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Serment, foutaise, démocratie
Claude Lévi-Strauss l’a montré : vivre en société, c’est procéder à des échanges, rien de pire pour un groupe humain que la fermeture entre soi, rien de plus débilitant que le congédiement de l’échange et de la diversité. En ce qui a trait à nos parages, il est clair que le seul intérêt de la Belgique, ce sont les […]
Claude Lévi-Strauss l’a montré : vivre en société, c’est procéder à des échanges, rien de pire pour un groupe humain que la fermeture entre soi, rien de plus débilitant que le congédiement de l’échange et de la diversité. En ce qui a trait à nos parages, il est clair que le seul intérêt de la Belgique, ce sont les Flamands, tout comme het enige belang van België, ce sont les francophones. Avoir à s’écorcher à la présence de l’autre ne peut qu’aider à ne pas mourir idiot. La lutte contre le nationalisme est d’abord un combat pour la culture.
Faire semblant de jouer le jeu
Aux antipodes de ces valeurs, avec constance et sans tapage, le gouvernement N‑VA prend ses marques. Tactiquement, il lui faut feindre de « jouer le jeu ». Sa présence familière dans les médias aidant, on pourrait s’y tromper — n’étaient les moments où le masque tombe, aux fins de tester l’adversaire autant que de rassurer l’électeur. Ainsi, quand le secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, M. Theo Francken, dit examiner une proposition de l’Office des étrangers suggérant qu’on se prive du fastidieux mandat d’un juge pour forcer la porte des habitations et « rendre la politique du retour plus efficace » (décembre 2014). Ou quand le ministre de la Sécurité et de l’Intérieur, M. Jan Jambon, tance le Centre pour l’égalité des chances pour son trop grand empressement à poursuivre la xénophobie antimusulmane au détriment de la répression de l’antisémitisme (février 2015). Propos étonnants au regard de ceux de son chef, lequel avait qualifié de « gratuites » les excuses du bourgmestre d’Anvers (octobre 2007) pour la collaboration des autorités municipales au génocide hitlérien. Pressé de s’excuser par ses alliés politiques, M. De Wever avait aggravé son cas en se disant « conscient de la controverse qui divise les historiens sur l’histoire de l’Holocauste, ces dernières décennies » (Le Soir, 2 novembre 2007): des propos calqués sur ceux de Jean-Marie Le Pen1.
Des nationalistes xénophobes
Quels que soient leurs déguisements, les nationalismes campent sur la xénophobie. Sous l’égide d’une Jeanne d’Arc de pacotille, ils cultivent les passions tristes. Dissimulées sous les drapeaux, leurs identités faibles n’arrivent à se définir que par la diabolisation ou le dénigrement du voisin. Rien à voir avec les renaissances nationales : avec l’éclaboussement jubilatoire par des cultures sortant d’hibernation et qui reprennent en s’ébrouant au soleil. L’hibernation néanmoins laisse des traces. Le vécu d’humiliation peut coller au corps, les rancœurs traverser les générations, et — les ennemis de mes ennemis étant parfois mes amis — favoriser de sulfureuses alliances. Voir, par exemple, celles de certains Irlandais avec l’Allemagne nazie. L’oppression anglaise avait été féroce sans aucun doute, mais cela n’ennoblit en rien un choix aussi délétère. La plupart en sont revenus et ont pu faire la part des choses. De leur côté, les volontaires flamands du front de l’Est de la légion Waffen-SS Langemarck n’étaient pas seulement en proie à un nationalisme radical, ils étaient chauffés à blanc par l’antibolchevisme de leurs curés. Leur dérive n’excluait ni le courage ni la droiture. Ils n’étaient sans doute pas très différents de ces jeunes Anversois désorientés, partis rejoindre les « djihadistes ». Revenus de leurs illusions, on peut les imaginer célébrant leur engagement passé comme une aventure marquée par l’audace et le compagnonnage. Tout autre chose serait de persister dans la promotion de l’islamisme radical.
Selon Carl Schmitt — le juriste nazi qui cautionna les lois antijuives de Nuremberg (1935), mais n’en reste pas moins vénéré en maints cénacles — le « politique » est l’art de désigner les ennemis, et le vrai « pouvoir » celui d’en envoyer d’autres en découdre avec eux. Le philosophe Martin Heidegger, son contemporain, ne pense pas autrement : rien de tel que des ennemis — dût-on les créer — pour renforcer l’identité et camper sur son propre sol au sein de son propre peuple 2. Cette identité, les anciens volontaires du front de l’Est regroupés dans le Sint-Maartensfonds (1951 – 2006) n’ont cessé de la célébrer dans leur revue Berkenkruis (« Croix de bouleau ») abondamment illustrée de casques SS et de symboles nazis : leur parcours en réalité n’a jamais quitté l’extrême droite. Il s’agissait de bien plus chez ces vétérans que d’une nostalgie partagée. Ainsi, le jubilé du Sint-Maartensfonds, le 5 mai 2001 à Berchem-Antwerpen, est-il consacré à un récital de chants militaires et patriotiques, principalement en allemand (Die Kraft der Toten, Panzerlied…), encadré par un mot d’accueil puis de conclusion par le président général, Toon Pauli. Il est entrecoupé par un « discours de circonstance » (feestrede) du secrétaire général, Herman De Meyer, et par un seul autre exposé : celui de M. Jan Jambon à propos du Jonge Vlaamse beweging (le jeune mouvement flamand). M. Jambon est libre de choisir ses amis mais il s’est gardé, on le sait, de révéler des accointances peu en rapport avec la fonction de ministre de la Sécurité et de l’Intérieur d’un État démocratique. Son rapport à la vérité semble en fait aussi évasif que celui des patron et chef de l’actuel gouvernement. En outre, malgré les apparences, il n’est pas sûr que M. Jambon soit vraiment ministre. Peut-être n’est-il pas plus ministre qu’un texte législatif n’a force de loi s’il n’est signé par le roi ?3 La question peut se poser. Ce n’est pas forcément une « foutaise », pour emprunter son vocabulaire au chef de la N‑VA. Il s’agit plutôt du nécessaire respect des formes qui garantit l’exercice de la démocratie — même si leur importance peut échapper au citoyen pressé.
D’indispensables formes
Vers 1830, Alexis de Tocqueville, de retour d’une mission aux États-Unis, consigne son analyse de la vie et des institutions de la nouvelle démocratie dans les deux volumes (1835 – 1840) de La démocratie en Amérique. Visionnaire, le jeune juriste y repère les écueils qui risquent d’anéantir la nôtre. Les démocraties, remarque-t-il, ne méprisent rien tant que les formes alors qu’elles n’ont besoin de rien tant que des formes. La raison en est simple : si d’un côté, un excès de protocole peut rappeler des inégalités anciennes, de l’autre, sans un minimum de formes instituées, comment supporter — dans le cadre de l’éthique de l’égalité — l’inégalité nécessaire des fonctions ? Seul un certain formalisme permet de distinguer les exigences de la fonction à laquelle je dois me soumettre, des états d’âme subjectifs du citoyen dont le rôle est d’incarner l’autorité4. En clair, il serait peu adéquat que la femme revêtue d’une toge qui aujourd’hui me juge, reste affublée des mêmes jeans qu’elle portait hier au supermarché.
En démocratie plus qu’ailleurs, les fonctions les plus importantes ne souffrent aucun accroc aux formes qui les protègent. Ainsi, les ministres n’accèdent à leur statut qu’au prix d’une prestation de serment. Cet engagement solennel est codifié par le décret du 20 juillet 1831 : l’article 2 fixe le texte du serment et l’article 3 précise qu’il sera reçu « par l’autorité que les lois désignent à cet effet et dans les formes observées jusqu’ici » (en levant la main droite, le majeur et l’index tendus et joints, selon le droit coutumier 5). Le 11 octobre dernier, tous les futurs membres de l’exécutif ont respecté le texte : « Je jure fidélité au Roi, obéissance à la Constitution et aux lois du Peuple belge. » Par contre, messieurs Jambon, Vandeput et Francken ne se sont pas soumis à la gestuelle imposée par la loi : ils ont décidé de lever la main, l’index et le majeur en V — substituant au geste requis pour la validité du serment de « fidélité au Roi 6 », le signe de ralliement anti-monarchiste de la N‑VA : V pour verandering voor vooruitgang (le changement pour le progrès), V pour Vlaanderen, V pour victory. Quelques jours auparavant, Theo Francken avait usé du même symbole à l’anniversaire d’un ancien collaborateur, Bob Maes, fondateur d’une milice d’extrême droite. C’est dire que le geste provocateur des élus N‑VA constitue non pas une négligence aléatoire ou une variante ludique sur un thème dénué d’importance, mais une dérision provocatrice des formes requises par la loi.
Des ministres faisant fonction
En réalité, la N‑VA, qui rassemble à peu près un cinquième de l’électorat belge et un tiers du flamand, doit sa progression de 2,9% au report de votes d’extrême droite (Vlaams Belang). Il n’est pas étonnant qu’un parti républicain et séparatiste rechigne à prêter serment au roi 7, encore moins que les nationalistes pour s’affermir aient besoin d’ennemis désignés plus que de solidarité8. La xénophobie, les doctrines économiques prônant la concurrence la plus rude, leur vont comme un gant. Dans cette logique, ils ne peuvent que détester le service public et tout ce qui incarne l’État unitaire et pluriel qu’ils ont donc choisi de miner de l’intérieur 9. Chacun sait, en outre, l’intérêt porté par la N‑VA aux images et aux symboles, et combien il importait à l’informateur Bart De Wever — contrairement à ses habitudes vestimentaires — de se présenter ostensiblement devant le roi Albert II sans cravate (24 juin 2010). Dans ce registre de provocation et de communication médiatique, un accroc délibéré au serment est tout sauf anecdotique.
Du point de vue du droit, il l’est moins encore. En effet, à moins de modifier à posteriori « les lois du Peuple belge », il apparait que messieurs Jambon, Vandeput et Francken — dont le geste de défi, de dérision et de restriction mentale invalide l’engagement solennellement énoncé — ne font pas légalement partie du gouvernement. Ils y sont tout au plus membres « faisant fonction ». À titre de comparaison, il est clair que le futur marié qui esquiverait le « oui » performatif10 devant sceller son union serait congédié par l’officier de l’état civil, tout comme le témoin en justice qui s’obstinerait à prêter serment mains en poches serait poursuivi pour outrage. Or, M. Jambon et ses amis font mieux : nous nous trouvons avec eux dans le cas de figure de l’invalidation concertée d’un serment où le geste dément la parole. Réduit à une parodie, vicié dans ses formes, leur serment est dénué de valeur.
- Le 16 septembre 2000, Bart De Wever contribua, devant un parterre de nostalgiques, à la réhabilitation du leadeur fasciste et antisémite du parti nationaliste anti-démocratique Verdinaso, Joris Van Severen, lors d’une séance modérée par Matthias Storme — récemment délégué par la N‑VA au CA du Centre interfédéral pour l’égalité des chances (colloque organisé au centre culturel Hondius, à Wakken, par le Centre d’études et de coordination Joris Van Severen). Matthias Storme est un adversaire résolu du « cordon sanitaire » et de la loi « anti-discrimination » (mai 2007) qui a élargi les compétences du Centre interfédéral pour l’égalité des chances. Voir aussi, Francis Martens, « Bart De Wever : le négationnisme tempéré », La Libre Belgique, 14 novembre 2007.
- Voir François Rastier, « Heidegger aujourd’hui — ou le Mouvement réaffirmé », Labyrinthe, 33, 2009, p. 71 – 106, et Emmanuel Faye (éd.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne, 2014.
- On se souvient des acrobaties politico-juridiques entrainées, en 1990, par le refus du roi Baudouin de signer une loi de dépénalisation de l’avortement.
- Le respect des formes garantissant la crédibilité et la dignité d’une fonction passe aussi « en creux » par le devoir de réserve. C’est ce qu’ont délibérément ignoré le président de la Chambre Siegfried Bracke et deux ministres fédéraux, messieurs Jambon et Vandeput, en participant, en mars dernier, à la Vlaams Nationaal Zangfeest : une liturgie nationaliste exaltant en chansons le non-avenir de la Belgique. Quand M. Bracke rappelle qu’il est aussi un homme politique doté d’opinions précises qu’il lui est loisible d’exprimer, et qu’il aime par ailleurs chanter, nul ne le soupçonnera d’ignorer les exigences de sa charge. En faisant fi du devoir de réserve, c’est en connaissance de cause qu’il participe au démantèlement de la fonction fédérale qu’il a pourtant choisi d’incarner. Il n’est donc pas excessif, comme l’a fait Laurette Onkelinx, de parler de parjure.
- L’iconographie des prestations de serment des rois des Belges en témoigne. Une variante non significative (héritée du scoutisme ?) montre parfois trois doigts. Une autre variante, sans intention précise, peut laisser l’index et le majeur non tout à fait joints. Tout autre chose, dans le contexte, est de les écarter délibérément en V.
- C’est-à-dire au symbole d’unité nationale qu’il incarne dans le système démocratique fédéral belge de monarchie constitutionnelle.
- Manifest van de Nieuw-Vlaamse Alliantie (2001), 7. Republiek en een echte volks-vertegenwoordiging : […] We kiezen resoluut voor de republiek Vlaanderen.
- Voir Francis Martens, « Xénophobie, corps étranger : l’effet Remus », Le Coq-héron 2/2011, p. 53 – 76, Érès.
- L’asphyxie imposée au SPF-Justice ne procède pas d’un « inévitable réalisme budgétaire », mais d’un choix politique privilégiant l’affaiblissement d’un des derniers remparts de l’État.
- C’est le philosophe anglais John Austin (1911 – 1960) qui a attiré l’attention sur la valeur d’acte à part entière — dépassant la simple énonciation — de certaines mises en œuvre du langage. Ainsi de l’énoncé « je t’aime », et — plus rituellement — du « oui » matrimonial prononcé devant l’officier de l’état civil dont la seule énonciation fait accéder au statut reconnu par l’État de citoyen marié. Un énoncé performatif (flanqué, dans le cas du serment, d’un geste indissociable imposé par la loi) réalise une action par le fait même de son énonciation. Voir John Austin, Quand dire c’est faire (1960), Seuil, 1970.