­rus­sie », écrit Sny­der, fut le noyau dur d’un groupe de com­bat qui reçut l’ordre de tuer tous les com­bat­tants, tous les non-com­bat­tants et de raser la ville. Qua­rante-mille civils furent exé­cu­tés en deux jours. Quant à Chur­chill et Roo­se­velt, ils invi­tèrent les auto­ri­tés polo­naises à céder sur tout : la moi­tié orien­tale du pays irait à l’URSS et la ver­sion sovié­tique des mas­sacres de Katyn ne devait pas être contes­tée. Quand les ruines de Var­so­vie furent prises par l’Armée rouge, le camp de concen­tra­tion construit à la place du ghet­to juif était encore debout. Le NKVD s’en empa­ra. Des sol­dats sur­vi­vants de l’Armée inté­rieure polo­naise y furent inter­ro­gés et cer­tains exécutés.

Épilogues et enseignements

Le livre de Sny­der aborde encore deux périodes avant la mort de Sta­line en 1953 : les net­toyages eth­niques per­pé­trés par les Sovié­tiques sur les « terres de sang » et la mon­tée de l’antisémitisme sta­li­nien. La tota­li­té des ter­ri­toires concer­nés par son livre sont désor­mais sous le contrôle de l’URSS, ce qui ne sera pas sans effet sur la mécon­nais­sance que nous avons des mas­sacres qui s’y sont dérou­lés. Fait peu connu en Europe occi­den­tale où le « net­toyage eth­nique » est sys­té­ma­ti­que­ment asso­cié au natio­na­lisme de droite, les plus grandes opé­ra­tions d’homogénéisation natio­nale par la contrainte sont le fait de l’Union sovié­tique après la guerre (avec la béné­dic­tion de Chur­chill pour la Pologne net­toyée des Alle­mands par un « bon coup de balai »). Des popu­la­tions entières de « mino­ri­tés natio­nales » sont expul­sées du pays où elles vivent depuis des géné­ra­tions ; ceci dans un mou­ve­ment de trans­la­tion vers l’Ouest au pro­fit de l’URSS et de sécu­ri­sa­tion de ses fron­tières sen­sibles. Expul­sés notam­ment de Pologne, d’Ukraine occi­den­tale et d’autres pays d’Europe sous tutelle sovié­tique (sans oublier les Tchét­chènes et les Tatars de Cri­mée): des mil­lions d’Allemands vivant en Pologne, des Polo­nais éta­blis en Ukraine orien­tale, des Ukrai­niens en Pologne… Nom­breux sont ceux qui mou­rurent lors des « trans­ports ». La « puri­fi­ca­tion eth­nique » tou­cha pas moins de douze mil­lions d’Allemands éta­blis à l’Est et Orwell fut un des rares à protester.

La nation russe sous habillage sovié­tique devait appa­raitre comme l’artisan héroïque de la « Grande guerre patrio­tique », même si la majo­ri­té des vic­times étaient des Juifs, des Polo­nais, des Ukrai­niens et des Bié­lo­russes. Tout ce qui venait contre­dire le « mythe sovié­tique » deve­nait sus­pect, et notam­ment la tra­gé­die juive. Jda­nov expo­sa la ligne offi­cielle en Pologne en 1947 : le monde était divi­sé en deux camps, pro­gres­siste et réac­tion­naire. Le pre­mier camp était « natu­rel­le­ment » diri­gé par l’Union sovié­tique, le second par les États-Unis dont les tares capi­ta­listes avaient atteint leur apo­gée dans l’Allemagne nazie. Les diri­geants juifs com­mu­nistes de la Pologne, comme Jakub Ber­man qui fai­sait par­tie de la troï­ka suc­cé­dant à Gomul­ka et avait per­du une par­tie de sa famille à Tre­blin­ka, se trou­vèrent dès lors obli­gés de nier le judéo­cide nazi. Comme l’écrit Sny­der : « Rap­pe­ler la mort des siens dans la chambre à gaz n’était que pur sen­ti­men­ta­lisme bour­geois. Un com­mu­niste accom­pli devait regar­der devant, comme Ber­man, voir ce que le moment exi­geait de la véri­té, et agir en consé­quence, avec déter­mi­na­tion. La Seconde Guerre mon­diale, comme la guerre froide, était une lutte des forces pro­gres­sistes contre les forces réac­tion­naires, et voi­là tout. » Une des causes de l’antisémitisme sta­li­nien trouve sa source dans le recen­trage natio­nal-russe, qui avait déjà com­men­cé lors de la Grande Ter­reur, et le récit offi­ciel de la guerre que venait contre­dire la mémoire juive. Les témoi­gnages ras­sem­blés par Ehren­bourg et Gross­man dans Le livre noir13, qui attes­taient de la « Shoah par balles » dans les ter­ri­toires sovié­tiques, fut inter­dit par Sta­line, le Comi­té anti­fas­ciste juif qui en avait pris l’initiative fut dis­sout et son pré­sident Solo­mon Mikhoels assas­si­né à Minsk.

Les ensei­gne­ments prin­ci­paux de ce livre volu­mi­neux — sans doute essen­tiel pour notre connais­sance de l’histoire et du contexte géo­po­li­tique, idéo­lo­gique et éco­no­mique des mas­sacres de masse en Europe au milieu du XXe siècle, et cela par-delà les cloi­son­ne­ments his­to­rio­gra­phiques — découlent du dépla­ce­ment à l’Est et du cen­trage ter­ri­to­rial opé­ré par Sny­der. Dépla­ce­ment ren­du indis­pen­sable par la main­mise sur les traces et l’habillage sovié­tique des mas­sacres, opé­rés jusqu’à la fin du com­mu­nisme sur les « terres de sang », mais qui ont été redé­cou­verts (au double sens du mot) depuis lors14. Notre vision occi­den­tale des exter­mi­na­tions per­pé­trées par les deux régimes tota­li­taires s’en trouve bou­le­ver­sée. D’abord celle du judéo­cide dont la foca­li­sa­tion sym­bo­lique sur Ausch­witz « exclut ceux qui se trou­vèrent au centre de l’évènement his­to­rique », comme le sou­li­gnait Timo­thy Sny­der dans sa confé­rence de 2009 à Vil­nius15. Ensuite, même l’image recen­trée du judéo­cide « donne une idée inac­cep­table, tant elle est incom­plète, de l’ampleur de la poli­tique alle­mande de mas­sacres en Europe » (ibi­dem). Elle ne tient en effet pas compte des mil­lions de pri­son­niers de guerre et des civils sovié­tiques affa­més volon­tai­re­ment, tout comme elle obli­tère les pro­jets du Gene­ral­plan Ost et du Plan de la faim. Enfin, last but not least, cette vision omet les exter­mi­na­tions sovié­tiques lors de la famine de 1933, de la Grande Ter­reur, de l’invasion de la Pologne et des Pays baltes.

Ter­ri­toires des « terres de sang », selon Snyder
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Source : Welt am Sonn­tag, 25 juillet 2011. Europe avant l’Anschluss de 1938

  1. Terres de sang. L’Europe entre Hit­ler et Sta­line, de Timo­thy Sny­der, tra­duit de l’anglais par Pierre-Emma­nuel Dau­zat, Gal­li­mard, 2012 (titre ori­gi­nal : Bloo­dlands : Europe Bet­ween Hit­ler and Sta­lin, Basic Books, 2010). Timo­thy Sny­der est his­to­rien et enseigne à l’université de Yale. De nom­breuses recen­sions du livre sont mises en ligne sur le site de l’université : www.yale.edu/history/faculty/snyder-book-reviews.html
  2. « J’aurais vou­lu citer tous les noms un par un, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien », dans Requiem.
  3. Ceux qui ont effec­ti­ve­ment eu lieu. L’auteur rap­pelle que le « Plan de la Faim » et le Gene­ral­plan Ost des nazis envi­sa­geaient l’extermination de dizaines de mil­lions de Slaves une fois la conquête achevée.
  4. « Il n’y avait rien de par­ti­cu­liè­re­ment moderne dans le gazage, écrit Sny­der. À Ausch­witz, envi­ron un mil­lion de Juifs furent asphyxiés à l’acide cyan­hy­drique, com­po­sé chi­mique iso­lé au XVIIIe siècle. Les quelque 1,6 mil­lion de Juifs tués à Tre­blin­ka, Chelm­no, Bel­zec et Sobi­bor furent asphyxiés au monoxyde de car­bone, dont les Grecs anciens eux-mêmes savaient la léta­li­té » (p. 39). Voir aus­si Sny­der, La réa­li­té igno­rée de l’extermination des Juifs, www.eurozine.com/articles/2010 – 02-18-snyder-fr.html (confé­rence pro­non­cée à Vil­nius en mai 2009).
  5. On ne peut que recom­man­der la lec­ture du der­nier livre écrit par Vas­si­li Gross­man (l’un des grands témoins convo­qué tout au long du livre de Sny­der, de la famine de 1933 à la mort de Sta­line), Tout passe, décri­vant la dékou­la­ki­sa­tion et la famine à tra­vers le témoi­gnage d’une acti­viste sta­li­nienne. Ache­vé en 1963, le manus­crit sera sai­si par le KGB, mais une copie par­vien­dra à l’Ouest où le récit sera publié vingt années plus tard.
  6. Les évo­lu­tions des pro­jets de conquêtes japo­nais, hési­tant entre une expan­sion vers le Sud ou vers le Nord, sont un des fils rouges géo­po­li­tiques du livre. L’URSS de Sta­line avait une fron­tière com­mune avec le Japon (Sakha­line, les iles Kou­riles) et son satel­lite du Mand­chou­kouo (Mand­chou­rie). Ce n’est qu’après l’attaque de Pearl Har­bour que Sta­line pu déga­ger son front orien­tal et fina­le­ment battre les nazis à Stalingrad.
  7. Sur Gareth Jones et la famine de 1933, voir notam­ment le film ukrai­nien Les sur­vi­vants (« Zhy­vi ») de Serhiy Bukovs­kyi, Lys­to­pad Film stu­dio, Ukraine 2008, évo­qué dans « Une Ville entre chien et loup » (Ber­nard De Backer, La Revue nou­velle, mars 2011). Le jour­na­liste sera mys­té­rieu­se­ment assas­si­né en Mand­chou­rie en 1935.
  8. Voir notam­ment Halik Kochans­ki, The Eagle Unbo­wed. Poland and Poles in the Second World War, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2012. Sou­ve­nons-nous de la grande dis­cré­tion qui accom­pa­gna la sor­tie du film Katyn (dont la pre­mière polo­naise eut lieu sym­bo­li­que­ment le 17 sep­tembre 2007) du cinéaste Andr­zej Waj­da (le père du cinéaste fut un des offi­ciers polo­nais exé­cu­tés à Katyn). Un film qui, à notre connais­sance, ne fut pas pro­je­té dans les salles belges, très peu en France (et seule­ment deux ans après sa sor­tie). Il débute par une scène, datée du 17 sep­tembre 1939, où des civils polo­nais se retrouvent sur un pont, pris en tenaille entre l’armée alle­mande et l’armée sovié­tique. Le dvd contient un témoi­gnage de Joseph Czaps­ki, un des sur­vi­vants de Katyn.
  9. L’offensive méri­dio­nale est racon­tée par Jona­than Lit­tell dans Les Bien­veillantes, par le tru­che­ment du récit de Maxi­mi­lien Aue qui accom­pagne la Wehr­macht à tra­vers l’Ukraine vers la Cri­mée et le Caucase.
  10. Mou­ve­ment mul­ti­sé­cu­laire qui aurait été inau­gu­ré par Fré­dé­ric II de Hohens­tau­fen au XIIIe siècle et qui s’est incar­né dans de mul­tiples colo­nies ger­ma­niques à l’Est : Pays baltes, Tran­syl­va­nie, Bohème, Pologne, région de la Vol­ga en Rus­sie… Le mythe de l’Empereur a été éten­du à son grand-père, Fré­dé­ric Ier de Hohens­tau­fen, dit Fré­dé­ric Bar­be­rousse, qui don­na son nom à l’invasion allemande.
  11. Voir, par­mi tant d’autres, le récit de la traque des der­niers amé­rin­diens de Cali­for­nie par des groupes de tueurs blancs, qui offrent quelques paren­tés loin­taines avec les Ein­satz­grup­pen, dans Theo­do­ra Kroe­ber, Ishi. Tes­ta­ment du der­nier Indien sau­vage de l’Amérique du Nord, Plon, coll. « Terre humaine », 1968 (en par­ti­cu­lier le cha­pitre IV, « Les aspects d’une extermination »).
  12. Il s’agit du plan de Lublin de 1939 (trop près et trop com­pli­qué), du plan sovié­tique de 1940 (refus de Sta­line), du plan Mada­gas­car d’aout 1940 (impos­si­bi­li­té mari­time) et du plan coer­ci­tif sovié­tique de 1941 (échec de l’opération Bar­ba­ros­sa). L’exécution des Juifs est donc la cin­quième ver­sion de la Solu­tion finale selon Snyder.
  13. Paru en tra­duc­tion fran­çaise sous le titre Le livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941 – 1945). Le livre ne fut repu­blié dans sa ver­sion com­plète qu’en 1993 à Vil­nius. Une pre­mière édi­tion avait été édi­tée aux États-Unis en 1946 (l’impulsion de départ avait été don­née par Albert Einstein).
  14. Une bonne illus­tra­tion de cet effet de mas­quage est la mise en évi­dence de la « Shoah par balles » en Ukraine par les tra­vaux du père Des­bois, pré­sen­tée comme une décou­verte par les médias fran­çais, alors que ces mas­sacres avaient été docu­men­tés par Ehren­bourg et Gross­man dans Le livre noir de 1946.
  15. Le texte, La réa­li­té igno­rée de l’extermination des Juifs, a été cité plus haut. Comme signa­lé, le lec­teur peut y accé­der en ligne sur Eurozine

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur