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T’aurais pas cinq balles pour le dortoir d’urgence ?

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Jacques Vandenschrick

février 2013

Issu, il y a déjà plus de vingt ans de la fusion de La Gazette de Lau­sanne et du véné­rable Jour­nal de Genève, le quo­ti­dien suisse de langue fran­çaise Le Temps s’est amu­sé, chaque jour de l’é­té, à « dégus­ter un mot de la langue fran­çaise » et sur­tout, une fois la semaine, à se pen­cher sur une expression […]

Issu, il y a déjà plus de vingt ans de la fusion de La Gazette de Lau­sanne et du véné­rable Jour­nal de Genève, le quo­ti­dien suisse de langue fran­çaise Le Temps s’est amu­sé, chaque jour de l’é­té, à « dégus­ter un mot de la langue fran­çaise » et sur­tout, une fois la semaine, à se pen­cher sur une expres­sion de schwy­zerdütsch. La petite chro­nique de ces saveurs du dia­lecte, datée du 28 juillet 2012 et signée Cathe­rine Cos­sy, plume agile, titrait « Der Stutz ».

En se moquant aima­ble­ment des tou­ristes alle­mands qui croient, pour dési­gner la mon­naie hel­vé­tique, devoir « faire inté­gré » et uti­li­ser le terme « fränk­li », Cathe­rine Cos­sy n’hé­site pas à décla­rer que c’est, sans doute, « le pire faux pas qu’un Alle­mand puisse com­mettre en Suisse alémanique ».

Dans la fou­lée, la chro­ni­queuse rap­porte que les petites gens de Suisse alé­ma­nique ont d’autres termes, qua­si affec­tueux, pour dési­gner ces sous qu’on gagne à la sueur de son front. Notam­ment, face au robuste et durable franc suisse, réfé­rence ban­caire, s’il en est, et dont l’UBS tente, aujourd’­hui, par tous les moyens tech­niques de l’é­co­no­mie clas­sique, d’en­tra­ver l’en­vol face à l’eu­ro, le « stutz » figure ce franc réel qu’on épargne un par un avec une pru­dence biblique et qui se révèle si léger devant la vie tou­jours plus chère. On voit ce que, face au franc, l’ap­pel­la­tion, stric­te­ment de même valeur nomi­nale, connote avec force dans un pays qui compte seule­ment 3 % de chô­meurs, à savoir le pro­duit concret, fruit du tra­vail, mon­naie d’é­change vrai, tour à tour fon­da­teur du sens de l’é­preuve de la vie ou même, par­fois, de sa misère. Ain­si, il semble que c’est un « stutz » — et non un franc — que le men­diant sol­li­cite auprès des gens de Bâle ou de Berne. Et jadis, Cathe­rine Cos­sy le rap­porte, les dou­lou­reux toxi­co zuri­chois inter­pel­laient les pas­sants avec d’un habi­tuel « Häsch mi füf Stutz fürd Not­schlaf­stell ? » (« T’au­rais pas cinq balles pour le dor­toir d’ur­gence ? »). Tan­dis que les misé­reux du sexe fré­quen­taient pour ce même « franc-stutz » le peep show du pauvre, aujourd’­hui fer­mé sur ordre des auto­ri­tés. Trente secondes de vision fur­tive d’une femme nue — et qui s’ap­pel­lait, paraît-il, le « Stutzlisex»…

La por­tée de cet arti­cu­let d’un 28 juillet banal du quo­ti­dien Le Temps n’a sans doute pas l’am­bi­tion migrai­neuse de nous faire pen­ser. Il peut cepen­dant nous lais­ser quelque peu rêveur devant la liqui­da­tion pro­gres­sive de nos propres expres­sions fami­lières, semi-argo­tiques, que l’on pou­vait entendre ou employer, il n’y a pas si long­temps — nos­tal­gie mise à part ! — au temps du franc (belge ou fran­çais) révo­lu. Ces « as-tu tes liards ? », ces « j’ai plus un kopek ». Ou ces « il pleut des pièces de cent sous » et ces plus anciens « mets deux tunes dans l’bas­tringue»… Ces replis spon­ta­nés de la mémoire de l’ère du franc ne disent pas fata­le­ment que l’on se range du côté de ceux qui ne croient pas à l’eu­ro ni qu’il fau­drait qu’on sorte de ce for­mi­dable ins­tru­ment d’in­té­gra­tion. Mais elles sug­gèrent quelque chose de la fra­gi­li­té et de la pau­vre­té de sa sym­bo­lique populaire.

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Quel que soit le mou­ve­ment de recul idéo­lo­gique qua­si spon­ta­né qu’on puisse — par­fois hypo­cri­te­ment — éprou­ver devant l’u­ni­vers du fric et ses cruelles tyran­nies (sur­tout quand on en manque !), la mon­naie reste la condi­tion et l’ins­tru­ment quo­ti­dien obli­gés de l’im­mense majo­ri­té des actions maté­rielles dans les échanges humains. Même déma­té­ria­li­sées ou ren­dues abs­traites par la géné­ra­li­sa­tion de l’u­sage de la carte ban­caire, les mon­naies sub­sistent comme des codes d’é­chelle de valeurs entre elles au titre de réfé­rences pseudoscalaires.

Dût-on même ne pas entrer dans le débat poli­tique sur l’i­den­ti­té natio­nale (ici la Suisse et ses tré­sors convoi­tés), on ne peut tout-à-fait s’empêcher de faire l’hy­po­thèse selon laquelle l’at­ta­che­ment d’une col­lec­ti­vi­té à sa mon­naie se révé­le­rait, au moins par­tiel­le­ment, par la varié­té et la richesse des vocables — par­fois qua­si ami­caux — qui servent à la dési­gner. À moins que ce ne soit l’in­verse et qu’il soit pos­sible de consi­dé­rer que la fer­me­té de la com­pa­ru­tion d’un peuple (au sens que Nan­cy et Bailly donnent à cette com­pa­ru­tion1) devant d’autres ensembles sociaux pour­rait en par­tie s’at­tes­ter par les varia­tions fami­lières, les expres­sions ver­bales créa­tives plus ou moins méta­pho­ri­sées, voire argo­tiques, autour de sa mon­naie, ain­si obs­cu­ré­ment char­gée d’une sorte d’at­ta­che­ment sym­bo­lique et de fécon­di­té d’ac­croches de vie concrète.

Consi­dé­ré de ce point de vue, l’eu­ro serait en vive demande d’i­ma­gi­naire au moins autant que de rem­parts ban­caires. Son pou­voir d’adhé­sion n’a pas encore trou­vé ses atours sym­bo­liques2, ni sa créa­ti­vi­té ver­bale. L’E­cu pro­met­tait mieux à cet égard. Ces remarques désa­bu­sées ne méri­te­ront sans doute que les haus­se­ments d’é­paule des tech­ni­ciens et des experts du dépas­se­ment de l’an­cien « ser­pent moné­taire » (le terme, encore une fois, vaut pro­gramme). Cepen­dant, sans être numis­mate, per­sonne ne nie­ra que, à titre d’exemple, le magni­fique Alexandre le Grand de l’an­cienne pièce de cent drachmes fai­sait croire à l’en­fant, qu’a­vec lui, il tenait en main le tré­sor de la Gol­conde. Ou la stu­pé­fiante jeune fille rêveuse de la pièce autri­chienne de dix schil­lings pou­vait trans­for­mer, de sa beau­té bot­ti­cel­lienne, la plus banale poche de drap. Alors que, les seules excep­tions à l’in­re­gar­dable euro ano­nyme, sont les pièces frap­pées aux dates de mornes évé­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels, de pré­si­dences euro­péennes de ceci, ou d’an­ni­ver­saires de ça, plus ano­miques popu­lai­re­ment les uns que les autres. Et ne par­lons pas de la pla­ti­tude déco­lo­rée des billets, chro­mos fades que le bri­quet d’un Gains­bourg pyro­mane aurait sans doute, en son temps, volon­tiers relu­qués… L’Ode à la joie bee­tho­vé­nienne se fre­donne juste, le dra­peau bleu aux douze étoiles jaunes claque bien au vent et se com­prend par­tout. Mais l’eu­ro, lui, est encore en manque d’i­ma­gi­naire… Comme si la mon­naie qui est un pan de la démo­cra­tie du pauvre ne pou­vait déci­dém­ment qu’être sans nom et sans valeur ajou­tée de sens ou de rêve. Ne par­lons pas encore de beau­té ni de poé­sie. Cela pour­rait venir. Mais il y aura du boulot.

  1. Jean-Luc Nan­cy et Jean-Chris­tophe Bailly, La Com­pa­ru­tion, Éd. Chris­tian Bour­gois, 1991. Repa­ru en poche, coll. « Titres », Éd. Bour­gois, n°66, ce mince ouvrage est une mine de pen­sée poli­tique et d’in­tel­li­gence d’un postcommunisme
    possible.
  2. Qu’une mon­naie puisse prendre un pou­voir sym­bo­lique fécond jusque dans la nar­ra­tion, on peut en trou­ver un exemple per­cu­tant dans l’é­bou­rif­fante épo­pée baroque et sati­rique Le Match Valais-Judée de Mau­rice Chap­paz dans laquelle, Dieu le Père (rien moins !) décide, pour fêter le deuxième mil­lé­naire de la nais­sance de son fi ls, d’or­ga­ni­ser un grand match cos­mique entre Sion en Valais (dite « la bovine », en gros, la Suisse, ses grands per­son­nages) et la Judée biblique avec ses pro­phètes, ses saints, ses apôtres (dite « Sion la divine »). Par­mi les pro­ta­go­nistes de la grande bagarre qui oppose les deux mondes, le diable s’in­carne dans la fameuse et immuable pièce de cinq francs suisses ! Per­verse richesse (on peut se repor­ter à la repro­duc­tion, en 1994, par les édi­tions Empreintes, de l’é­di­tion ori­gi­nale parue en 1968, dans les Cahiers de la renais­sance vau­doise — y com­pris les des­sins d’E­tienne Delessert).

Jacques Vandenschrick


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