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Société civile ou experts, sauvegarder la politique ou s’en garder ?

Numéro 8 - 2019 - Belgique négociations partis politiques par Christophe Mincke

décembre 2019

Il y a quelques mois, alors que se négo­ciaient dans la dou­leur les majo­ri­tés fran­co­phones (Région wal­lonne et Com­mu­nau­té fran­çaise), Éco­lo avait pro­po­sé d’intégrer aux équipes gou­ver­ne­men­tales en pro­jet des « repré­sen­tants de la socié­té civile ». Le PTB et le CDH étant hors-jeu et le MR au pur­ga­toire, l’idée était de créer des coa­li­tions PS-Éco­­lo, dont le […]

Éditorial

Il y a quelques mois, alors que se négo­ciaient dans la dou­leur les majo­ri­tés fran­co­phones (Région wal­lonne et Com­mu­nau­té fran­çaise), Éco­lo avait pro­po­sé d’intégrer aux équipes gou­ver­ne­men­tales en pro­jet des « repré­sen­tants de la socié­té civile ». Le PTB et le CDH étant hors-jeu et le MR au pur­ga­toire, l’idée était de créer des coa­li­tions PS-Éco­lo, dont le carac­tère mino­ri­taire serait pal­lié, d’une part, par le sou­tien exté­rieur d’élus d’autres par­tis et, d’autre part, par l’intégration à l’équipe de repré­sen­tants de la socié­té civile.

La réac­tion ne se fit pas attendre, sur­tout dans les rangs d’un MR à la fois mena­cé d’être mis sur la touche et peu repré­sen­té dans la socié­té civile (orga­ni­sée). Plus lar­ge­ment, nom­breux furent ceux qui poin­tèrent le flou de la notion de « socié­té civile », la dif­fi­cul­té à ima­gi­ner un com­pro­mis sur le choix des orga­ni­sa­tions appe­lées à four­nir un ministre, le carac­tère aléa­toire du sou­tien de par­tis non inté­grés au gou­ver­ne­ment ou encore la com­plexi­fi­ca­tion des rap­ports avec des par­le­ments qui pour­raient s’affranchir de la rigide dis­ci­pline particratique.

Bref, l’idée fut balayée et Éco­lo dut se résoudre à par­ti­ci­per à des coa­li­tions régio­nale et com­mu­nau­taire tri­par­tites, dans les­quelles la pré­sence du grand per­dant des élec­tions, le MR, pla­çait le gagnant dans la dif­fi­cile posi­tion de par­te­naire arith­mé­ti­que­ment non indis­pen­sable. PS et MR pour­raient en effet se pas­ser d’Écolo, qui se retrou­vait donc de fac­to sur un siège éjectable.

Mais voi­là que, dans des cir­cons­tances simi­laires, à savoir la recherche d’une majo­ri­té fédé­rale, sur­git une nou­velle petite idée. C’est Joa­chim Coens, bourg­mestre de Damme et can­di­dat à la pré­si­dence du CD&V, qui lance le bal­lon d’essai : si les poli­tiques sont inca­pables de s’entendre pour consti­tuer un gou­ver­ne­ment, pour­quoi ne pas en for­mer un avec un panel d’experts ?

On pour­rait être ten­té de rap­pro­cher les deux pro­po­si­tions et de se dire qu’au fond, elles sont iden­tiques, puisqu’elles cherchent à contour­ner les (par­tis) poli­tiques pour per­mettre la consti­tu­tion d’exécutifs. Ce serait cepen­dant une lourde erreur, car elles divergent sur au moins un point fon­da­men­tal : la place qu’elles accordent à la politique.

Qu’elles soient au ser­vice de groupes par­ti­cu­liers (entre­pre­neurs, agri­cul­teurs, parents d’élèves, malades, etc.) ou de causes spé­ci­fiques (envi­ron­ne­ment, pau­vre­té, accès à la culture, déve­lop­pe­ment urbain, éga­li­té de genre, anti­ra­cisme, déve­lop­pe­ment éco­no­mique, etc.), les orga­ni­sa­tions de la socié­té civile ne pré­tendent géné­ra­le­ment pas à la neu­tra­li­té. Elles assument leur enga­ge­ment, leur par­ti-pris1 et, dès lors, leur dimen­sion poli­tique. Certes, sou­vent, elles récu­se­ront ce der­nier terme, se pro­cla­mant apo­li­tiques, mais elles le feront alors pour indi­quer qu’elles n’entretiennent pas de lien orga­nique avec les orga­ni­sa­tions poli­tiques que sont les par­tis. Sauf à consi­dé­rer que la poli­tique se réduit à l’action des par­tis et de leurs membres, la dimen­sion poli­tique des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile ne peut être niée : elles incarnent géné­ra­le­ment une vision du monde et une volon­té de le trans­for­mer. Mémo­ran­dums aux for­ma­teurs de gou­ver­ne­ments, mani­fes­ta­tions, cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion, lob­bying, col­loques, sub­sti­tu­tion à l’inaction des auto­ri­tés publiques, dif­fu­sion d’argumentaires et de rap­ports, la plu­part des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile visent une trans­for­ma­tion de la socié­té et une inflexion des poli­tiques publiques. À cet égard, leur inté­rêt pour les ins­ti­tu­tions éta­tiques et leur volon­té de peser sur leur fonc­tion­ne­ment indiquent com­bien elles entendent influer sur la ges­tion de la chose publique.

Dès lors, plai­der pour la par­ti­ci­pa­tion aux exé­cu­tifs de la socié­té civile orga­ni­sée, c’est pro­po­ser une évo­lu­tion des modes de poli­ti­sa­tion, au sens noble du terme, de la ges­tion de l’intérêt général.

Cela n’enlève rien au fait que, le plus sou­vent, les orga­ni­sa­tions de la socié­té civile peuvent reven­di­quer une réelle exper­tise, fon­dée sur une connais­sance intime du ter­rain qu’elles inves­tissent et sur des pro­ces­sus spé­ci­fiques de col­lecte et d’agrégation de l’information. Les tra­vailleurs de ces orga­nismes sont donc, à maints égards, non seule­ment des mili­tants, mais éga­le­ment des experts.

Le sont-ils pour autant au sens que M. Coens donne à ce terme ? Tout porte à croire que non. La pro­po­si­tion d’un gou­ver­ne­ment d’experts est, en effet, celle de l’instauration d’une tech­no­cra­tie. Il ne s’agit pas de faire de la poli­tique autre­ment, mais de s’en débar­ras­ser… ou, à tout le moins, de la glis­ser sous le tapis en don­nant à des ques­tions de socié­té les appa­rences de pures ques­tions tech­niques. L’ambition d’un gou­ver­ne­ment d’experts est dès lors rame­née à l’impératif mini­mal que « ça marche », sans qu’on se sou­cie outre mesure de ce que recouvre le « ça ».

Il n’est donc ici aucu­ne­ment ques­tion de consi­dé­rer que divers modes de légi­ti­mi­té poli­tique existent, et qu’il peut être judi­cieux de diver­si­fier les lieux de luttes et reven­di­ca­tions dans les­quels pui­ser le per­son­nel poli­tique. Au contraire, il s’agit de réac­ti­ver la vieille hypo­thèse selon laquelle la poli­tique est une part du pro­blème, et qu’elle doit s’effacer devant la tech­nique. L’idée est que cela mar­che­rait mieux si, au lieu de s’affronter autour de visions anta­go­niques du monde, on se conten­tait d’appliquer des recettes « dési­déo­lo­gi­sées » et, de ce fait, sus­cep­tibles de faire l’unanimité. Depuis plu­sieurs décen­nies, cette petite chan­son resur­git régu­liè­re­ment : dans le « it’s the eco­no­my » de That­cher, dans les jus­ti­fi­ca­tions des arrê­tés royaux de pou­voir spé­ciaux réfor­mant les struc­tures éco­no­miques de la Bel­gique dans les années 1980 ou dans les pré­sen­ta­tions de nombre de poli­tiques euro­péennes, concoc­tées par la Com­mis­sion, « hors de toute idéo­lo­gie ». On note­ra que cette posi­tion, selon laquelle la poli­tique est un pro­blème et qu’une approche non idéo­lo­gique de la plu­part des ques­tions sociales est pos­sible… est en soi une posi­tion idéo­lo­gique qui repose sur une concep­tion par­ti­cu­lière de la socié­té et de sa gouvernance.

Du reste, Charles Michel ne dit pas autre chose quand il exhorte Paul Magnette à négo­cier avec la N‑VA et affirme que « s’accrocher à son pro­gramme élec­to­ral en Bel­gique, c’est facile, mais c’est faire preuve d’un manque de cou­rage, d’une fai­blesse, voire de lâche­té. Le cou­rage, c’est d’être créa­tif, inno­vant, de faire des com­pro­mis pour gou­ver­ner ce pays avec une majo­ri­té par­le­men­taire2. » Si l’ancrage poli­tique d’un pré­sident de par­ti est un pro­blème, un pré­texte pour mas­quer sa lâche­té et si le cou­rage, c’est de s’accommoder de tout et de s’acoquiner avec n’importe qui, alors oui, la poli­tique peut être vue comme un pro­blème, plu­tôt que comme l’objet même de la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment. Dans ce contexte, dès lors, voter pour une per­sonne revient à lui signer un chèque en blanc, plu­tôt que de vali­der sa lec­ture des défis du moment et ses pro­po­si­tions d’action. Si le poli­tique n’est pas tenu par une vision du monde, pour­quoi ne pas lui pré­fé­rer l’expert ?

L’expert appa­rait ici comme la pro­messe de solu­tions ration­nelles, bonnes en elles-mêmes, indé­pen­dam­ment de tout cadre nor­ma­tif. Exit la réflexion sur la vie bonne et sur les valeurs de nos socié­tés, les débats sur les arbi­trages entre valeurs et actions incom­pa­tibles, les dis­cus­sions sur les prio­ri­tés et hié­rar­chies, les ater­moie­ments sur le juste et le bon. Dans cette vision, une socié­té bien gérée l’est en ver­tu de la rai­son, mais pas de n’importe laquelle : en ver­tu de la rai­son tech­ni­cienne. Le vote d’un bud­get de l’État devient ain­si un acte tech­nique plu­tôt que la déci­sion de finan­cer un pro­jet de socié­té par­ti­cu­lier. Cette ques­tion prag­ma­tique peut alors deve­nir pré­pon­dé­rante et mas­quer ce qui devrait écla­ter aux yeux de tous : la pro­fonde divi­sion de notre col­lec­ti­vi­té entre des pro­jets de socié­té incom­pa­tibles. Ain­si peut-on faire mine d’oublier que la ques­tion n’est pas de savoir si PS et N‑VA sont capables de voter ensemble un bud­get, mais bien s’ils sont en mesure de défi­nir le pro­jet com­mun que celui-ci devrait servir.

Il n’est par ailleurs pas ques­tion que de bud­get : les experts peuvent être invi­tés à gérer l’emploi, l’environnement, la fis­ca­li­té, l’économie, l’enseignement, l’aménagement des espaces publics, la sécu­ri­té, la san­té et mille autres domaines. Nan­ti d’un por­te­feuille minis­té­riel, l’expert ne ren­seigne plus les poli­tiques sur les poten­tiels effets de l’une ou l’autre action, il n’attire plus l’attention sur des situa­tions méri­tant d’être prises en consi­dé­ra­tion, il gou­verne. Et, puisqu’il gou­verne en rai­son, à quoi pour­rait bien encore ser­vir un par­le­men­taire, un vote, un débat public ? Contes­ter, s’opposer, remettre en ques­tion, revien­drait à s’attaquer à la rai­son elle-même. On voit ici res­sur­gir le cor­tège des affir­ma­tions que l’on nous sert depuis des décen­nies pour jus­ti­fier les poli­tiques néo­li­bé­rales : il n’y a pas d’alternatives, le monde est « comme ça » et on ne peut rien chan­ger à l’état des choses. Il ne faut bien enten­du pas se faire d’illusions, l’expert-gouvernant n’est pas tenu de démon­trer que sa parole est fon­dée sur la rai­son, elle est pré­su­mée l’être puisqu’elle émane d’un expert. Ce sta­tut est ain­si le tapis sous lequel le poli­tique est com­mo­dé­ment pous­sé d’un coup de balai.

Peut-on ima­gi­ner exemple plus frap­pant de mépris de ce qu’est la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, à savoir dési­gner des repré­sen­tants par des élec­tions et, par leur tru­che­ment, vali­der des pro­jets, des cadres nor­ma­tifs, des visions du monde ? Peut-on pen­ser la sau­ver par la sup­pres­sion de ce qui en consti­tue la rai­son d’être ?

L’absurdité parait d’autant plus grande que cette pro­po­si­tion prend place dans un contexte de rétrac­tion de l’appareil d’État et de dis­cours récur­rents sur la néces­si­té d’en réduire le cout. Alors que ces der­nières années ont vu se réduire les capa­ci­tés opé­ra­tion­nelles de l’État fédé­ral, via l’affaiblissement de ses admi­nis­tra­tions et l’émiettement de ses com­pé­tences, alors qu’on s’est glo­ri­fié de la réduc­tion du per­son­nel des cabi­nets minis­té­riels, sur­git le pro­jet de trans­for­mer son étage poli­tique (exé­cu­tif) en étage tech­no­cra­tique. Le résul­tat pré­vi­sible d’un tel pro­ces­sus ne peut être que la pour­suite de l’affaiblissement de l’appareil d’État, du moins dans ses fonc­tions redis­tri­bu­trices et pro­tec­trices, et sa neu­tra­li­sa­tion poli­tique. On voit ici resur­gir le vieux pro­jet d’un État inca­pable non seule­ment d’aider à pen­ser et à pro­je­ter un ave­nir com­mun plus juste, mais éga­le­ment d’agir pour réa­li­ser le pro­jet issu du débat démo­cra­tique. Les pro­mo­teurs de ces évo­lu­tions par­le­ront bien enten­du de libé­ra­tion des éner­gies indi­vi­duelles, de la socié­té et, bien enten­du, du mar­ché, ce qui est une autre manière d’évacuer la cen­tra­li­té du poli­tique dans les domaines aban­don­nés par l’État.

On note­ra éga­le­ment l’ironie de la pro­po­si­tion à l’heure où se font entendre des dénon­cia­tions de l’inaction et de l’irrésolution du per­son­nel poli­tique face aux défis cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux et où se struc­ture l’exigence d’un renou­veau démo­cra­tique per­met­tant de pen­ser une socié­té durable. C’est dans ce contexte qu’il peut sem­bler judi­cieux à cer­tains de sug­gé­rer de faire l’économie de visions fortes des enjeux contem­po­rains et de luttes poli­tiques. Ce qui est frap­pant, à cet égard, c’est que, sou­vent, ceux qui dénon­çaient hier le risque d’une dérive envi­ron­ne­men­ta­liste auto­ri­taire, fai­sant pas­ser les enjeux cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux avant les pro­ces­sus démo­cra­tiques, applau­dissent aujourd’hui l’appel à la dépo­li­ti­sa­tion de l’État. Ce point, d’une part, rap­pelle que la ten­ta­tion tech­no­cra­tique peut être de tous les bords poli­tiques et, d’autre part, indique à quel point la tech­no­cra­tie ne peut se déve­lop­per que sur la base de pré­sup­po­sés nor­ma­tifs et idéo­lo­giques, qu’ils soient néo­li­bé­raux ou envi­ron­ne­men­ta­listes, par exemple.

Rien n’indique que la sor­tie de M. Coens ral­lie­ra les foules. Cela étant, à défaut de convaincre de la néces­si­té de se défaire du poli­tique, la pro­po­si­tion tech­no­cra­tique pour­rait per­sua­der quelques citoyens de plus de l’urgence de se défaire de cer­tains poli­tiques et de reje­ter cer­taines poli­tiques qu’ils sou­tiennent. Si c’est le cas, elle n’aura sans doute pas été vaine.

  1. Au sens lit­té­ral du terme : le fait d’avoir pris un par­ti, d’avoir fait un choix moral et poli­tique en faveur de cer­taines valeurs.
  2. Bel­ga, « Charles Michel dénonce “la lâche­té” du PS et de la N‑VA : Paul Magnette lui répond », LeSoir.be, 4 novembre 2019.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.