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Témoigner du réel

Numéro 8 - 2019 - réalité témoignages par Renaud Maes Paola Stévenne

décembre 2019

Le cours de la réa­li­té, pris dans le tor­rent des fake news, est tom­bé plus bas que zéro. Pour­tant, nous la par­lons, à la recherche de sens, d’une prise. Il ne s’agit pas de défendre la ratio­na­li­té « face aux ténèbres », le dévoi­le­ment de ce qui serait « la véri­té ». Cela anni­hile le réel. Il ne s’agit pas d’opposer des […]

Dossier

Le cours de la réa­li­té, pris dans le tor­rent des fake news, est tom­bé plus bas que zéro. Pour­tant, nous la par­lons, à la recherche de sens, d’une prise.

Il ne s’agit pas de défendre la ratio­na­li­té « face aux ténèbres », le dévoi­le­ment de ce qui serait « la véri­té ». Cela anni­hile le réel.

Il ne s’agit pas d’opposer des régimes de croyance, bran­dir des éten­dards, mener une énième croi­sade contre les dis­cours popu­listes de droite. Cela mène à l’échec.

Il ne s’agit pas de nous rac­cro­cher à des pra­tiques de réfé­rence : la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique, l’éthique de la recherche, la fidé­li­té à la parole… Cela ne délivre de rien.

Il s’agit juste de cher­cher com­ment faire pour ces­ser de son­ner creux.

C’est pour­quoi nous avons choi­si de faire émer­ger ici des pra­tiques sans cesse ques­tion­nables, sans cesse réin­ven­tées. Des pra­tiques vivantes, ancrées dans la réa­li­té qu’elles sondent. Pas le « cou­rage de la véri­té » réfu­gié der­rière la « neu­tra­li­té objec­tive » des faits ; des paroles depuis la réa­li­té, engagées.

Dans une note sur Le Men­songe de Jan­ké­lé­vitch, le phi­lo­sophe lou­va­niste Alphonse De Wael­hens sug­gère que la conscience s’oppose for­cé­ment au réel : «[…] si la conscience est liée au réel, elle n’est point liée à l’exprimer tel qu’il est. Témoin par des­ti­na­tion, elle n’est point miroir par nature. Elle ne sau­rait témoi­gner du réel sans inten­tion et, par cette inten­tion, elle s’en libère, pour le bien ou pour le mal1. » Dans la ques­tion du témoi­gnage et de la docu­men­ta­tion du réel, l’intention serait donc cen­trale. Fina­le­ment, plus que la capa­ci­té à retrans­crire des bribes de réa­li­té, c’est « ce qu’il s’agit d’en faire » qui néces­site exa­men. Cela semble d’autant plus évident que chaque mise en lumière pro­jette simul­ta­né­ment une ombre : du choix du cadrage d’une pho­to à celui de « la phrase » qu’on retrans­crit dans un article, tout ce qui « sort du cadre » est ®envoyé dans l’obscurité.

L’objectif de ce dos­sier est donc de ques­tion­ner les « bri­co­lages » per­met­tant de grap­piller « du réel » et d’assembler ces mor­ceaux pour en faire quelque chose qui « prenne sens ». D’interroger en pro­fon­deur, et sans inno­cence, les enjeux dont sont por­teuses des démarches qui, si elles s’inscrivent dans des dis­ci­plines très dif­fé­rentes, ont en com­mun de ten­ter de « docu­men­ter le réel » et, ce fai­sant, de construire des points de vue sur nos réalités.

Guiller­mo Koz­lows­ki ouvre le bal en par­tant du rap­port du cinéaste sovié­tique d’avant-garde Dzi­ga Ver­tov à la machine, en l’occurrence la camé­ra. Dans un mani­feste célèbre publié dans LEF, la revue des futu­ristes sovié­tiques, Ver­tov défend son ciné-œil (Kino­glaz) en oppo­si­tion au ciné-drame (Kino­dra­ma). À le suivre, la camé­ra peut per­mettre un accès par­ti­cu­lier, plus direct, au réel pour peu que l’homme devienne le « pro­lon­ge­ment » de la machine. Par­tant de la démarche ciné­ma­to­gra­phique de Ver­tov, Koz­lows­ki pro­pose quelques pistes pour pen­ser le réel dans un « monde numé­rique qui tend à tout inté­grer », où les machines algo­rith­miques qui semblent accé­der au réel en trai­tant des bases de don­nées gigan­tesques défont en per­ma­nence les images.

Lau­rence Rosier enchaine en se concen­trant sur la lit­té­ra­ture de deuil, véri­table conti­nent lit­té­raire, sou­vent igno­ré des sciences sociales et du lan­gage. À par­tir des ouvrages trai­tant du drame vécu de la mort d’un enfant, c’est la ques­tion de notre capa­ci­té à don­ner un sens à l’expérience qu’elle pose. La ques­tion de l’inadéquation de la langue pour expri­mer ce qui sub­merge, ce qui blesse à jamais, ouvre une brèche fon­da­men­tale dans l’idée même que l’on puisse trans­mettre une expé­rience brute.

Cette ques­tion hante l’article de Pablo Alon­so Peña qui, d’emblée, sug­gère que le réel ne soit jamais attei­gnable par les sciences sociales et humaines. Par­tant du constat que, dans ces dis­ci­plines, créer un objet scien­ti­fique implique de trans­for­mer le réel du social, il se pro­pose d’ouvrir une sorte d’atelier de « bri­co­lage » épis­té­mo­lo­gique, de com­bi­ner et d’hybrider les méthodes pour ten­ter de don­ner un sens à la démarche scientifique.

Renaud Maes par­tage l’angoisse métho­do­lo­gique d’Alonso Peña et choi­sit pour l’aborder de dis­cu­ter d’une méthode « clas­sique des clas­siques » des méthodes en sciences sociales et humaines et en jour­na­lisme : l’entretien. À cha­cune des étapes du recueil de la parole jusqu’à l’écriture d’un article, il liste quelques enjeux qui impliquent pour tout qui tra­vaille du dis­cours de renon­cer à son inno­cence et à pen­ser avec les témoins à ce « qu’ils font dire » au dis­cours. Bref, à « tra­hir le dis­cours pour lui être fidèle ».

L’anthropologue David Ber­li­ner pro­longe cette réflexion du rôle des témoins et du cher­cheur en dis­cu­tant de la par­ti­ci­pa­tion dans un entre­tien qu’il a accor­dé à La Revue nou­velle. Pour lui, la par­ti­ci­pa­tion dépasse le simple cadre du « vécu » com­mun, « elle met en jeu la capa­ci­té à ima­gi­ner quelque chose, un état expé­rien­tiel “autre” que l’on pour­rait ten­ter de vivre ». Et ce fai­sant, elle rend visible notre capa­ci­té à jouer sur des dis­po­si­tifs de com­po­si­tion iden­ti­taire. Parce qu’elle inter­roge cette mul­ti­pli­ci­té iden­ti­taire, elle se charge dès lors d’une dimen­sion extrê­me­ment politique.

Cette dimen­sion poli­tique est au cœur du tra­vail de l’actrice et autrice Raphaëlle Bru­neau. Pour La Revue nou­velle, elle revient le temps d’un entre­tien sur la genèse de Qui est blanc dans cette his­toire ?, son seul en scène. Son dis­po­si­tif uti­lise deux per­son­nages réels et un per­son­nage de fic­tion : une femme blanche d’aujourd’hui, mère de trois enfants métis, et un mis­sion­naire par­ti au Congo à la fin du XIXe siècle, d’un côté, et une jeune congo­laise confron­tée au mis­sion­naire, de l’autre. La pré­sence de ce per­son­nage fic­tif pose évi­dem­ment ques­tion : ne déna­ture-t-il pas « le réel » trans­mis par l’actrice ? À contra­rio, Bru­neau sou­ligne l’importance de ce per­son­nage fic­tif pour rendre toute la vio­lence du réel et évi­ter la séduc­tion des « bonnes inten­tions » d’un idéo­logue. Cette même vio­lence qui reste trop sou­vent euphé­mi­sée, volon­tai­re­ment oubliée, dans notre façon de voir la colonisation…

Pao­la Sté­venne conclut le dos­sier en reve­nant sur la vague de témoi­gnages mar­qués par le mot-dièse #MeToo. Elle note que ce mou­ve­ment se fonde sur une accu­mu­la­tion de « témoi­gnages du réel » et que, par son ampleur, il a fina­le­ment inter­ro­gé avec force notre rap­port à la réa­li­té. Bien sûr, nous savions. Pour­tant, #MeToo pro­voque un bou­le­ver­se­ment : il ne nous est plus pos­sible d’ignorer. Ce sont tant nos rap­ports sociaux que nos rap­ports intimes qui se trouvent en crise. De cette crise sur­git la pos­si­bi­li­té d’un dépas­se­ment, de l’invention d’une autre manière d’être au monde qui ren­drait #MeToo obso­lète. Or, peut-être, est-ce là ce qui fait le sens de la démarche de docu­men­ta­tion du réel : éveiller des ima­gi­naires qui portent en eux la pos­si­bi­li­té d’une trans­for­ma­tion de nos réalités ?

Ce dos­sier n’apporte, c’est évident, aucune réponse défi­ni­tive. Il est une invi­ta­tion à ouvrir des pistes pour le déve­lop­pe­ment d’espaces hors des fron­tières dis­ci­pli­naires et ins­ti­tu­tion­nelles, qui séparent « artistes » et « scien­ti­fiques », « autrices·teurs » et « chercheur·e·s ». Le défi est urgent, à l’heure où résonnent des échos de l’appel fas­ciste « mort à l’intellectualité » et où l’oblitération du réel devient un pro­jet poli­tique, du Bré­sil à la Pologne en pas­sant par les États-Unis, le Japon ou la Rus­sie. Et, tout près de nous, chez nous, au sein d’un accord de gou­ver­ne­ment pour la Com­mu­nau­té flamande.

Ces espaces seraient autant d’ateliers où « bidouiller ensemble » des approches construites en met­tant nos outils, nos démarches, nos épis­té­mo­lo­gies…, mais aus­si nos doutes, nos angoisses et nos sen­si­bi­li­tés en dia­logue. Bref, des ate­liers de bri­co­lage intel­lec­tuel et de pen­sée col­lec­tive pour pro­duire du sens, une langue depuis la réa­li­té plu­tôt qu’un dis­cours sur le réel.

  1. De Wael­hens A., « Vla­di­mir Jan­ké­lé­vitch, Le Men­songe », Revue phi­lo­so­phique de Lou­vain, 44(4), 1946, p. 580 – 581.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Paola Stévenne


Auteur

Paola Stévenne a étudié la philosophie à l’ULB et la réalisation à l’INSAS (1998). Témoigner du monde qui l’entoure, questionner l’humain, la passionnent mais, ce qui l’obsède c’est la présence ou l’absence d’imaginaire. Thématique qu’elle explore dans ses œuvres de documentaire et de fiction comme dans la vie en travaillant sans relâche à ce qui renforce et multiplie notre capacité à inventer. Parmi ces œuvres : Je me souviens de la salle de bain avec Sarah Masson (BD), La princesse de cristal (livre cd), Terres de confusion (film), Bboys/Fly girl (film), Le modélisateur et Description d’une image avec Guillermo Kozlowski (radio), La mort de l’Ogre, Petite leçon d’économie avec Serge Latouche, François Maspero ou ce désir acharné d’espérance avec Sylvie De Roeck (radio), Je suis la baleine, V pour variation, La chambre des filles, La princesse de cristal, Un métier de Nanti (étude) avec Renaud Maes, Est-ce ainsi que les hommes vivent? (Lola, casting, le regard d’Anna), El Newen, Ce qui se passe là-bas, … Parallèlement à son travail d’autrice, Paola Stévenne ne cesse de transmettre et d’interroger sa pratique à travers des master class, des accompagnements de projets et dans des cours et ateliers qui donnent lieu à des films collectifs et des textes pour le théâtre. Elle a également été présidente du comité belge de la scam*, membre fondateur de l’Asar, membre de EFDF et, élue femme de l’année par les Grenades avec quarante-neuf autres femmes qui ont marqué, par leur action ou leur art, l’année 2019.