La surreprésentation des femmes dans le militantisme bénévole n’est pas le produit du hasard. Résultat d’une construction sociale, produit des rapports de domination, elle a cependant permis le développement d’une « culture du souci » ancrée dans l’habitus féminin. Le partage de cette culture et des compétences qu’elle implique pourrait être un enjeu majeur dans la construction d’une société plus solidaire.
« En 2008, un tiers des personnes de seize ans et plus, soit 15,8 millions de personnes, sont membres d’au moins une association. En prenant en compte les adhésions multiples, les associations totalisent environ 21 millions d’adhésions. Quatre grandes catégories d’associations prédominent : le sport, les activités de troisième âge, la culture et les loisirs. Les hommes sont majoritaires et adhèrent plus aux associations sportives, de loisirs ou en lien avec la vie professionnelle, tandis que les femmes privilégient les associations à but social (troisième âge et défense de droits et d’intérêts communs) », nous disent Frédéric Luczak et Fella Nabli [1].
Ce sont les plus de soixante ans, les cadres moyens et les personnes diplômées qui s’engagent le plus dans les associations. Mais avant de penser le bénévolat, il est intéressant de situer le cadre social du travail salarié dans toutes les associations. Ainsi, dans un article intitulé « Les femmes dans les associations [2] », les spécialistes de la vie associative française Muriel Tabariés et Viviane Tchernonog écrivent : « Sur les quelque 880.000 associations estimées vivantes et actives en 2001, près de 145.000 ont recours de façon ponctuelle ou régulière à l’emploi salarié, les autres ne s’appuyant que sur le travail bénévole pour développer leur projet. Selon l’Unedic [3], les associations comptent en 1999 environ 1.300.000 emplois salariés, parmi lesquels 68 % sont occupés par des femmes. Si les années 1990 sont marquées par une forte croissance de l’emploi dans les associations, en revanche entre 1999 et 2002 cet emploi diminue en France de 13%, ce qui ne l’empêche pas de continuer à se féminiser, puisque 70% de ces emplois sont désormais occupés par des femmes. Au total, en 2002, l’emploi dans les associations représente 12% de l’emploi privé féminin (contre 7,3% de l’emploi total), tandis qu’il n’en représentait que 9% en 1992 (5,5% de l’emploi total). La très forte féminisation des emplois associatifs est liée au caractère tertiaire de ces emplois, aux fonctions exercées (fonctions administratives, de secrétariat, d’accueil) et aux champs d’activité (services sociaux, santé, éducation) dans lesquels les femmes sont très présentes. »
Il s’agit bien des salariées de toutes les associations (sports, loisirs, culturelles, caritatives, humanitaires, sociales, etc.). Même dans celles où les hommes sont dominants en tant que membres, les salarié.e.s sont en majorité des femmes, secrétaires, à l’accueil, etc. En effet, « de nombreux emplois associatifs, et en particulier la forte précarité des emplois et l’importance du travail à temps partiel dans le secteur associatif contribuent aussi à expliquer l’important taux de féminisation de ces emplois ». Donc même dans les associations supposées plutôt « masculines » (tir au fusil, sports de combat, etc.) le personnel sera plutôt féminin, car ce sont plutôt les femmes qui occupent les emplois précaires, à temps partiels et peu payés… La féminisation du monde des associations s’inscrit donc dans une logique sociale de position « genrée », comme dans de nombreuses entreprises, les tâches de ménage, d’accueil, de secrétariat, etc. seront d’emblée plausiblement plus féminisées, plus que dans les postes situés au sommet des hiérarchies. C’est la « forclusion sociale de la cuisinière ». Les chefs connus sont des hommes en grande majorité, mais ce sont encore des femmes qui font la cuisine le plus souvent dans les foyers et aussi par exemple dans les entreprises de production de préparations alimentaires lactées.
Cette dissymétrie de genre dans le monde du salariat doit être saisie dans le contexte global de notre question : pourquoi, en 2018, les femmes semblent-elles plus présentes dans les associations de soin, sociales et/ou humanitaires en France ? La surreprésentation des femmes comme militantes bénévoles de base semble constituer une constante, des groupes Réseau éducation sans frontières (RESF) jusqu’aux sections locales la LDH, sans parler des groupes caritatifs. Nous parlons bien des militantes de base bénévoles. Des femmes plutôt âgées puisque l’adhésion progresse avec l’âge et culmine entre 60 et 75 ans. Elle est également plus fréquente parmi des femmes plutôt diplômées, cadres, professions intermédiaires et les personnes les plus aisées. Être adhérent est plus rare dans les grandes agglomérations.
Pourquoi n’est-on pas étonné de voir plus de femmes bénévoles faire les petits-déjeuners pour des personnes exilées, donner des cours dans le cadre des RESF ? Dans un congrès de la LDH, ce sont les femmes enseignantes retraitées qui sont incroyablement présentes dans les amphithéâtres. Les statistiques toujours en mouvement peuvent aider à affiner un modèle qui semble trop évident. C’est tout le travail du féminisme historique d’avoir remis en question les choix de rêves identitaires enfantins « genrés », entre « infirmière » et « pilote », et plus tard les choix de filières entre « lettres » et « mathématiques », etc. Et pourquoi dit-on les « mères pour la paix » dans de nombreux pays ? Pourquoi les « mères de disparus » depuis plus de quarante ans en Amérique latine et maintenant en Russie, Syrie, là où l’oppression massacre hommes et femmes ? Pourquoi ne voit-on jamais les pères pour la paix les pères de disparus ? A-t-on affaire ici uniquement à des mécanismes d’imposition et donc d’aliénation de vieux mythes sexistes, dont les études de genre depuis Judith Butler nous délivreraient ?
Il semble démontré que le lien entre sexualité illégitime et honte sociale-souillure identitaire des femmes constaté dans de nombreuses cultures (parfois religieuses) hétérogènes (mais pas dans toutes), et qui instaure comme valeur identitaire cruciale des femmes leur virginité, a produit des catastrophes historiques en termes de souffrances en chaine : que de femmes chassées, massacrées une fois leur « chute » dénoncée, que d’avortements clandestins de morts prématurées, que d’enfants illégitimes abandonnés stigmatisés, etc. L’emphase positive portée sur la maternité dans ces cultures est à juste titre critiquée par le féminisme. Mais le partage des champs entre les sexes relève peut-être en partie d’une autre problématique : qui peut décider de ce qui a le plus de valeur éthique et sociale entre faire la cuisine ou faire la guerre ? Toute la question est là : est-ce parce que la pensée dominante assigne des valeurs inégales donc négatives aux tâches féminines qu’elles sont effectivement de valeur inégales du point de vue de leur créativité, de leur richesse esthétique, de leur apport en termes de bien commun à l’humanité ? Il faudrait reprendre les travaux de Françoise Héritier sur la « valence différentielle des sexes » qui aident à penser la question du lien entre une différence et son interprétation culturelle en termes d’inégalité de valeur, ainsi que l’ancrage anthropologique des champs « féminins » et « masculins ». Mais ici je voudrais juste risquer une hypothèse ethnologique liée à mon travail de chercheure depuis quelques décennies : si, dans notre société actuelle, les femmes sont présentes dans le monde associatif caritatif, c’est pour les mêmes raisons qui font que ce sont elles qui vont le plus au cimetière, à l’hôpital, en prison visiter les morts et les vivants (pas seulement) de la famille, ce sont elles qui sont les actrices des mobilités courtes autour de leur habitat, de l’école à la grande surface, à l’école et à la maison. Ce sont elles, qui, à cause de ce qu’elles font dans leur vie quotidienne concrète, développent ce que j’avais appelé en 1997 la « culture du souci » [4], c’est-à-dire cet « habitus », aux sens successif de Mauss et Bourdieu, une culture puissante du corps et du regard liée aux pratiques les plus inscrites dans les lignes de vie non pensées, non prévues, non programmées et que les hommes acquerront s’ils deviennent aussi non seulement « sages hommes » maternant autour du nouveau né, mais aussi en partageant vraiment tout ce qui est encore de l’ordre du travail féminin invisible et obligé dans l’espace privé. Ce travail, indépendamment du fait qu’il soit aliénant ou pas (relire et féminiser la dialectique hégélienne du maitre et de l’esclave), sous-payé ou pas, dévalorisé ou pas, produit une culture comme celle du marin ou du berger : on est ce qu’on fait, les études neurocognitives démontrent cela et une forme de pratique au long court produit aussi une vision du monde et une prise en compte de certaines valeurs… Passer vingt ans à « élever » un enfant pour le voir mourir à la guerre en trois minutes ne touche pas seulement les sentiments maternels et paternels, mais aussi l’artisane dans la femme, celle qui a fait tant de gestes, qui tant de fois a orienté sa main et ses yeux et tout son corps, organisé son savoir et ses idées, son savoir-faire et ses intuitions, autour de la croissance de l’enfant et de la civilisation esthétique de l’espace privé, avec fleurs, tableaux, idées fonctionnelles… Cet « habitus » féminin, cette culture du souci qui change son regard politique en face de la sphère publique, de cette place publique où dorment les exclus « enfermés dehors », ceux qui sont privés de niche à soi, d’espace privé. Cette culture du souci fait que la perception de « la misère » peut être aussi une sorte d’expertise « genrée », et non pas seulement un dégoutant penchant « charitable » pervers, catégorie exécrée. Le don de temps, de savoir, de gestes autant que de nourriture est alors la forme non marchande de ce qu’implique une réelle compétence genrée, cette forme de culture qui perçoit fortement le gâchis de la domination mortifère, la catastrophe navrante de toute misère comme pouvant être contrecarrée dans le quotidien, forme de culture qu’un jour les hommes pourraient partager.
[1] Insee, 2008, division Conditions de vie des ménages.
[2] Recma, Revue internationale de l’économie sociale, n° 297, 2014, p. 61-81.
[3] Association chargée par délégation de service public de la gestion de l’assurance chômage en France, en coopération avec Pôle emploi.
[4] Nahoum-Grappe V., Le féminin, Paris, Hachette, coll. « Questions de société », 1997.