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Témoigner du réel
Le cours de la réalité, pris dans le torrent des fake news, est tombé plus bas que zéro. Pourtant, nous la parlons, à la recherche de sens, d’une prise. Il ne s’agit pas de défendre la rationalité « face aux ténèbres », le dévoilement de ce qui serait « la vérité ». Cela annihile le réel. Il ne s’agit pas d’opposer des […]
Le cours de la réalité, pris dans le torrent des fake news, est tombé plus bas que zéro. Pourtant, nous la parlons, à la recherche de sens, d’une prise.
Il ne s’agit pas de défendre la rationalité « face aux ténèbres », le dévoilement de ce qui serait « la vérité ». Cela annihile le réel.
Il ne s’agit pas d’opposer des régimes de croyance, brandir des étendards, mener une énième croisade contre les discours populistes de droite. Cela mène à l’échec.
Il ne s’agit pas de nous raccrocher à des pratiques de référence : la déontologie journalistique, l’éthique de la recherche, la fidélité à la parole… Cela ne délivre de rien.
Il s’agit juste de chercher comment faire pour cesser de sonner creux.
C’est pourquoi nous avons choisi de faire émerger ici des pratiques sans cesse questionnables, sans cesse réinventées. Des pratiques vivantes, ancrées dans la réalité qu’elles sondent. Pas le « courage de la vérité » réfugié derrière la « neutralité objective » des faits ; des paroles depuis la réalité, engagées.
Dans une note sur Le Mensonge de Jankélévitch, le philosophe louvaniste Alphonse De Waelhens suggère que la conscience s’oppose forcément au réel : «[…] si la conscience est liée au réel, elle n’est point liée à l’exprimer tel qu’il est. Témoin par destination, elle n’est point miroir par nature. Elle ne saurait témoigner du réel sans intention et, par cette intention, elle s’en libère, pour le bien ou pour le mal1. » Dans la question du témoignage et de la documentation du réel, l’intention serait donc centrale. Finalement, plus que la capacité à retranscrire des bribes de réalité, c’est « ce qu’il s’agit d’en faire » qui nécessite examen. Cela semble d’autant plus évident que chaque mise en lumière projette simultanément une ombre : du choix du cadrage d’une photo à celui de « la phrase » qu’on retranscrit dans un article, tout ce qui « sort du cadre » est ®envoyé dans l’obscurité.
L’objectif de ce dossier est donc de questionner les « bricolages » permettant de grappiller « du réel » et d’assembler ces morceaux pour en faire quelque chose qui « prenne sens ». D’interroger en profondeur, et sans innocence, les enjeux dont sont porteuses des démarches qui, si elles s’inscrivent dans des disciplines très différentes, ont en commun de tenter de « documenter le réel » et, ce faisant, de construire des points de vue sur nos réalités.
Guillermo Kozlowski ouvre le bal en partant du rapport du cinéaste soviétique d’avant-garde Dziga Vertov à la machine, en l’occurrence la caméra. Dans un manifeste célèbre publié dans LEF, la revue des futuristes soviétiques, Vertov défend son ciné-œil (Kinoglaz) en opposition au ciné-drame (Kinodrama). À le suivre, la caméra peut permettre un accès particulier, plus direct, au réel pour peu que l’homme devienne le « prolongement » de la machine. Partant de la démarche cinématographique de Vertov, Kozlowski propose quelques pistes pour penser le réel dans un « monde numérique qui tend à tout intégrer », où les machines algorithmiques qui semblent accéder au réel en traitant des bases de données gigantesques défont en permanence les images.
Laurence Rosier enchaine en se concentrant sur la littérature de deuil, véritable continent littéraire, souvent ignoré des sciences sociales et du langage. À partir des ouvrages traitant du drame vécu de la mort d’un enfant, c’est la question de notre capacité à donner un sens à l’expérience qu’elle pose. La question de l’inadéquation de la langue pour exprimer ce qui submerge, ce qui blesse à jamais, ouvre une brèche fondamentale dans l’idée même que l’on puisse transmettre une expérience brute.
Cette question hante l’article de Pablo Alonso Peña qui, d’emblée, suggère que le réel ne soit jamais atteignable par les sciences sociales et humaines. Partant du constat que, dans ces disciplines, créer un objet scientifique implique de transformer le réel du social, il se propose d’ouvrir une sorte d’atelier de « bricolage » épistémologique, de combiner et d’hybrider les méthodes pour tenter de donner un sens à la démarche scientifique.
Renaud Maes partage l’angoisse méthodologique d’Alonso Peña et choisit pour l’aborder de discuter d’une méthode « classique des classiques » des méthodes en sciences sociales et humaines et en journalisme : l’entretien. À chacune des étapes du recueil de la parole jusqu’à l’écriture d’un article, il liste quelques enjeux qui impliquent pour tout qui travaille du discours de renoncer à son innocence et à penser avec les témoins à ce « qu’ils font dire » au discours. Bref, à « trahir le discours pour lui être fidèle ».
L’anthropologue David Berliner prolonge cette réflexion du rôle des témoins et du chercheur en discutant de la participation dans un entretien qu’il a accordé à La Revue nouvelle. Pour lui, la participation dépasse le simple cadre du « vécu » commun, « elle met en jeu la capacité à imaginer quelque chose, un état expérientiel “autre” que l’on pourrait tenter de vivre ». Et ce faisant, elle rend visible notre capacité à jouer sur des dispositifs de composition identitaire. Parce qu’elle interroge cette multiplicité identitaire, elle se charge dès lors d’une dimension extrêmement politique.
Cette dimension politique est au cœur du travail de l’actrice et autrice Raphaëlle Bruneau. Pour La Revue nouvelle, elle revient le temps d’un entretien sur la genèse de Qui est blanc dans cette histoire ?, son seul en scène. Son dispositif utilise deux personnages réels et un personnage de fiction : une femme blanche d’aujourd’hui, mère de trois enfants métis, et un missionnaire parti au Congo à la fin du XIXe siècle, d’un côté, et une jeune congolaise confrontée au missionnaire, de l’autre. La présence de ce personnage fictif pose évidemment question : ne dénature-t-il pas « le réel » transmis par l’actrice ? À contrario, Bruneau souligne l’importance de ce personnage fictif pour rendre toute la violence du réel et éviter la séduction des « bonnes intentions » d’un idéologue. Cette même violence qui reste trop souvent euphémisée, volontairement oubliée, dans notre façon de voir la colonisation…
Paola Stévenne conclut le dossier en revenant sur la vague de témoignages marqués par le mot-dièse #MeToo. Elle note que ce mouvement se fonde sur une accumulation de « témoignages du réel » et que, par son ampleur, il a finalement interrogé avec force notre rapport à la réalité. Bien sûr, nous savions. Pourtant, #MeToo provoque un bouleversement : il ne nous est plus possible d’ignorer. Ce sont tant nos rapports sociaux que nos rapports intimes qui se trouvent en crise. De cette crise surgit la possibilité d’un dépassement, de l’invention d’une autre manière d’être au monde qui rendrait #MeToo obsolète. Or, peut-être, est-ce là ce qui fait le sens de la démarche de documentation du réel : éveiller des imaginaires qui portent en eux la possibilité d’une transformation de nos réalités ?
Ce dossier n’apporte, c’est évident, aucune réponse définitive. Il est une invitation à ouvrir des pistes pour le développement d’espaces hors des frontières disciplinaires et institutionnelles, qui séparent « artistes » et « scientifiques », « autrices·teurs » et « chercheur·e·s ». Le défi est urgent, à l’heure où résonnent des échos de l’appel fasciste « mort à l’intellectualité » et où l’oblitération du réel devient un projet politique, du Brésil à la Pologne en passant par les États-Unis, le Japon ou la Russie. Et, tout près de nous, chez nous, au sein d’un accord de gouvernement pour la Communauté flamande.
Ces espaces seraient autant d’ateliers où « bidouiller ensemble » des approches construites en mettant nos outils, nos démarches, nos épistémologies…, mais aussi nos doutes, nos angoisses et nos sensibilités en dialogue. Bref, des ateliers de bricolage intellectuel et de pensée collective pour produire du sens, une langue depuis la réalité plutôt qu’un discours sur le réel.
- De Waelhens A., « Vladimir Jankélévitch, Le Mensonge », Revue philosophique de Louvain, 44(4), 1946, p. 580 – 581.