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Simon Leys. Somme toute

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - Chine littérature par De Muynck Eric

novembre 2014

« J’ai par­tout cher­ché le repos et je ne l’ai trou­vé nulle part, sauf dans un coin avec un livre » Tho­mas a Kem­pis. À cha­cun son Simon Leys. Le débou­lon­neur de Mao ou le « Grand Tison­nier ». Le tra­duc­teur de Confu­cius ou de Lu Xun. L’amoureux de la mer et de ses écri­vains. De la cal­li­gra­phie ou de l’opéra chinois. […]

« J’ai par­tout cher­ché le repos et je ne l’ai trou­vé nulle part,

sauf dans un coin avec un livre »

Tho­mas a Kem­pis.

À cha­cun son Simon Leys. Le débou­lon­neur de Mao ou le « Grand Tison­nier ». Le tra­duc­teur de Confu­cius ou de Lu Xun. L’amoureux de la mer et de ses écri­vains. De la cal­li­gra­phie ou de l’opéra chi­nois. Le lec­teur atten­tif de Michaux, Ches­ter­ton, Conrad. Ou encore de George Orwell.

Pour ce qui me concerne, c’est bien par l’entremise de l’auteur d’Hommage à la Cata­logne que je vins un beau jour à lui. Déni­ché gale­rie des Princes à Bruxelles, son bref essai Orwell ou l’horreur de la poli­tique (paru en 1984 dans la col­lec­tion « Savoir » des édi­tions Her­mann) résume, tout bien consi­dé­ré, ce qui nous rend Simon Leys si atta­chant et si proche : cet alliage rare fait d’une langue claire au ser­vice d’une pen­sée éru­dite, à quoi il faut ajou­ter ce que les Anglo-Saxons appellent le wit, ce sens aigu du trait d’esprit, chez lui sou­vent rava­geur, quoique jamais dénué de profondeur.

La cou­ver­ture de ce mince ouvrage, pour­tant aus­tère dans son édi­tion ori­gi­nale, accroche régu­liè­re­ment mon œil et alors que je le repre­nais en mains récem­ment, je me suis aper­çu qu’il fai­sait par­tie de ceux qui me suivent avec une fidé­li­té sans faille, et dont les idées conti­nuent à réson­ner en moi, les années pas­sant, comme d’une urgente actualité.

Pour s’en convaincre, les ful­gu­rances ne manquent pas : « Les hon­nêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, pré­ci­sé­ment, faute d’imagination. » Cette forte ima­gi­na­tion, Leys la détecte par­mi les pre­miers textes d’Orwell, comme Une pen­dai­son (1931), Com­ment j’ai tué un élé­phant (1936) ou Le quai de Wigan (1937), qui met­tront cepen­dant des décen­nies à nous par­ve­nir. Il y a aus­si cette réflexion qui tra­verse l’ouvrage sur com­ment quit­ter le monde res­pec­table et rejoindre le camp des vain­cus, des oppri­més. Ou encore ces liens tis­sés avec l’œuvre de la phi­lo­sophe Simone Weil sur laquelle Leys s’est aus­si pen­ché avec attention.

D’ailleurs, à relire son Orwell, com­ment ne pas per­ce­voir, dans ce por­trait intel­lec­tuel, le reflet de Leys lui-même ? Il écrit : « [Orwell] voyait l’évidence, […] il savait l’épeler dans un lan­gage intel­li­gible. Cette si rare capa­ci­té l’armait d’une cer­ti­tude qui, pour être dénuée d’arrogance, à l’occasion pou­vait néan­moins se mon­trer assez féro­ce­ment barbelée. »

Une férocité contagieuse

Pour savou­rer chez notre homme ce carac­tère féroce, il faut en pré­am­bule — cela pour­ra paraitre une évi­dence — revoir sa pres­ta­tion du 27 mai 1983 dans l’émission Apos­trophes. Il a alors déjà publié trois livres, atta­quant avec clair­voyance le régime de Mao. Son pas­sage pla­ce­ra sous l’éteignoir ces raille­ries qui le pour­suivent depuis le début des années 1970, lui dont le seul tort est d’avoir eu rai­son avant tout le monde, ou peu s’en faut, dans le pay­sage intel­lec­tuel fran­çais de l’époque.

Dans Le métier de lire, Ber­nard Pivot épin­gle­ra d’ailleurs la pré­sence de Leys sur son pla­teau en ces termes : « Quand elle est fon­dée, géné­reuse et qu’elle s’applique à des choses essen­tielles, l’indignation est un sen­ti­ment sans rival. » On y voit un Leys ce soir-là por­té par cette convic­tion orwel­lienne qu’il a depuis des années che­villée à l’âme, à savoir que « les intel­lec­tuels sont por­tés au tota­li­ta­risme bien plus que les gens ordi­naires. » D’apparence ner­veux, son dis­cours gagne peu à peu en force et il se met à déco­cher une série de flèches qui viennent trans­per­cer Maria Anto­niet­ta Mac­cioc­chi, et à tra­vers elle, tous les lau­da­teurs du maoïsme : « Son ouvrage De la Chine, ce que l’on peut dire de plus cha­ri­table, c’est que c’est d’une stu­pi­di­té totale, parce que si l’on ne l’accusait pas d’être stu­pide, il fau­drait dire que c’est une escroquerie. »

Ce sens du trait assas­sin trouve d’ailleurs une abon­dante illus­tra­tion dans ses Essais sur la Chine (Robert Laf­font, col­lec­tion « Bou­quins »). Ain­si, que n’écrit-il pas à pro­pos des Impres­sions d’Asie de Ber­nard-Hen­ri Lévy ! « Dans son aimable insi­gni­fiance, l’essai de M. Lévy semble confir­mer l’observation d’Henri Michaux : les phi­lo­sophes d’une nation de gar­çons coif­feurs sont plus pro­fon­dé­ment gar­çons coif­feurs que phi­lo­sophes. » Et Leys de s’amuser, quand il ne s’en exas­père pas, de juge­ments du type : « Le voya­geur de l’avenir n’aura pas vrai­ment le choix : il sera kan­tien, ou il ne sera pas. » Rideau.

Par la suite, pas­se­ront encore à la trappe Barthes en client cour­rou­cé d’Air France, Pey­re­fitte et sa myo­pie, ou cet ambas­sa­deur fran­çais par­ti en poste, aveu ô com­bien tou­chant, dans la Chine de la Révo­lu­tion cultu­relle et cela pour s’y reposer !

Angles d’attaque

Belge rebelle aux modes, bra­vant la men­ta­li­té de cer­tains de ces contem­po­rains (logés pour bon nombre sur la rive gauche de la scène), Leys a su tirer avan­tage de ses ori­gines. Il incarne à mer­veille ce qu’écrivait Borges : « Un écri­vain né dans un grand pays court le risque de pré­sup­po­ser que la culture de sa patrie lui suf­fit. Para­doxa­le­ment, c’est lui qui tend ain­si à être pro­vin­cial. » Hap­pé par la Chine alors qu’il n’a pas vingt ans, Leys, confu­sé­ment conscient d’un manque, laisse par la suite pro­li­fé­rer en lui bien des espaces intimes, au-delà de l’exigüité du ter­ri­toire natio­nal, et s’approprie avec gour­man­dise lan­gages, lit­té­ra­tures, sensibilités.

Côté méthode, son acui­té vient sans doute aus­si du fait qu’il ne fait confiance qu’au texte. Comme l’écrivait D.H. Law­rence, qu’il aimait à citer : « Méfiez-vous de l’auteur. Faites confiance à son œuvre. La vraie tâche d’un cri­tique est de sau­ver l’œuvre des mains d’un auteur. » Pour par­faite illus­tra­tion de cette ligne de conduite, Simon Leys exa­mine dans son essai Bel­gi­tude de Michaux la manière dont l’auteur mal­mène sur ses vieux jours ce que l’on peut consi­dé­rer comme l’un de ses chefs‑d’œuvre, Un bar­bare en Asie (1931), et cela au seuil d’une impres­sion sur papier bible dans la Pléiade. Michaux, deve­nu « Fran­çais » et dès lors pris de scru­pules, sabre allè­gre­ment dans le texte, met­tant son lec­teur au régime sans sel. Il éli­mine des pas­sages de l’édition ori­gi­nale, comme ici, ceux notés en ita­liques : « Au Japon, les hommes sont laids, sans rayon­ne­ment, dou­lou­reux et secs. L’air de tout petits, petits employés sans ave­nir, de capo­raux, tous en sous-ordres, ser­vi­teurs du baron X et de Mon­sieur Z ou de la papa­trie… de petits yeux de cochon, des dents cariées. » Le rouge aux joues, il va même écrire un petit mot d’excuse en exergue du cha­pitre qui lui est consa­cré : « Ce Japon d’aspect étri­qué, méfiant et sur les dents, est dépas­sé. Il est clair à pré­sent qu’à l’autre bout de la pla­nète, l’Europe a trou­vé un voi­sin. » La plume de Michaux rature avec vigueur. « Les brahmes sont sou­vent jaloux comme des bos­sus et igno­rants comme des carpes » se méta­mor­phose en un sobre : « Les brahmes sont jaloux, sou­vent igno­rants. » Peuh !

Face à ce désastre, Simon Leys écrit : « Une œuvre ins­pi­rée est, par défi­ni­tion même, une œuvre qui a échap­pé à son auteur — le dan­ger est donc qu’il veuille le rat­tra­per et qu’il tente mal­adroi­te­ment de réta­blir son contrôle sur elle. » Pui­sé au même ton­neau, Leys cite ce que repro­chait une cri­tique new-yor­kaise à Hen­ry James : « On sou­hai­te­rait que M. James ait plus de res­pect pour les clas­siques, à com­men­cer par ceux qui sont sor­tis de sa plume. »

Jouer le texte contre son auteur. Inves­tir dans la connais­sance de l’autre et de sa langue. Tout lire. Même les petits carac­tères. Pas éton­nant que Simon Leys ait été pris d’admiration pour le père Lada­ny, ce jésuite d’origine hon­groise, empri­son­né sous Mao, fina­le­ment éta­bli à Hong Kong et auteur du bul­le­tin Chi­na News Ana­ly­sis, source obli­ga­toire pour qui s’intéressait à la Chine. La méthode était simple : à l’aide d’une énorme antenne radio, aus­cul­ter ce qui pou­vait se dire au plus pro­fond de l’immense ter­ri­toire chi­nois et com­pa­rer ce qui pou­vait être dit, entre cette mul­ti­tude de voix locales et le dis­cours offi­ciel de Pékin. L’art, pour reprendre les mots de Leys, d’interpréter des ins­crip­tions inexis­tantes écrites à l’encre invi­sible sur une page blanche.

Il nous reste ain­si bien des ter­ri­toires à explo­rer, Leys ayant, par ses essais, ouvert des hori­zons sou­vent insoup­çon­nés ou tout bon­ne­ment oubliés. Après lui, Orwell ne se voit donc plus réduit à 1984 et à la Ferme aux ani­maux. Et D.H. Law­rence à L’amant de lady Chat­ter­ley. Toute son œuvre nous invite donc à ouvrir les yeux et à nous appli­quer à voir, enfin, ce qui est là, par­fois juste au bout de notre nez. Je fais ain­si le pari, comme il l’écrivait en 1984 à pro­pos d’Orwell, que « ce mort conti­nue­ra à nous par­ler avec plus de force et de clar­té que la plu­part des com­men­ta­teurs et poli­ti­ciens dont nous pou­vons lire la prose dans le jour­nal de ce matin ».

[([*À écou­ter*]
Sur France Culture, le pod­cast de l’émission de La Chine à l’ombre de Mao, docu­men­taire d’archive en hom­mage à Pierre Ryck­mans, alias Simon Leys, à qui sied à mer­veille cette cita­tion de Lu Xun, lue en pré­am­bule de l’émission : « Aus­si, s’il se trou­vait aujourd’hui quelque étran­ger, qui tout en ayant été admis à s’assoir au ban­quet chi­nois, n’hésiterait pour­tant pas à vitu­pé­rer en notre nom contre la pré­sente condi­tion de la Chine, voi­là ce que j’appellerai un homme vrai­ment hon­nête, un homme vrai­ment admirable. »)]

De Muynck Eric


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