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Soins de santé aux États-Unis. Une réforme insuffisante

Numéro 12 Décembre 2009 par Vuylsteke

décembre 2009

Voi­là un peu plus de dix ans que j’ai démé­na­gé aux États-Unis, juste après avoir reçu mon diplôme en méde­cine de l’université catho­lique de Lou­vain. Ma femme est de natio­na­li­té amé­ri­caine et nous avions déci­dé qu’après quatre ans de vie com­mune en Bel­gique, c’était mon tour de jouer les expa­triés. J’avoue aus­si qu’à l’époque, on […]

Voi­là un peu plus de dix ans que j’ai démé­na­gé aux États-Unis, juste après avoir reçu mon diplôme en méde­cine de l’université catho­lique de Lou­vain. Ma femme est de natio­na­li­té amé­ri­caine et nous avions déci­dé qu’après quatre ans de vie com­mune en Bel­gique, c’était mon tour de jouer les expa­triés. J’avoue aus­si qu’à l’époque, on par­lait beau­coup de sur­plus de méde­cins en Bel­gique et je me suis dit qu’il valait mieux ten­ter ma chance là-bas. En outre, la pra­tique de la méde­cine géné­rale est plus exci­tante aux États-Unis, car elle inclut aus­si bien le tra­vail au cabi­net médi­cal que le tra­vail à l’hôpital.

Dix ans plus tard, je ne regrette pas mon choix. J’ai beau­coup de satis­fac­tion à pra­ti­quer la méde­cine dans un petit hôpi­tal du nord de l’État de New York. Cepen­dant il est impos­sible d’ignorer que le sys­tème de san­té amé­ri­cain est en crise.

Des indicateurs semblables à ceux d’un pays du tiers-monde

L’Amérique, comme tou­jours, est capable du meilleur et du pire. Les cinq meilleurs hôpi­taux amé­ri­cains pro­duisent plus de recherche médi­cale de haut niveau que l’ensemble des hôpi­taux de n’importe quel autre pays de l’OCDE. Et pour­tant, d’après les sta­tis­tiques de l’Organisation mon­diale de la san­té, les États-Unis arrivent en trente-sep­tième posi­tion pour ce qui est de la qua­li­té glo­bale des soins, entre la Slo­vé­nie et le Cos­ta Rica. La France arrive pre­mière. L’analyse de l’OMS démontre, par exemple, que dans la sta­tis­tique des « décès évi­tables » (vou­lant dire décès évi­tables par des soins de san­té), le der­nier chiffre amé­ri­cain est 110/100.000, ce qui place les États-Unis en der­nière posi­tion des dix-neuf pays les plus déve­lop­pés. Les cher­cheurs ont démon­tré que la dété­rio­ra­tion de la posi­tion amé­ri­caine durant la der­nière décen­nie coïn­cide avec l’augmentation du nombre des sans-assurances.

En ce qui concerne la durée moyenne de vie, les États-Unis arrivent en vingt-qua­trième posi­tion avec 67,5 années pour les hommes et 72,6 années pour les femmes. Le Japon est le cham­pion avec res­pec­ti­ve­ment 71,9 et 77,2 années. Autres exemples : les enfants amé­ri­cains ont deux fois plus de chance de mou­rir avant l’âge de cinq ans que les enfants du Por­tu­gal ou de l’Espagne. Les Amé­ri­caines ont trois fois plus de chance de mou­rir en couches, que les Grecques et les Espagnoles.

Et les dépenses de san­té ? Là, aucun doute, les Amé­ri­cains sont les cham­pions abso­lus. Les États-Unis consacrent une beau­coup plus grande part de leur éco­no­mie aux soins de san­té que n’importe quel autre pays déve­lop­pé. Les dépenses de san­té en pour­cen­tage du pro­duit natio­nal brut en 2006 étaient de 15,3% aux États-Unis, 10% au Cana­da, 11% en France, 10,6% en Alle­magne, 8,1% au Japon, 8,4% en Grande-Bre­tagne, 9,6% en Belgique…

Si on tient compte du fait que le PNB par tête d’habitant est plus éle­vé aux États-Unis que dans la moyenne des pays euro­péens, le résul­tat est que les Amé­ri­cains dépensent près du double (en dol­lars par tête d’habitant) de ce que dépensent les Européens.

Il est pré­vu que le pour­cen­tage du PNB consa­cré à la san­té va atteindre 17,6% en 2009, ou 2,4 tril­lions de dol­lars (2.400.000.000.000 dollars).

Com­ment cela est-il pos­sible ? Com­ment se fait-il que les États-Unis, mal­gré le fait qu’ils dépensent deux fois plus que les autres pays déve­lop­pés pour la san­té, se classent à peine mieux que les pays du tiers-monde en termes de qua­li­té des soins ? La réponse est simple : « 50 mil­lions de sans-assurance ».

La dérégulation des soins de santé

Plus que tout autre pays au monde, les États-Unis ont adop­té un sys­tème capi­ta­lis­tique de dis­tri­bu­tion des soins de san­té. Le capi­ta­lisme a cer­tai­ne­ment démon­tré sa supé­rio­ri­té sur tout autre sys­tème éco­no­mique dans la créa­tion de biens et ser­vices de consom­ma­tion. La ques­tion est de savoir si c’est aus­si le meilleur sys­tème pour les soins de san­té ? Comme le décri­vait un com­men­ta­teur amé­ri­cain, c’est un peu comme si les citoyens payaient une prime de 30 dol­lars par mois à une assu­rance pri­vée pour cou­vrir le risque d’avoir à aller chez le coif­feur. Ne serait-il pas plus effi­cace d’aller chez le coif­feur direc­te­ment et payer 15 dol­lars ? La pro­ba­bi­li­té pour une per­sonne d’avoir à recou­rir aux soins de san­té durant sa vie est proche de cent pour cent. Le seul inter­mé­diaire entre le patient et son méde­cin qui a du sens, à mon avis, est une assu­rance qui ne recherche pas le profit.

Le coût des soins de san­té par habi­tant aux États-Unis a pra­ti­que­ment dou­blé, de 4.271 dol­lars par habi­tant en 2006 à près de 8.000 dol­lars pré­vu pour 2009. Cette explo­sion est en par­tie le résul­tat des années Bush de déré­gu­la­tion de l’industrie de san­té. Durant qua­si­ment la même période (les cinq der­nières années), les pro­fits des assu­rances de san­té pri­vées ont aug­men­té de 600%. Et là se trouve la racine du pro­blème à mon avis : un sys­tème de san­té capi­ta­lis­tique est presque par défi­ni­tion, mons­trueu­se­ment inef­fi­cace et un colos­sal gaspillage !

Quand j’ai ter­mi­né mes trois ans de spé­cia­li­sa­tion en méde­cine fami­liale près de New York en 2002, je me suis mis à cher­cher du tra­vail et j’ai ren­con­tré un méde­cin de famille dans une petite ville du Ver­mont. Sa pra­tique s’était déve­lop­pée et il recher­chait à embau­cher un col­lègue pour pou­voir mieux répondre aux besoins de la petite ville. Ce qui m’a frap­pé immé­dia­te­ment en décou­vrant son cabi­net médi­cal était le fait qu’il avait cinq employées qui tra­vaillaient pour lui : une infir­mière, une télé­pho­niste, une employée pour la fac­tu­ra­tion, une autre spé­cia­li­sée dans la tâche de deman­der aux com­pa­gnies d’assurance la per­mis­sion d’envoyer un patient chez un spé­cia­liste et une cin­quième per­sonne spé­cia­li­sée dans d’autres pro­blèmes liés aux rela­tions com­plexes qu’un cabi­net médi­cal a tous les jours avec les vingt ou vingt-cinq com­pa­gnies d’assurances avec les­quelles il doit tra­vailler. Cette pra­tique médi­cale payait le salaire de six per­sonnes, avec pour résul­tat que, en dix ans de car­rière, le méde­cin n’avait jamais pris plus que quelques jours de vacances à la fois.

C’est un gros pro­blème pour les méde­cins : chaque com­pa­gnie d’assurances uti­lise des règles dif­fé­rentes pour le paye­ment des visites, met des obs­tacles dif­fé­rents pour les réfé­rences aux spé­cia­listes, a des listes dif­fé­rentes de médi­ca­ments qu’elles acceptent de payer, etc.

Cela pro­duit des quan­ti­tés énormes de pape­ras­se­rie, et pour per­mettre à ce sys­tème de fonc­tion­ner, les visites médi­cales aux États-Unis sont beau­coup mieux payées (du point de vue du méde­cin) qu’en Bel­gique. Une pra­tique médi­cale bien gérée génère beau­coup d’argent, mais emploie aus­si beau­coup de monde.

La solu­tion à ce pro­blème semble évi­dente : une seule com­pa­gnie d’assurances, une seule série de docu­ments admi­nis­tra­tifs, une seule série de règles de fonc­tion­ne­ment des rela­tions entre l’assureur et le pro­duc­teur de soins.

L’influence pernicieuse des lobbies

L’autre pro­blème des assu­rances pri­vées, à part leur mul­ti­pli­ci­té, est le fait que les soins aux patients n’arrivent qu’en seconde posi­tion dans la liste de leurs prio­ri­tés. L’objectif prin­ci­pal pour une entre­prise capi­ta­liste est bien sûr le pro­fit. Et il ne pour­rait en être autre­ment. Léga­le­ment, l’obligation prin­ci­pale d’un PDG d’entreprise pri­vée est de favo­ri­ser l’intérêt des action­naires. Les mana­gers des socié­tés d’assurances de san­té ne dis­cutent pas ce point : ils ont créé une mesure de l’efficacité des entre­prises d’assurances qui s’appelle le « loss ratio » (ratio de perte), bien connu à Wall Street. Le loss ratio est le pour­cen­tage du mon­tant total des primes récol­tées par la com­pa­gnie d’assurances qui est consa­cré aux soins de san­té (paie­ment des méde­cins, hôpi­taux, opé­ra­tions chi­rur­gi­cales, médi­ca­ments…). Une entre­prise dont le loss ratio est trop éle­vé, par exemple 80%, ver­ra la valeur de ses actions chu­ter en Bourse. Les 20 ou 30% non cou­verts par le loss ratio servent bien sûr à cou­vrir les coûts de fonc­tion­ne­ment des entre­prises d’assurances, le mar­ke­ting, le salaire du PDG (les diri­geants des socié­tés les plus en vue gagnent faci­le­ment 20 mil­lions de dol­lars par an) et bien sûr les profits.

Les socié­tés d’assurances uti­lisent dif­fé­rentes méthodes pour amé­lio­rer leur loss ratio. Elles refusent, par exemple, de payer les soins pour des « pre-exi­tant condi­tions », ce qui signi­fie des pro­blèmes de san­té appa­rus avant que le patient n’ait sous­crit à cette assu­rance. Ou mieux, si à l’époque de sa sous­crip­tion à une assu­rance, un patient a oublié de men­tion­ner un pro­blème médi­cal de son pas­sé (du style, la vari­celle à l’âge de dix ans), cer­tains assu­reurs vont uti­li­ser ce pré­texte pour refu­ser de cou­vrir, par exemple, un pon­tage coronarien.

Le débat qui fait rage pour le moment aux États-Unis concer­nant la réforme des soins de san­té est com­plè­te­ment empoi­son­né. Les lob­bies de l’industrie de san­té dépensent 1,4 mil­lion de dol­lars par jour pour influen­cer les repré­sen­tants et séna­teurs à Washing­ton. Ils bran­dissent conti­nuel­le­ment l’épouvantail de la « méde­cine socia­liste ». « Regar­dez, les files d’attente au Cana­da et en Europe où les gens meurent par mil­liers sans pou­voir rece­voir à temps des soins essen­tiels. » Ces argu­ments ridi­cules et men­son­gers sont uti­li­sés conti­nuel­le­ment par les répu­bli­cains pour empê­cher même les réformes timides pro­po­sées par le pré­sident Obama.

Pour moi, la solu­tion idéale pour les États-Unis serait pré­ci­sé­ment un sys­tème à la belge ou cana­dienne où l’assurance mala­die est cen­tra­li­sée et sans but lucra­tif, et où les méde­cins, hôpi­taux et autres pour­voyeurs de soins sont libres de jouir de tous les avan­tages de la libre entre­prise. Les sta­tis­tiques montrent que dans la plu­part des pays euro­péens le pour­cen­tage des primes d’assurances réel­le­ment uti­li­sé pour les soins de san­té est de 95%, aux États-Unis, c’est 70%.

Un autre pro­blème du sys­tème amé­ri­cain est le prix exor­bi­tant des médi­ca­ments. Les médi­ca­ments, même ceux fabri­qués aux États-Unis, coûtent en moyenne 1,5 à 3 fois plus qu’en Europe. Les entre­prises phar­ma­ceu­tiques expliquent que ces prix sont néces­saires pour per­mettre la recherche et le déve­lop­pe­ment de nou­veaux médi­ca­ments. La véri­té est que ces entre­prises font de bons pro­fits en Europe et des pro­fits obs­cènes aux États-Unis.

Les prix sont plus bas en Europe en rai­son du fait que les pays uti­lisent leur force de négo­cia­tion pour abais­ser les prix. L’Allemagne, par exemple, s’est trou­vée dans une négo­cia­tion il y a quelques années avec la socié­té Pfi­zer pour fixer le prix d’un médi­ca­ment ser­vant à contrô­ler le cho­les­té­rol. Les auto­ri­tés alle­mandes ont refu­sé de payer 3 dol­lars par pilule qui est le prix amé­ri­cain. Ils ont offert 1,5 dol­lar et Pfi­zer a accep­té, sous peine de perdre le mar­ché alle­mand de 80 mil­lions d’habitants. Le pro­fit réa­li­sé par Pfi­zer en Alle­magne est encore tou­jours très éle­vé du fait que le coût de pro­duc­tion de ce médi­ca­ment est seule­ment de quelques cen­times par pilule.

En 2001, George Bush a accep­té de créer une exten­sion à Medi­care, l’assurance des per­sonnes âgées, pour la cou­ver­ture des médi­ca­ments. Avant ça, les États-Unis étaient le seul pays déve­lop­pé au monde qui ne four­nis­sait pas de cou­ver­ture pour les médi­ca­ments à cette par­tie de sa popu­la­tion. Au lieu de don­ner à Medi­care la per­mis­sion de négo­cier direc­te­ment avec les entre­prises phar­ma­ceu­tiques (Medi­care repré­sente 80 mil­lions de per­sonnes âgées), il déci­da de for­cer Medi­care à pas­ser des contrats avec plus de qua­rante assu­rances pri­vées, qui mène­raient elles-mêmes la négo­cia­tion. Résul­tat, les entre­prises phar­ma­ceu­tiques ne durent pas bais­ser leurs prix et les socié­tés d’assurances pri­vées aug­men­taient leur chiffre d’affaires.

« Le gouvernement est le problème »

En quoi consiste la réforme pro­po­sée par les démo­crates de la Chambre des repré­sen­tants ? Pour com­men­cer, la créa­tion d’un sys­tème de régu­la­tion des socié­tés d’assurance san­té, visant à limi­ter les excès men­tion­nés plus haut. En gros il s’agit de rendre plus dif­fi­cile aux assu­reurs de refu­ser les soins à leurs assu­rés sur la base de pré­textes plus ou moins honnêtes.

Deuxiè­me­ment, essayer de réduire signi­fi­ca­ti­ve­ment le nombre des sans-assu­rances par la créa­tion de primes obli­ga­toires à charge des employeurs, pour une part, et des employés, pour l’autre. L’assurance mala­die va deve­nir obli­ga­toire pour la plu­part des Amé­ri­cains qui travaillent.

Enfin créer une « public option » qui serait une nou­velle socié­té d’assurances éta­tique qui aurait pour but de faire la concur­rence aux assu­rances pri­vées et aus­si de cou­vrir tous les gens qui n’arrivent pas à s’assurer dans le privé.

Ce troi­sième élé­ment a très peu de chance de pas­ser au Sénat américain.

Je ne pense pas que les timides réformes pro­po­sées par Oba­ma vont résoudre les pro­blèmes du sys­tème de san­té amé­ri­cain. Pen­dant un temps, cette réforme va pro­vo­quer une aug­men­ta­tion des coûts au lieu d’une réduc­tion, mais elle va au moins en par­tie résoudre le pro­blème moral d’avoir 17% de la popu­la­tion sans assu­rance mala­die dans un des pays les plus riches du monde.

Tous les pays du monde se débattent actuel­le­ment avec le pro­blème de l’accroissement du coût des soins de san­té. L’Amérique a le pro­blème sup­plé­men­taire de croire tel­le­ment à la libre entre­prise qu’elle en a fait une reli­gion. Plus de la moi­tié des Amé­ri­cains ont déve­lop­pé depuis les années Rea­gan une méfiance absurde vis-à-vis de tout ce qui a rap­port au gou­ver­ne­ment. Le Grand Com­mu­ni­ca­teur ne disait-il pas : « Le gou­ver­ne­ment n’est pas la solu­tion à nos pro­blèmes, le gou­ver­ne­ment est le problème. »

L’élément cen­tral de l’idéologie rea­ga­nienne est le sou­tien aux grandes entre­prises et le détri­co­tage des pro­tec­tions sociales créées par Frank­lin Roo­se­velt. Aujourd’hui on peut même par­ler du qua­si-controle de l’État par les grandes banques. Gold­man Sax aujourd’hui est sans doute aus­si puis­sante que ne l’étaient les banques dans les années vingt avant la grande dépres­sion. Le résul­tat : en 1980, le 1% des Amé­ri­cains les plus riches pos­sé­daient 8% des richesses du pays, aujourd’hui ce nombre est pas­sé à 23%. En 1980, le PDG d’entreprise gagnait en moyenne vingt fois le salaire de l’ouvrier, aujourd’hui c’est quatre cents fois.

Je com­prends qu’un peu avant de mou­rir, le séna­teur Ken­ne­dy, frère du pré­sident, se lamen­tait d’avoir refu­sé en 1974 la réforme éco­no­mique pro­po­sée par Richard Nixon. Ce plan était socia­le­ment beau­coup plus avan­cé que ce que le pré­sident Oba­ma essaye de pro­po­ser. Aux yeux des répu­bli­cains d’aujourd’hui, Nixon était sans doute un dan­ge­reux communiste ?

Vuylsteke


Auteur

Philippe Vuylsteke est économiste et médecin.