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Sidi Marabout
1914 C’est comme cela. Et c’est normal. Ce n’est pas parce qu’on a fait une partie de ses hautes études à l’étranger qu’on n’est pas réputé français et donc mobilisé. C’est la guerre. Bon pour le service. L’homme dont on parle ici n’a d’ailleurs jamais pensé à se soustraire à ce devoir quand il est rentré en France. Au […]
1914
C’est comme cela. Et c’est normal. Ce n’est pas parce qu’on a fait une partie de ses hautes études à l’étranger qu’on n’est pas réputé français et donc mobilisé. C’est la guerre. Bon pour le service. L’homme dont on parle ici n’a d’ailleurs jamais pensé à se soustraire à ce devoir quand il est rentré en France. Au contraire. Il a même refusé d’être intégré sous un grade supérieur auquel ses études lui auraient pourtant permis d’accéder… Le voilà rentré de Jersey et enrôlé bidasse. Caporal-brancardier. Moi qui, en des temps de paix moins glorieux ai fini sergent-ambulancier, je suis impressionné rétrospectivement par la modestie de sa décision. Être au coude-à-coude dans la troupe. C’est ce qu’il sera, tout au long de la guerre, sur le front, dans la promiscuité ordinaire des poilus, au sein de son bataillon, brancardier de 2e classe, 8e régiment de marche de tirailleurs marocains, devenu en 1915, le 4e régiment mixte de zouaves et de tirailleurs marocains. Autour d’Ypres aux pires moments, mais aussi sur la Somme et en Lorraine. Et même en Alsace, à la fin. Familier du barda. Pas une blessure. Pas une maladie ne touche cet homme qu’on sait grand, mince, élégant, d’une santé de fer, pendant ces quatre années. Il semble à la fois dedans et dehors. Pas de déprime. Il doit avoir un secret.
On l’apprécie. Les Africains qui se dévouent comme lui, même gourbi, même rata, l’appellent affectueusement Sidi Marabout. Les zouaves français disent instinctivement : « Monsieur ». Tous sentent confusément qu’il est un peu différent. Il écrit beaucoup. Notamment des lettres. À sa chère cousine à laquelle le lie une affection profonde. Il lui raconte la vie, ses pensées. Il écrit qu’il pense à ses deux frères, également sur le front et qui mourront dans le brasier mondial. Il lui demande, toujours par lettres, des lainages qu’aussitôt reçus, il distribue à ses camarades de troupe. Bonne fortune quand le vent d’hiver siffle au ras de la gadoue gelée ! Il y a aussi les biscuits, le tabac. Et puis le miracle qui se nomme ballon de foot (il le lui demande, en précisant presque comiquement à l’ignorante : pas de rugby, quelque chose de sphérique, pas ovoïde!). Elle trouve, elle fait l’envoi. Pour que les hommes, descendus de première ligne, se détendent pendant les exaspérantes périodes où le front est stable. Une autre fois, ce sont deux paires de bretelles qui trouveront acquéreurs immédiats. Une autre fois, un bonnet, des chaussettes, le saucisson de Nîmes, la joie…
Mais, quand le combat fait rage, il est silencieusement héroïque, au premier poste. Plusieurs fois. Les publications militaires le concernant disent en 1915 — citation à l’ordre de la Division : « A, à sa demande, quitté le poste de secours pour servir aux tranchées de première ligne. A fait preuve de la plus grande abnégation et d’un mépris absolu du danger. » Et, en 1916 — citation à l’ordre de l’Armée : « Modèle de bravoure, d’abnégation et de sang-froid. Du 15 au 19 aout 1916 a dirigé les équipes de brancardiers sur un terrain bouleversé par l’artillerie et battu par les mitrailleuses. Le 18 aout, est allé chercher à une vingtaine de mètres des lignes ennemies, le corps d’un officier tué et l’a ramené dans les tranchées. » Médaille militaire en juin 1917 avec, pour citation : « Excellent gradé. S’est acquis par l’élévation de son caractère la confiance et le respect. Le 20 mai 1917 est allé spécialement dans une tranchée soumise à un très violent tir d’artillerie pour y recueillir un blessé. » On ne soupçonne pas ce qu’il a dans la tête. Lui bien. Il commence à entrevoir.
Les hommes aiment lui faire plaisir. Ils construisent pour lui une sorte de petite table utilisable dans la tranchée. En permission, il marche seul à l’arrière du front. De longues promenades — plusieurs lieues parfois — où il a l’air de réfléchir. Il croise des gens éperdus, à la veille d’être évacués, sachant déjà qu’ils ont tout perdu, il voit des églises éventrées. Il écrit à sa cousine. Il n’a pas l’air de se plaindre. Elle s’appelle Marguerite. Il dit familièrement « Marg ». C’était aussi le prénom de ma mère qui, à cette époque, était une petite fille de pas cinq ans. Il aurait pu la croiser, lui parler lors d’une de ses longues marches, aux abords du petit village devenu stratégique où elle était née et où elle vivait sous les obus, pas très loin de Furnes, dans les prairies inondées par l’Yser. Lui, partout où il passe, il s’empresse. Il dit aux gens des choses qui font du bien. Des officiers viennent l’écouter. On le respecte. On ne sait pas encore qui il est exactement. Ni qui il sera.
Rien qui fasse sensationnel dans les lettres à sa cousine. Pas de complaisance dans l’horreur, pas de descriptions de gueules cassées, on les imagine bien assez comme ça, les malheureux ! On n’est ni dans Goya, ni dans Masereel, ces génies visuels de l’atrocité guerrière. Pas non plus ce pathos, sans doute un peu cathartique dans lequel certains — on peut les comprendre — se sont exprimés. La gravité du réel, dans une sorte de sobriété distante, de miséricorde immense aussi, pour les temps présents et ce qu’on attend d’un avenir plus sûr. Cette réserve, ce « dire moins » au cœur d’une riche correspondance, on pensera peut-être que c’est pour ne pas alarmer trop sa correspondante. Pourtant, il connait la force de caractère qu’elle a. Les longues randonnées qu’ils ont faites ensemble dans la montagne, plus jeunes, lui ont appris qu’elle n’avait pas froid aux yeux, qu’elle ne lui cédait en rien, quant à l’intrépidité. Simplement, chez cet homme, il se trouve une mystérieuse paix. Son voyage n’est pas au bout de la nuit. Aucune communauté de sensibilité non plus avec la gueulante patriotarde par laquelle on tente de maintenir la tension guerrière de la troupe. Il ne se venge pas de 1870. Il est là, pour servir, pour soulager, si c’est possible. Pas de couplet cocardier non plus, sur les « Boches » même s’il emploie le mot. Presque froid. Une sorte de patience. On a l’impression que, s’il avait été « de l’autre bord », du côté des Allemands, il aurait fait pareil. Son âme est ailleurs.
On a le sentiment que lui et sa cousine tant aimée au loin forment un étrange duo d’amants surnaturels qu’un serment d’amitié absolue et chaste aurait liés par-dessus les siècles. Ici et là, une phrase énigmatique se hausse bien au-dessus de la chronique du soldat concluant une missive à la famille : « Quant aux séparations, il est sûr que notre cœur en saignera toujours…»
Il rêve du plus lointain passé. Ou du plus lointain avenir. Il voit des choses qu’on ne comprend pas. D’où lui viendrait ce mélange d’allégresse d’agir et de calme certitude, si on ne lui supposait pas quelque frôlement d’ange ? Il écrit, il écrit. En plus des lettres, de petits essais, des sortes de dissertations visionnaires, de méditations sur la vie du cosmos, tellement singulières quand on sait qu’il les conçoit, pauvrement abrité dans les murs ruinés d’une maison de Nieuport ou en un gourbi inondé d’Oostdunkerque ou sur la dune de Zuydcote. Chaque texte, sitôt terminé, parfois sous les obus, est expédié à sa fidèle amie, comme nouvelle étape testamentaire ultime « s’il m’arrivait quelque chose»… Si on ne savait pas son courage, la détermination farouche de son engagement, son mépris du danger sans dérobade aux jours les plus terribles de la fournaise, — toutes attitudes qui d’une certaine façon l’«autorisent », lui donnent autorité, on pourrait être choqué ou troublé. C’est que la vision qu’il a du sens du conflit lui-même pourrait scandaliser. On sent bien que la philosophie qu’il se construit devant cette guerre et qu’il expose à sa cousine, a des origines inouïes qui prendront plus tard un éclat prodigieux. Considérer le carnage en cours et son absurdité comme un sursaut de civilisation annonciateur de mutations essentielles. Il est urgent, selon lui, de se forger une pensée intégrant toutes les dimensions panthéïstiques (sic) que nous offre le spectacle de la nature, des âges les plus reculés jusqu’à l’action aveugle des hommes du XXe siècle. Pour lui, ces mutations sont là, elles ont lieu, les hommes n’ont pas pu les infléchir mieux, elles doivent donc trouver un sens, un exhaussement planétaire insoupçonnable et qui s’enfante dans la douleur… C’est « le grand heurt des peuples et des énergies brutales ». Une étape. Il a une petite idée sur la question, une intuition qui s’avance par-dessus les millénaires dans un chaos qui n’est qu’apparent. Il n’empêche : on le croiserait aujourd’hui, sous la porte de Menin, sous la liste hantée et écrasante des morts, qu’on lui demanderait s’il pense toujours de même. Sérénité mystique du futur au cœur de l’apocalypse ? D’où tire-t-il cela ? Lui le sait. On reste médusé devant l’énigme d’une telle force de vision, la certitude qu’il en a, pendant que les balles sifflent au-dessus des têtes, que les baïonnettes fouillent les ventres… Dieu est tout. Et dans l’attente, il convient de secourir.
J’ai oublié de vous dire son nom : il s’appelle Pierre Teilhard de Chardin.