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Si des personnalités font l’histoire, les peuples en défont parfois le cours

Numéro 3 Mars 2011 par Marie-Hélène Schrobiltgen

mars 2011

Dès l’école pri­maire, nous appre­nons que l’histoire s’identifie à de grands noms. De Jules César au géné­ral de Gaulle, d’Indira Gand­hi à Mar­ga­ret That­cher, de Ruth Hand­ler à Bill Gates, quelques indi­vi­dus sem­blant plus doués que les autres ont façon­né l’histoire de l’humanité. Ces per­son­na­li­tés ont gou­ver­né des empires poli­tiques ou com­mer­ciaux. Leur pen­sée et leur action ont […]

Dès l’école pri­maire, nous appre­nons que l’histoire s’identifie à de grands noms. De Jules César au géné­ral de Gaulle, d’Indira Gand­hi à Mar­ga­ret That­cher, de Ruth Hand­ler à Bill Gates, quelques indi­vi­dus sem­blant plus doués que les autres ont façon­né l’histoire de l’humanité. Ces per­son­na­li­tés ont gou­ver­né des empires poli­tiques ou com­mer­ciaux. Leur pen­sée et leur action ont influen­cé la vie des popu­la­tions de leur époque, mais aus­si celle de leurs des­cen­dants. Que fai­saient leurs contem­po­rains ano­nymes pen­dant ce temps-là ? Rien qui vaille la peine d’être men­tion­né dans les manuels d’histoire ? Et pour­tant… Si les récits poli­tiques et média­tiques pri­vi­lé­gient d’habitude le point de vue et le rôle des gou­ver­nants, l’actualité récente a rap­pe­lé à la mémoire que les gou­ver­nés sont des acteurs déter­mi­nants du cours que prend la vie poli­tique d’un pays. Ce pou­voir des « ano­nymes » n’est ni récent, ni exceptionnel.

Cet hiver a don­né lieu à des com­mé­mo­ra­tions de la « grève du siècle », qui a secoué la Bel­gique en 1960 – 1961. Loin de se résu­mer à un affron­te­ment entre le Pre­mier ministre G. Eys­kens et le lea­deur syn­di­cal A. Renard, cette grève a impli­qué des cen­taines de mil­liers de gré­vistes, mais aus­si leur famille, des mil­liers de poli­ciers, de gen­darmes et de mili­taires, ain­si que d’autres groupes sociaux, appuyant les gré­vistes ou s’opposant à eux. Un impor­tant col­loque tenu à Liège en décembre a per­mis d’entrevoir le bouillon­ne­ment que ces évè­ne­ments ont pro­vo­qué au sein de la popu­la­tion belge de manière large1.

En février, un autre col­loque s’est inté­res­sé à la grève géné­rale2. Ici aus­si, plu­sieurs expo­sés ont sou­li­gné les ten­sions tra­ver­sant une socié­té lors d’une grève, les inter­ac­tions entre groupes sociaux et le rôle joué par des mil­liers d’anonymes dans ces cir­cons­tances. En ouver­ture du col­loque, A. Morel­li fai­sait obser­ver que Z. Ben Ali avait quit­té le pou­voir quand les mobi­li­sa­tions du peuple tuni­sien s’étaient dou­blées d’une grève géné­rale. Mani­fes­te­ment, les sta­tues des grands hommes ne tombent pas toutes seules. Il faut bien des femmes et des hommes ano­nymes, mais mobi­li­sés et ras­sem­blés, pour les déboulonner…

Au-delà de l’exercice du droit de vote, des grèves, des mani­fes­ta­tions ou des révoltes popu­laires, de « simples » citoyens peuvent aus­si jouer un rôle poli­tique déter­mi­nant d’autres façons. Dans une grande dis­cré­tion, pour ne pas dire dans un silence média­tique qua­si total, l’Islande vit actuel­le­ment un pro­ces­sus poli­tique assez inédit. Après avoir reje­té par réfé­ren­dum les pro­po­si­tions de leur gou­ver­ne­ment rela­tives aux consé­quences de la faillite des banques, les Islan­dais ont élu vingt-cinq per­sonnes, qua­si­ment ano­nymes, pour refondre leur Consti­tu­tion de manière sub­stan­tielle. En dehors des cir­cuits ins­ti­tu­tion­nels clas­siques, ce pro­ces­sus mobi­lise la popu­la­tion de manière assu­ré­ment originale.

Plus près de nous, dif­fé­rents épi­sodes ont mon­tré que mal­gré un sys­tème poli­tique lar­ge­ment mono­po­li­sé par les élites poli­tiques (celles des par­tis et des piliers clas­siques), la longue crise ins­ti­tu­tion­nelle que tra­verse la Bel­gique ne se limite pas aux grilles du palais royal et aux per­son­na­li­tés qui les fran­chissent. Sans le sou­tien des prin­ci­pales orga­ni­sa­tions poli­tiques, des citoyens, ici aus­si ano­nymes pour la plu­part, ont pour­tant réus­si à faire entendre leur voix, don­nant nais­sance à des mobi­li­sa­tions variées : mani­fes­ta­tion pour le main­tien d’une Bel­gique unie ou pour la for­ma­tion rapide d’un gou­ver­ne­ment, péti­tion pour pré­ser­ver la sécu­ri­té sociale, mou­ve­ments humo­ris­tiques (révo­lu­tion des frites, cam­ping 16, appel à se lais­ser pous­ser la barbe…). Autant d’initiatives qui témoignent de l’intérêt de nom­breux habi­tants du pays pour la poli­tique et de leur créa­ti­vi­té pour mon­trer leur pré­oc­cu­pa­tion à cet égard.

Aux yeux du public, la science poli­tique peut appa­raitre comme une dis­ci­pline cen­trée sur l’étude des diri­geants. En tant que science du gou­ver­ne­ment, elle exa­mine évi­dem­ment les stra­té­gies des gou­ver­nants, décor­tique leurs rela­tions et ana­lyse leurs déci­sions. Dans la presse, les poli­to­logues sont sou­vent inter­viewés pour décryp­ter les faits et gestes des per­son­na­li­tés poli­tiques ; ils sont plus rare­ment invi­tés à com­men­ter le rôle ou le sort des gou­ver­nés. Cette visi­bi­li­té contri­bue à don­ner de cette dis­ci­pline l’image d’une science du pou­voir. Pour­tant, la science poli­tique a éga­le­ment déve­lop­pé des outils pour ana­ly­ser les pra­tiques des gou­ver­nés eux-mêmes.

La par­ti­ci­pa­tion poli­tique consti­tue un vaste domaine de recherche. Pour­quoi cer­tains citoyens s’engagent-ils dans une asso­cia­tion, un syn­di­cat ou un par­ti poli­tique ? Par­ler de poli­tique est-il déjà une façon d’en faire ? Com­ment les élec­teurs déter­minent-ils leur choix de vote ? Au soir d’un scru­tin, les poli­to­logues attirent sou­vent l’attention sur les pré­cau­tions à prendre pour ana­ly­ser le « mes­sage de l’électeur ». Les enquêtes menées à la sor­tie des urnes montrent en effet la très grande diver­si­té des rai­sons qui pré­sident à un choix élec­to­ral. Les gou­ver­nés ont, indi­vi­duel­le­ment, une grille de lec­ture de la poli­tique qui est très variée. Dès lors, la lec­ture finale agré­gée dans le résul­tat élec­to­ral glo­bal peut sem­bler pour nombre d’électeurs déca­lée par rap­port à leurs propres moti­va­tions, d’autant plus quand la socié­té est tra­ver­sée par des cli­vages mar­qués. L’usage que les gou­ver­nants font ulté­rieu­re­ment du « mes­sage de l’électeur » peut ren­for­cer encore ce déca­lage et sem­bler arti­fi­ciel par rap­port aux rai­sons élec­to­rales. En ana­ly­sant fine­ment les moti­va­tions élec­to­rales, les poli­to­logues réta­blissent la com­pré­hen­sion des enjeux mul­tiples por­tés par le vote des gouvernés.

L’étude des poli­tiques publiques s’attache notam­ment à ana­ly­ser la manière dont les citoyens inter­viennent, en y étant invi­tés ou en s’y invi­tant, dans les méca­nismes de prise de déci­sion et de mise à l’agenda de pro­blèmes publics. Ain­si, de nom­breuses études ont pu mon­trer le rôle pri­mor­dial que des col­lec­tifs de femmes ou des gyné­co­logues et des infir­miers ont joué dans la mise à l’agenda poli­tique de la dépé­na­li­sa­tion de l’avortement. L’étude des poli­tiques publiques exa­mine éga­le­ment leur effet sur les citoyens ou sur cer­taines caté­go­ries de la popu­la­tion. Des outils de ges­tion publique pen­sés à prio­ri comme étant de bonnes pra­tiques peuvent abou­tir à une per­tur­ba­tion grave des rap­ports de soli­da­ri­té sociale. L’analyse poli­to­lo­gique peut mettre en évi­dence l’existence de voies sans issue, voire dan­ge­reuses pour les citoyens, et aver­tir les gou­ver­nants des risques de rup­ture sociale.

La phi­lo­so­phie poli­tique ques­tionne l’impact des idées et de leur dif­fu­sion sur les peuples et sur les indi­vi­dus. Elle envi­sage éga­le­ment la place réser­vée aux gou­ver­nés dans les réflexions des pen­seurs ou des gou­ver­nants. Enfin, les études de poli­tique com­pa­rée ou de rela­tions inter­na­tio­nales se penchent non seule­ment sur les rap­ports qu’entretiennent les gou­ver­nants et leurs gou­ver­nés dans dif­fé­rents contextes, mais elles ana­lysent éga­le­ment l’influence de cer­tains groupes sociaux sur l’évolution de la poli­tique des États, notam­ment sur le plan de leur action diplo­ma­tique ou mili­taire. À côté des gou­ver­ne­ments, des acteurs éco­no­miques, des mou­ve­ments paci­fistes ou éco­lo­gistes contri­buent à l’élaboration des poli­tiques internationales.

Le thème du poids et de l’action poli­tique des « gou­ver­nés » est donc d’une grande actua­li­té, il fait l’objet de nom­breuses recherches et sus­cite des ques­tions pas­sion­nantes3. Il touche en effet à la condi­tion de l’ensemble des habi­tants de la pla­nète et à leur rap­port à l’organisation et à la ges­tion de la vie en socié­té. Il est au cœur de toute démo­cra­tie, les gou­ver­nés étant la source de la légi­ti­mi­té des gouvernants.

À l’école, nous avons appris que l’histoire est faite par de grands noms. Que fai­saient dès lors leurs contem­po­rains ano­nymes ? L’actualité récente nous rap­pelle que si des per­son­na­li­tés marquent incon­tes­ta­ble­ment l’histoire, des ano­nymes peuvent aus­si en inver­ser le cours.

  1. « La mémoire de la grande grève de l’hiver 1960 – 1961 en Bel­gique », ULg, 9 – 11 décembre 2010. On lira éga­le­ment, La Revue nou­velle, « Hiver 60 : un trou de mémoire », novembre 2010.
  2. « Grêve géné­rale », ULB, 10 – 12 février 2011.
  3. Du 20 au 22 avril 2011, près de quatre-cents poli­to­logues fran­co­phones venus de plus de vingt-deux pays conver­ge­ront vers Bruxelles pour étu­dier sous de mul­tiples facettes la situa­tion des gou­ver­nés. En confron­tant leurs méthodes d’analyse, en com­pa­rant leurs hypo­thèses et en met­tant en paral­lèle leurs ter­rains d’étude, ils cher­che­ront à com­prendre ce qui carac­té­rise aujourd’hui la situa­tion des gou­ver­nés. « Être gou­ver­né au XXIe siècle, qua­trième congrès inter­na­tio­nal des asso­cia­tions fran­co­phones de science poli­tique », ULB, 20 – 22 avril 2011, http://www.sciencepolitique.be. Les séances plé­nières sont publiques.

Marie-Hélène Schrobiltgen


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