Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Si des personnalités font l’histoire, les peuples en défont parfois le cours
Dès l’école primaire, nous apprenons que l’histoire s’identifie à de grands noms. De Jules César au général de Gaulle, d’Indira Gandhi à Margaret Thatcher, de Ruth Handler à Bill Gates, quelques individus semblant plus doués que les autres ont façonné l’histoire de l’humanité. Ces personnalités ont gouverné des empires politiques ou commerciaux. Leur pensée et leur action ont […]
Dès l’école primaire, nous apprenons que l’histoire s’identifie à de grands noms. De Jules César au général de Gaulle, d’Indira Gandhi à Margaret Thatcher, de Ruth Handler à Bill Gates, quelques individus semblant plus doués que les autres ont façonné l’histoire de l’humanité. Ces personnalités ont gouverné des empires politiques ou commerciaux. Leur pensée et leur action ont influencé la vie des populations de leur époque, mais aussi celle de leurs descendants. Que faisaient leurs contemporains anonymes pendant ce temps-là ? Rien qui vaille la peine d’être mentionné dans les manuels d’histoire ? Et pourtant… Si les récits politiques et médiatiques privilégient d’habitude le point de vue et le rôle des gouvernants, l’actualité récente a rappelé à la mémoire que les gouvernés sont des acteurs déterminants du cours que prend la vie politique d’un pays. Ce pouvoir des « anonymes » n’est ni récent, ni exceptionnel.
Cet hiver a donné lieu à des commémorations de la « grève du siècle », qui a secoué la Belgique en 1960 – 1961. Loin de se résumer à un affrontement entre le Premier ministre G. Eyskens et le leadeur syndical A. Renard, cette grève a impliqué des centaines de milliers de grévistes, mais aussi leur famille, des milliers de policiers, de gendarmes et de militaires, ainsi que d’autres groupes sociaux, appuyant les grévistes ou s’opposant à eux. Un important colloque tenu à Liège en décembre a permis d’entrevoir le bouillonnement que ces évènements ont provoqué au sein de la population belge de manière large1.
En février, un autre colloque s’est intéressé à la grève générale2. Ici aussi, plusieurs exposés ont souligné les tensions traversant une société lors d’une grève, les interactions entre groupes sociaux et le rôle joué par des milliers d’anonymes dans ces circonstances. En ouverture du colloque, A. Morelli faisait observer que Z. Ben Ali avait quitté le pouvoir quand les mobilisations du peuple tunisien s’étaient doublées d’une grève générale. Manifestement, les statues des grands hommes ne tombent pas toutes seules. Il faut bien des femmes et des hommes anonymes, mais mobilisés et rassemblés, pour les déboulonner…
Au-delà de l’exercice du droit de vote, des grèves, des manifestations ou des révoltes populaires, de « simples » citoyens peuvent aussi jouer un rôle politique déterminant d’autres façons. Dans une grande discrétion, pour ne pas dire dans un silence médiatique quasi total, l’Islande vit actuellement un processus politique assez inédit. Après avoir rejeté par référendum les propositions de leur gouvernement relatives aux conséquences de la faillite des banques, les Islandais ont élu vingt-cinq personnes, quasiment anonymes, pour refondre leur Constitution de manière substantielle. En dehors des circuits institutionnels classiques, ce processus mobilise la population de manière assurément originale.
Plus près de nous, différents épisodes ont montré que malgré un système politique largement monopolisé par les élites politiques (celles des partis et des piliers classiques), la longue crise institutionnelle que traverse la Belgique ne se limite pas aux grilles du palais royal et aux personnalités qui les franchissent. Sans le soutien des principales organisations politiques, des citoyens, ici aussi anonymes pour la plupart, ont pourtant réussi à faire entendre leur voix, donnant naissance à des mobilisations variées : manifestation pour le maintien d’une Belgique unie ou pour la formation rapide d’un gouvernement, pétition pour préserver la sécurité sociale, mouvements humoristiques (révolution des frites, camping 16, appel à se laisser pousser la barbe…). Autant d’initiatives qui témoignent de l’intérêt de nombreux habitants du pays pour la politique et de leur créativité pour montrer leur préoccupation à cet égard.
Aux yeux du public, la science politique peut apparaitre comme une discipline centrée sur l’étude des dirigeants. En tant que science du gouvernement, elle examine évidemment les stratégies des gouvernants, décortique leurs relations et analyse leurs décisions. Dans la presse, les politologues sont souvent interviewés pour décrypter les faits et gestes des personnalités politiques ; ils sont plus rarement invités à commenter le rôle ou le sort des gouvernés. Cette visibilité contribue à donner de cette discipline l’image d’une science du pouvoir. Pourtant, la science politique a également développé des outils pour analyser les pratiques des gouvernés eux-mêmes.
La participation politique constitue un vaste domaine de recherche. Pourquoi certains citoyens s’engagent-ils dans une association, un syndicat ou un parti politique ? Parler de politique est-il déjà une façon d’en faire ? Comment les électeurs déterminent-ils leur choix de vote ? Au soir d’un scrutin, les politologues attirent souvent l’attention sur les précautions à prendre pour analyser le « message de l’électeur ». Les enquêtes menées à la sortie des urnes montrent en effet la très grande diversité des raisons qui président à un choix électoral. Les gouvernés ont, individuellement, une grille de lecture de la politique qui est très variée. Dès lors, la lecture finale agrégée dans le résultat électoral global peut sembler pour nombre d’électeurs décalée par rapport à leurs propres motivations, d’autant plus quand la société est traversée par des clivages marqués. L’usage que les gouvernants font ultérieurement du « message de l’électeur » peut renforcer encore ce décalage et sembler artificiel par rapport aux raisons électorales. En analysant finement les motivations électorales, les politologues rétablissent la compréhension des enjeux multiples portés par le vote des gouvernés.
L’étude des politiques publiques s’attache notamment à analyser la manière dont les citoyens interviennent, en y étant invités ou en s’y invitant, dans les mécanismes de prise de décision et de mise à l’agenda de problèmes publics. Ainsi, de nombreuses études ont pu montrer le rôle primordial que des collectifs de femmes ou des gynécologues et des infirmiers ont joué dans la mise à l’agenda politique de la dépénalisation de l’avortement. L’étude des politiques publiques examine également leur effet sur les citoyens ou sur certaines catégories de la population. Des outils de gestion publique pensés à priori comme étant de bonnes pratiques peuvent aboutir à une perturbation grave des rapports de solidarité sociale. L’analyse politologique peut mettre en évidence l’existence de voies sans issue, voire dangereuses pour les citoyens, et avertir les gouvernants des risques de rupture sociale.
La philosophie politique questionne l’impact des idées et de leur diffusion sur les peuples et sur les individus. Elle envisage également la place réservée aux gouvernés dans les réflexions des penseurs ou des gouvernants. Enfin, les études de politique comparée ou de relations internationales se penchent non seulement sur les rapports qu’entretiennent les gouvernants et leurs gouvernés dans différents contextes, mais elles analysent également l’influence de certains groupes sociaux sur l’évolution de la politique des États, notamment sur le plan de leur action diplomatique ou militaire. À côté des gouvernements, des acteurs économiques, des mouvements pacifistes ou écologistes contribuent à l’élaboration des politiques internationales.
Le thème du poids et de l’action politique des « gouvernés » est donc d’une grande actualité, il fait l’objet de nombreuses recherches et suscite des questions passionnantes3. Il touche en effet à la condition de l’ensemble des habitants de la planète et à leur rapport à l’organisation et à la gestion de la vie en société. Il est au cœur de toute démocratie, les gouvernés étant la source de la légitimité des gouvernants.
À l’école, nous avons appris que l’histoire est faite par de grands noms. Que faisaient dès lors leurs contemporains anonymes ? L’actualité récente nous rappelle que si des personnalités marquent incontestablement l’histoire, des anonymes peuvent aussi en inverser le cours.
- « La mémoire de la grande grève de l’hiver 1960 – 1961 en Belgique », ULg, 9 – 11 décembre 2010. On lira également, La Revue nouvelle, « Hiver 60 : un trou de mémoire », novembre 2010.
- « Grêve générale », ULB, 10 – 12 février 2011.
- Du 20 au 22 avril 2011, près de quatre-cents politologues francophones venus de plus de vingt-deux pays convergeront vers Bruxelles pour étudier sous de multiples facettes la situation des gouvernés. En confrontant leurs méthodes d’analyse, en comparant leurs hypothèses et en mettant en parallèle leurs terrains d’étude, ils chercheront à comprendre ce qui caractérise aujourd’hui la situation des gouvernés. « Être gouverné au XXIe siècle, quatrième congrès international des associations francophones de science politique », ULB, 20 – 22 avril 2011, http://www.sciencepolitique.be. Les séances plénières sont publiques.