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“Strijd en inkeer”, de Bart Latré

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Paul Wynants

juin 2012

« Lutte et retour sur soi », tel est, en fran­çais, le titre de la thèse de doc­to­rat en his­toire réa­li­sée à la KULeu­ven par Bart Latré et publiée sous la forme de livre, à la fin de l’an­née 2011. Soli­de­ment docu­men­té, cet ouvrage retrace l’i­ti­né­raire d’une mou­vance : celle que forment quelques dizaines de groupes de chré­tiens contes­ta­taires, créés […]

« Lutte et retour sur soi », tel est, en fran­çais, le titre de la thèse de doc­to­rat en his­toire réa­li­sée à la KULeu­ven par Bart Latré et publiée sous la forme de livre, à la fin de l’an­née 20111. Soli­de­ment docu­men­té, cet ouvrage retrace l’i­ti­né­raire d’une mou­vance : celle que forment quelques dizaines de groupes de chré­tiens contes­ta­taires, créés en Flandre dans le sillage du concile Vati­can II et des tur­bu­lences de 1968. D’emblée, cette mou­vance se montre très cri­tique envers cer­taines posi­tions doc­tri­nales adop­tées par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique et à l’é­gard de l’exer­cice de l’au­to­ri­té dans l’É­glise : elle estime que l’é­pis­co­pat belge ne met pas en œuvre, de manière consé­quente, le renou­veau conci­liaire. Au nom de sa foi, elle s’en­gage aus­si contre le capi­ta­lisme et contre la socié­té de consom­ma­tion, dans les­quels elle voit des sources d’aliénation.

À la dif­fé­rence d’or­ga­ni­sa­tions consti­tu­tives du mou­ve­ment ouvrier chré­tien, comme le Katho­lieke Werk­lie­den­bond2 et la Katho­lieke Arbei­ders­jeugd3, elle évo­lue en marge du pilier catho­lique, dont elle remet en ques­tion l’exis­tence. C’est donc le pas­sé récent (1958 – 1990) de la frange radi­cale de la « nou­velle gauche » chré­tienne qui est pas­sé au crible par l’au­teur, avec quelques redites et cer­taines lon­gueurs. Les groupes concer­nés sont de taille, de com­po­si­tion et d’o­rien­ta­tion assez diverses. Les plus impor­tants touchent plu­sieurs mil­liers de per­sonnes, alors que les plus petits comptent à peine quelques dizaines de membres. Les uns s’a­dressent à des laïcs, d’autres à des prêtres, reli­gieux ou reli­gieuses, d’autres encore à tous ces publics. Cer­taines orga­ni­sa­tions sont très poli­ti­sées, tels les Chré­tiens pour le socia­lisme, alors que d’autres s’in­ves­tissent davan­tage dans la litur­gie et dans la spi­ri­tua­li­té. Il en est qui durent, alors que d’autres sont éphémères.

Les débuts

Le pro­gres­sisme chré­tien « soixante-hui­tard », dont Bart Latré retrace le par­cours en Flandre, est un phé­no­mène géné­ra­tion­nel. Il est le fait de catho­liques nés au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale ou peu avant celle-ci. Il ne mobi­lise pas les plus jeunes. Il reprend une part de l’hé­ri­tage du « catho­li­cisme de gauche » des deux décen­nies qui l’ont pré­cé­dé4, dont il radi­ca­lise cer­taines com­po­santes. Par­mi les devan­ciers dont il s’ins­pire, on peut citer l’U­nion démo­cra­tique belge (UDB), le Mou­ve­ment popu­laire des familles, La Revue nou­velle, La Relève, Témoi­gnage chré­tien et le mou­ve­ment Uni­ver­si­tas, ani­mé à Lou­vain par Albert Don­deyne. En Flandre, des intel­lec­tuels pro­gres­sistes créent la revue De Maand (1958). Ils sont à l’o­ri­gine de deux ini­tia­tives qui joue­ront un rôle non négli­geable au sein du cou­rant des chré­tiens contes­ta­taires : la Paroisse uni­ver­si­taire de Lou­vain (Leu­ven) et le Cercle uni­ver­si­taire catho­lique de Gand. À leurs pré­dé­ces­seurs, les chré­tiens « soixante-hui­tards » empruntent quelques orien­ta­tions carac­té­ris­tiques : ain­si, la volon­té de décon­fes­sion­na­li­ser la vie publique, le sou­ci de fon­der une éthique conju­gale et sexuelle sur la seule conscience indi­vi­duelle, l’ou­ver­ture aux avan­cées des mou­ve­ments œcu­mé­nique et litur­gique, l’en­ga­ge­ment dans le monde pro­fane et une sym­pa­thie pour cer­taines idées de gauche. La décla­ra­tion des évêques belges sur la néces­si­té de pré­ser­ver l’u­ni­té de l’u­ni­ver­si­té catho­lique de Lou­vain (13mai 1966) crée une onde de choc en Flandre : son ton auto­ri­taire amène les pro­gres­sistes chré­tiens à dou­ter de la volon­té de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique de mettre réel­le­ment en œuvre le renou­veau conciliaire.

La fin des années soixante est bouillon­nante. Dans le sillage de la contes­ta­tion étu­diante, on assiste à une sorte de révo­lu­tion cultu­relle : dénon­cia­tion de l’au­to­ri­ta­risme des pou­voirs éta­blis, libé­ra­li­sa­tion des mœurs, remise en cause des rôles tra­di­tion­nels des genres et de la famille patriar­cale. En pareil contexte, la publi­ca­tion par Paul VI de l’en­cy­clique Humanæ vitæ, qui rap­pelle la posi­tion res­tric­tive de l’É­glise en matière de limi­ta­tion des nais­sances, sus­cite de vives cri­tiques. Aus­si­tôt, des laïcs, des couples, des prêtres, des reli­gieux et des reli­gieuses consti­tuent spon­ta­né­ment des groupes de chré­tiens contes­ta­taires, qui mettent en cause le fonc­tion­ne­ment de l’ins­ti­tu­tion ecclé­siale. Ces groupes remettent en ques­tion le céli­bat obli­ga­toire des prêtres, l’ex­clu­sion du sacer­doce des per­sonnes mariées et des femmes, l’exer­cice auto­ri­taire du pou­voir dans l’É­glise, les défi­ciences des conseils pas­to­raux et pres­by­té­raux, l’ex­clu­sion de l’en­sei­gne­ment catho­lique de prêtres qui ont quit­té les ordres. Ils pro­meuvent des concep­tions beau­coup plus ouvertes du couple, de la famille et de la sexualité.

Simul­ta­né­ment, les chré­tiens contes­ta­taires des années 1966 – 1973, dont cer­tains sont influen­cés par la théo­lo­gie poli­tique de Johann-Bap­tist Metz et Jür­gen Molt­mann, consi­dèrent l’en­ga­ge­ment socio­po­li­tique comme indis­so­ciable d’une foi authen­tique. Ils se mobi­lisent en faveur de la paix, de la jus­tice et de l’é­man­ci­pa­tion du Tiers-monde. Ils appuient les mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale, actifs dans les colo­nies por­tu­gaises et les luttes ouvrières en Bel­gique, dont celles des mineurs du Limbourg.

La maturité

Dans les années 1974 – 1979, les chré­tiens de gauche sont de plus en plus nom­breux à cher­cher leur ins­pi­ra­tion dans la théo­lo­gie de la libé­ra­tion et dans l’ac­tion des com­mu­nau­tés de base, telle qu’elle se déve­loppe dans plu­sieurs pays d’A­mé­rique latine. Ils par­ti­cipent aux grandes mobi­li­sa­tions contre le mili­ta­risme, contre le racisme et l’a­par­theid, pour le par­tage du tra­vail et des reve­nus. Même s’ils cri­tiquent tou­jours la pila­ri­sa­tion, les Chré­tiens pour le socia­lisme sou­tiennent les appels lan­cés par le Katho­lieke Werk­lie­den­bond en faveur de la créa­tion d’un par­ti ouvrier chré­tien, indé­pen­dant du cvp. Si la plu­part des groupes pri­vi­lé­gient une action sur les struc­tures de la socié­té, d’autres mettent l’ac­cent sur un mode de vie plus sobre, en rup­ture avec la consom­ma­tion de masse, pour « chan­ger la vie ». Ils se rap­prochent du mou­ve­ment plu­ra­liste Anders Gaan Leven (Vivre autre­ment), créé par le jésuite Luc Vers­tey­len, dont est issu le par­ti épo­nyme Aga­lev5. Seule une petite mino­ri­té opte pour le mar­xisme-léni­nisme, dans ses ver­sions trots­kiste ou maoïste.

De 1980 à 1990, le cou­rant des chré­tiens de gauche demeure très vivant en Flandre, avant de s’ef­fi­lo­cher. Il com­bat les poli­tiques néo­li­bé­rales, notam­ment celle du gou­ver­ne­ment Mar­tens-Gol, et la res­tau­ra­tion conser­va­trice pro­mue dans l’É­glise par le pape Jean-Paul II. Il accueille en son sein une com­po­sante fémi­niste très active. Il compte de nom­breux émules des com­mu­nau­tés de base d’A­mé­rique cen­trale (Nica­ra­gua, Sal­va­dor, Gua­te­ma­la). La ten­ta­tive de fédé­rer les dif­fé­rentes sen­si­bi­li­tés du pro­gres­sisme chré­tien en un réseau, les Maat­schap­pij- en Kerk­kri­tische Kris­te­nen (Chré­tiens cri­tiques à l’é­gard de la socié­té et de l’É­glise) est en grande par­tie vouée à l’é­chec, à par­tir de 1980. La fin de la décen­nie est plus dif­fi­cile à vivre. L’im­plo­sion du bloc de l’Est est per­çue par cer­tains chré­tiens de gauche comme un triomphe du capi­ta­lisme. La défaite élec­to­rale des san­di­nistes, au Nica­ra­gua, laisse à beau­coup un gout amer.

Un « nouveau mouvement social » ?

À juste titre, Bart Latré situe les chré­tiens contes­ta­taires des années 1968 – 1990 au sein de la nébu­leuse des « nou­veaux mou­ve­ments sociaux », tels qu’A­lain Tou­raine les a qua­li­fiés. Ils par­tagent avec ces der­niers une série de par­ti­cu­la­ri­tés : une nais­sance spon­ta­née, en dehors des grands appa­reils ins­ti­tu­tion­nels, une struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle souple, voire lâche, une idéo­lo­gie liber­taire de gauche, une mobi­li­sa­tion mili­tante sur des ter­rains ciblés (paci­fisme, fémi­nisme, tiers-mon­disme, éco­lo­gie), une sym­pa­thie pour le modèle des com­mu­nau­tés de base latino-américaines.

Toute mino­ri­taire qu’elle soit, la gauche chré­tienne fla­mande exerce, par capil­la­ri­té, une influence sur d’autres orga­ni­sa­tions moins radi­cales, plus proches des auto­ri­tés reli­gieuses : ain­si Broe­der­lijk Delen6, Wel­zi­jns­zorg7, Jus­tice et Paix, Pax Chris­ti, le Katho­lieke Werk­lie­den­bond et dif­fé­rents mou­ve­ments de jeu­nesse. Il ne peut donc être étu­dié en vase clos. S’a­git-il à pro­pre­ment par­ler d’un mou­ve­ment, terme que Bart Latré n’hé­site pas à uti­li­ser ? On peut en dou­ter, tant ce cou­rant est hété­ro­gène et plu­ri­forme. Il fait pen­ser à un habit d’Ar­le­quin. C’est — avec un manque d’es­prit de syn­thèse — une des rares cri­tiques que l’on peut adres­ser au cher­cheur louvaniste.

Il est dom­mage qu’une étude simi­laire à Stri­jd en inkeer n’ait pas encore été entre­prise pour la par­tie fran­co­phone du pays, ce qui empêche toute com­pa­rai­son entre le Nord et le Sud sur le sujet. On apprend cepen­dant par l’ou­vrage de Bart Latré que les contacts entre chré­tiens contes­ta­taires de Flandre et de Bel­gique fran­co­phone ont été rares. C’est avec son homo­logue des Pays-Bas que la gauche chré­tienne fla­mande entre­te­nait des rela­tions beau­coup plus suivies.

  1. Bart Latré, Striid en inkeer. De kerk- en maat­schap­pij­kri­tische bewe­ging in Vlaan­de­ren, 1958 – 1990, Uni­ver­si­taire Pers Leu­ven, coll. « Kadoc-Stu­dies », n° 34, 2011, 471 pages.
  2. Équi­valent fla­mand des Équipes populaires.
  3. Équi­valent fla­mand de la Jeu­nesse ouvrière chré­tienne (JOC).
  4. Gerd-Rai­ner Horn et Emma­nuel Gerard (dir.), Left Catho­li­cism 1943 – 1955. Catho­lics and Socie­ty in Wes­tern Europe at the Point of Libe­ra­tion, Uni­ver­si­taire Pers Leu­ven, coll. « Kadoc-Stu­dies », n° 25, 2001, 317 pages.
  5. Actuel­le­ment, Groen !
  6. Équi­valent fla­mand d’En­traide et Fraternité.
  7. Équi­valent fla­mand de Vivre Ensemble.

Paul Wynants


Auteur

Paul Wynants est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Namur et administrateur du Crisp – paul.wynants@unamur.be