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Sidi Marabout

Numéro 1 - 2015 par Jacques Vandenschrick

janvier 2015

1914 C’est comme cela. Et c’est nor­mal. Ce n’est pas parce qu’on a fait une par­tie de ses hautes études à l’étranger qu’on n’est pas répu­té fran­çais et donc mobi­li­sé. C’est la guerre. Bon pour le ser­vice. L’homme dont on parle ici n’a d’ailleurs jamais pen­sé à se sous­traire à ce devoir quand il est ren­tré en France. Au […]

Italique

1914

C’est comme cela. Et c’est nor­mal. Ce n’est pas parce qu’on a fait une par­tie de ses hautes études à l’étranger qu’on n’est pas répu­té fran­çais et donc mobi­li­sé. C’est la guerre. Bon pour le ser­vice. L’homme dont on parle ici n’a d’ailleurs jamais pen­sé à se sous­traire à ce devoir quand il est ren­tré en France. Au contraire. Il a même refu­sé d’être inté­gré sous un grade supé­rieur auquel ses études lui auraient pour­tant per­mis d’accéder… Le voi­là ren­tré de Jer­sey et enrô­lé bidasse. Capo­ral-bran­car­dier. Moi qui, en des temps de paix moins glo­rieux ai fini ser­gent-ambu­lan­cier, je suis impres­sion­né rétros­pec­ti­ve­ment par la modes­tie de sa déci­sion. Être au coude-à-coude dans la troupe. C’est ce qu’il sera, tout au long de la guerre, sur le front, dans la pro­mis­cui­té ordi­naire des poi­lus, au sein de son bataillon, bran­car­dier de 2e classe, 8e régi­ment de marche de tirailleurs maro­cains, deve­nu en 1915, le 4e régi­ment mixte de zouaves et de tirailleurs maro­cains. Autour d’Ypres aux pires moments, mais aus­si sur la Somme et en Lor­raine. Et même en Alsace, à la fin. Fami­lier du bar­da. Pas une bles­sure. Pas une mala­die ne touche cet homme qu’on sait grand, mince, élé­gant, d’une san­té de fer, pen­dant ces quatre années. Il semble à la fois dedans et dehors. Pas de déprime. Il doit avoir un secret.

On l’apprécie. Les Afri­cains qui se dévouent comme lui, même gour­bi, même rata, l’appellent affec­tueu­se­ment Sidi Mara­bout. Les zouaves fran­çais disent ins­tinc­ti­ve­ment : « Mon­sieur ». Tous sentent confu­sé­ment qu’il est un peu dif­fé­rent. Il écrit beau­coup. Notam­ment des lettres. À sa chère cou­sine à laquelle le lie une affec­tion pro­fonde. Il lui raconte la vie, ses pen­sées. Il écrit qu’il pense à ses deux frères, éga­le­ment sur le front et qui mour­ront dans le bra­sier mon­dial. Il lui demande, tou­jours par lettres, des lai­nages qu’aussitôt reçus, il dis­tri­bue à ses cama­rades de troupe. Bonne for­tune quand le vent d’hiver siffle au ras de la gadoue gelée ! Il y a aus­si les bis­cuits, le tabac. Et puis le miracle qui se nomme bal­lon de foot (il le lui demande, en pré­ci­sant presque comi­que­ment à l’ignorante : pas de rug­by, quelque chose de sphé­rique, pas ovoïde!). Elle trouve, elle fait l’envoi. Pour que les hommes, des­cen­dus de pre­mière ligne, se détendent pen­dant les exas­pé­rantes périodes où le front est stable. Une autre fois, ce sont deux paires de bre­telles qui trou­ve­ront acqué­reurs immé­diats. Une autre fois, un bon­net, des chaus­settes, le sau­cis­son de Nîmes, la joie…

Mais, quand le com­bat fait rage, il est silen­cieu­se­ment héroïque, au pre­mier poste. Plu­sieurs fois. Les publi­ca­tions mili­taires le concer­nant disent en 1915 — cita­tion à l’ordre de la Divi­sion : « A, à sa demande, quit­té le poste de secours pour ser­vir aux tran­chées de pre­mière ligne. A fait preuve de la plus grande abné­ga­tion et d’un mépris abso­lu du dan­ger. » Et, en 1916 — cita­tion à l’ordre de l’Armée : « Modèle de bra­voure, d’abnégation et de sang-froid. Du 15 au 19 aout 1916 a diri­gé les équipes de bran­car­diers sur un ter­rain bou­le­ver­sé par l’artillerie et bat­tu par les mitrailleuses. Le 18 aout, est allé cher­cher à une ving­taine de mètres des lignes enne­mies, le corps d’un offi­cier tué et l’a rame­né dans les tran­chées. » Médaille mili­taire en juin 1917 avec, pour cita­tion : « Excellent gra­dé. S’est acquis par l’élévation de son carac­tère la confiance et le res­pect. Le 20 mai 1917 est allé spé­cia­le­ment dans une tran­chée sou­mise à un très violent tir d’artillerie pour y recueillir un bles­sé. » On ne soup­çonne pas ce qu’il a dans la tête. Lui bien. Il com­mence à entrevoir.

Les hommes aiment lui faire plai­sir. Ils construisent pour lui une sorte de petite table uti­li­sable dans la tran­chée. En per­mis­sion, il marche seul à l’arrière du front. De longues pro­me­nades — plu­sieurs lieues par­fois — où il a l’air de réflé­chir. Il croise des gens éper­dus, à la veille d’être éva­cués, sachant déjà qu’ils ont tout per­du, il voit des églises éven­trées. Il écrit à sa cou­sine. Il n’a pas l’air de se plaindre. Elle s’appelle Mar­gue­rite. Il dit fami­liè­re­ment « Marg ». C’était aus­si le pré­nom de ma mère qui, à cette époque, était une petite fille de pas cinq ans. Il aurait pu la croi­ser, lui par­ler lors d’une de ses longues marches, aux abords du petit vil­lage deve­nu stra­té­gique où elle était née et où elle vivait sous les obus, pas très loin de Furnes, dans les prai­ries inon­dées par l’Yser. Lui, par­tout où il passe, il s’empresse. Il dit aux gens des choses qui font du bien. Des offi­ciers viennent l’écouter. On le res­pecte. On ne sait pas encore qui il est exac­te­ment. Ni qui il sera.

Rien qui fasse sen­sa­tion­nel dans les lettres à sa cou­sine. Pas de com­plai­sance dans l’horreur, pas de des­crip­tions de gueules cas­sées, on les ima­gine bien assez comme ça, les mal­heu­reux ! On n’est ni dans Goya, ni dans Mase­reel, ces génies visuels de l’atrocité guer­rière. Pas non plus ce pathos, sans doute un peu cathar­tique dans lequel cer­tains — on peut les com­prendre — se sont expri­més. La gra­vi­té du réel, dans une sorte de sobrié­té dis­tante, de misé­ri­corde immense aus­si, pour les temps pré­sents et ce qu’on attend d’un ave­nir plus sûr. Cette réserve, ce « dire moins » au cœur d’une riche cor­res­pon­dance, on pen­se­ra peut-être que c’est pour ne pas alar­mer trop sa cor­res­pon­dante. Pour­tant, il connait la force de carac­tère qu’elle a. Les longues ran­don­nées qu’ils ont faites ensemble dans la mon­tagne, plus jeunes, lui ont appris qu’elle n’avait pas froid aux yeux, qu’elle ne lui cédait en rien, quant à l’intrépidité. Sim­ple­ment, chez cet homme, il se trouve une mys­té­rieuse paix. Son voyage n’est pas au bout de la nuit. Aucune com­mu­nau­té de sen­si­bi­li­té non plus avec la gueu­lante patrio­tarde par laquelle on tente de main­te­nir la ten­sion guer­rière de la troupe. Il ne se venge pas de 1870. Il est là, pour ser­vir, pour sou­la­ger, si c’est pos­sible. Pas de cou­plet cocar­dier non plus, sur les « Boches » même s’il emploie le mot. Presque froid. Une sorte de patience. On a l’impression que, s’il avait été « de l’autre bord », du côté des Alle­mands, il aurait fait pareil. Son âme est ailleurs.

On a le sen­ti­ment que lui et sa cou­sine tant aimée au loin forment un étrange duo d’amants sur­na­tu­rels qu’un ser­ment d’amitié abso­lue et chaste aurait liés par-des­sus les siècles. Ici et là, une phrase énig­ma­tique se hausse bien au-des­sus de la chro­nique du sol­dat concluant une mis­sive à la famille : « Quant aux sépa­ra­tions, il est sûr que notre cœur en sai­gne­ra toujours…»

Il rêve du plus loin­tain pas­sé. Ou du plus loin­tain ave­nir. Il voit des choses qu’on ne com­prend pas. D’où lui vien­drait ce mélange d’allégresse d’agir et de calme cer­ti­tude, si on ne lui sup­po­sait pas quelque frô­le­ment d’ange ? Il écrit, il écrit. En plus des lettres, de petits essais, des sortes de dis­ser­ta­tions vision­naires, de médi­ta­tions sur la vie du cos­mos, tel­le­ment sin­gu­lières quand on sait qu’il les conçoit, pau­vre­ment abri­té dans les murs rui­nés d’une mai­son de Nieu­port ou en un gour­bi inon­dé d’Oostdunkerque ou sur la dune de Zuyd­cote. Chaque texte, sitôt ter­mi­né, par­fois sous les obus, est expé­dié à sa fidèle amie, comme nou­velle étape tes­ta­men­taire ultime « s’il m’arrivait quelque chose»… Si on ne savait pas son cou­rage, la déter­mi­na­tion farouche de son enga­ge­ment, son mépris du dan­ger sans déro­bade aux jours les plus ter­ribles de la four­naise, — toutes atti­tudes qui d’une cer­taine façon l’«autorisent », lui donnent auto­ri­té, on pour­rait être cho­qué ou trou­blé. C’est que la vision qu’il a du sens du conflit lui-même pour­rait scan­da­li­ser. On sent bien que la phi­lo­so­phie qu’il se construit devant cette guerre et qu’il expose à sa cou­sine, a des ori­gines inouïes qui pren­dront plus tard un éclat pro­di­gieux. Consi­dé­rer le car­nage en cours et son absur­di­té comme un sur­saut de civi­li­sa­tion annon­cia­teur de muta­tions essen­tielles. Il est urgent, selon lui, de se for­ger une pen­sée inté­grant toutes les dimen­sions pan­théïs­tiques (sic) que nous offre le spec­tacle de la nature, des âges les plus recu­lés jusqu’à l’action aveugle des hommes du XXe siècle. Pour lui, ces muta­tions sont là, elles ont lieu, les hommes n’ont pas pu les inflé­chir mieux, elles doivent donc trou­ver un sens, un exhaus­se­ment pla­né­taire insoup­çon­nable et qui s’enfante dans la dou­leur… C’est « le grand heurt des peuples et des éner­gies bru­tales ». Une étape. Il a une petite idée sur la ques­tion, une intui­tion qui s’avance par-des­sus les mil­lé­naires dans un chaos qui n’est qu’apparent. Il n’empêche : on le croi­se­rait aujourd’hui, sous la porte de Menin, sous la liste han­tée et écra­sante des morts, qu’on lui deman­de­rait s’il pense tou­jours de même. Séré­ni­té mys­tique du futur au cœur de l’apocalypse ? D’où tire-t-il cela ? Lui le sait. On reste médu­sé devant l’énigme d’une telle force de vision, la cer­ti­tude qu’il en a, pen­dant que les balles sifflent au-des­sus des têtes, que les baïon­nettes fouillent les ventres… Dieu est tout. Et dans l’attente, il convient de secourir.

J’ai oublié de vous dire son nom : il s’appelle Pierre Teil­hard de Chardin.

Jacques Vandenschrick


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