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Serment, foutaise, démocratie

Numéro 3 - 2015 par Francis Martens

mai 2015

Claude Lévi-Strauss l’a mon­tré : vivre en socié­té, c’est pro­cé­der à des échanges, rien de pire pour un groupe humain que la fer­me­ture entre soi, rien de plus débi­li­tant que le congé­die­ment de l’échange et de la diver­si­té. En ce qui a trait à nos parages, il est clair que le seul inté­rêt de la Bel­gique, ce sont les […]

Le Mois

Claude Lévi-Strauss l’a mon­tré : vivre en socié­té, c’est pro­cé­der à des échanges, rien de pire pour un groupe humain que la fer­me­ture entre soi, rien de plus débi­li­tant que le congé­die­ment de l’échange et de la diver­si­té. En ce qui a trait à nos parages, il est clair que le seul inté­rêt de la Bel­gique, ce sont les Fla­mands, tout comme het enige belang van Bel­gië, ce sont les fran­co­phones. Avoir à s’écorcher à la pré­sence de l’autre ne peut qu’aider à ne pas mou­rir idiot. La lutte contre le natio­na­lisme est d’abord un com­bat pour la culture.

Faire semblant de jouer le jeu

Aux anti­podes de ces valeurs, avec constance et sans tapage, le gou­ver­ne­ment N‑VA prend ses marques. Tac­ti­que­ment, il lui faut feindre de « jouer le jeu ». Sa pré­sence fami­lière dans les médias aidant, on pour­rait s’y trom­per — n’étaient les moments où le masque tombe, aux fins de tes­ter l’adversaire autant que de ras­su­rer l’électeur. Ain­si, quand le secré­taire d’État à l’Asile et aux Migra­tions, M. Theo Fran­cken, dit exa­mi­ner une pro­po­si­tion de l’Office des étran­gers sug­gé­rant qu’on se prive du fas­ti­dieux man­dat d’un juge pour for­cer la porte des habi­ta­tions et « rendre la poli­tique du retour plus effi­cace » (décembre 2014). Ou quand le ministre de la Sécu­ri­té et de l’Intérieur, M. Jan Jam­bon, tance le Centre pour l’égalité des chances pour son trop grand empres­se­ment à pour­suivre la xéno­pho­bie anti­mu­sul­mane au détri­ment de la répres­sion de l’antisémitisme (février 2015). Pro­pos éton­nants au regard de ceux de son chef, lequel avait qua­li­fié de « gra­tuites » les excuses du bourg­mestre d’Anvers (octobre 2007) pour la col­la­bo­ra­tion des auto­ri­tés muni­ci­pales au géno­cide hit­lé­rien. Pres­sé de s’excuser par ses alliés poli­tiques, M. De Wever avait aggra­vé son cas en se disant « conscient de la contro­verse qui divise les his­to­riens sur l’histoire de l’Holocauste, ces der­nières décen­nies » (Le Soir, 2 novembre 2007): des pro­pos cal­qués sur ceux de Jean-Marie Le Pen1.

Des nationalistes xénophobes

Quels que soient leurs dégui­se­ments, les natio­na­lismes campent sur la xéno­pho­bie. Sous l’égide d’une Jeanne d’Arc de paco­tille, ils cultivent les pas­sions tristes. Dis­si­mu­lées sous les dra­peaux, leurs iden­ti­tés faibles n’arrivent à se défi­nir que par la dia­bo­li­sa­tion ou le déni­gre­ment du voi­sin. Rien à voir avec les renais­sances natio­nales : avec l’éclaboussement jubi­la­toire par des cultures sor­tant d’hibernation et qui reprennent en s’ébrouant au soleil. L’hibernation néan­moins laisse des traces. Le vécu d’humiliation peut col­ler au corps, les ran­cœurs tra­ver­ser les géné­ra­tions, et — les enne­mis de mes enne­mis étant par­fois mes amis — favo­ri­ser de sul­fu­reuses alliances. Voir, par exemple, celles de cer­tains Irlan­dais avec l’Allemagne nazie. L’oppression anglaise avait été féroce sans aucun doute, mais cela n’ennoblit en rien un choix aus­si délé­tère. La plu­part en sont reve­nus et ont pu faire la part des choses. De leur côté, les volon­taires fla­mands du front de l’Est de la légion Waf­fen-SS Lan­ge­marck n’étaient pas seule­ment en proie à un natio­na­lisme radi­cal, ils étaient chauf­fés à blanc par l’antibolchevisme de leurs curés. Leur dérive n’excluait ni le cou­rage ni la droi­ture. Ils n’étaient sans doute pas très dif­fé­rents de ces jeunes Anver­sois déso­rien­tés, par­tis rejoindre les « dji­ha­distes ». Reve­nus de leurs illu­sions, on peut les ima­gi­ner célé­brant leur enga­ge­ment pas­sé comme une aven­ture mar­quée par l’audace et le com­pa­gnon­nage. Tout autre chose serait de per­sis­ter dans la pro­mo­tion de l’islamisme radical.

Selon Carl Schmitt — le juriste nazi qui cau­tion­na les lois anti­juives de Nurem­berg (1935), mais n’en reste pas moins véné­ré en maints cénacles — le « poli­tique » est l’art de dési­gner les enne­mis, et le vrai « pou­voir » celui d’en envoyer d’autres en découdre avec eux. Le phi­lo­sophe Mar­tin Hei­deg­ger, son contem­po­rain, ne pense pas autre­ment : rien de tel que des enne­mis — dût-on les créer — pour ren­for­cer l’identité et cam­per sur son propre sol au sein de son propre peuple 2. Cette iden­ti­té, les anciens volon­taires du front de l’Est regrou­pés dans le Sint-Maar­tens­fonds (1951 – 2006) n’ont ces­sé de la célé­brer dans leur revue Ber­ken­kruis (« Croix de bou­leau ») abon­dam­ment illus­trée de casques SS et de sym­boles nazis : leur par­cours en réa­li­té n’a jamais quit­té l’extrême droite. Il s’agissait de bien plus chez ces vété­rans que d’une nos­tal­gie par­ta­gée. Ain­si, le jubi­lé du Sint-Maar­tens­fonds, le 5 mai 2001 à Ber­chem-Ant­wer­pen, est-il consa­cré à un réci­tal de chants mili­taires et patrio­tiques, prin­ci­pa­le­ment en alle­mand (Die Kraft der Toten, Pan­zer­lied…), enca­dré par un mot d’accueil puis de conclu­sion par le pré­sident géné­ral, Toon Pau­li. Il est entre­cou­pé par un « dis­cours de cir­cons­tance » (fees­trede) du secré­taire géné­ral, Her­man De Meyer, et par un seul autre expo­sé : celui de M. Jan Jam­bon à pro­pos du Jonge Vlaamse bewe­ging (le jeune mou­ve­ment fla­mand). M. Jam­bon est libre de choi­sir ses amis mais il s’est gar­dé, on le sait, de révé­ler des accoin­tances peu en rap­port avec la fonc­tion de ministre de la Sécu­ri­té et de l’Intérieur d’un État démo­cra­tique. Son rap­port à la véri­té semble en fait aus­si éva­sif que celui des patron et chef de l’actuel gou­ver­ne­ment. En outre, mal­gré les appa­rences, il n’est pas sûr que M. Jam­bon soit vrai­ment ministre. Peut-être n’est-il pas plus ministre qu’un texte légis­la­tif n’a force de loi s’il n’est signé par le roi ?3 La ques­tion peut se poser. Ce n’est pas for­cé­ment une « fou­taise », pour emprun­ter son voca­bu­laire au chef de la N‑VA. Il s’agit plu­tôt du néces­saire res­pect des formes qui garan­tit l’exercice de la démo­cra­tie — même si leur impor­tance peut échap­per au citoyen pressé.

D’indispensables formes

Vers 1830, Alexis de Toc­que­ville, de retour d’une mis­sion aux États-Unis, consigne son ana­lyse de la vie et des ins­ti­tu­tions de la nou­velle démo­cra­tie dans les deux volumes (1835 – 1840) de La démo­cra­tie en Amé­rique. Vision­naire, le jeune juriste y repère les écueils qui risquent d’anéantir la nôtre. Les démo­cra­ties, remarque-t-il, ne méprisent rien tant que les formes alors qu’elles n’ont besoin de rien tant que des formes. La rai­son en est simple : si d’un côté, un excès de pro­to­cole peut rap­pe­ler des inéga­li­tés anciennes, de l’autre, sans un mini­mum de formes ins­ti­tuées, com­ment sup­por­ter — dans le cadre de l’éthique de l’égalité — l’inégalité néces­saire des fonc­tions ? Seul un cer­tain for­ma­lisme per­met de dis­tin­guer les exi­gences de la fonc­tion à laquelle je dois me sou­mettre, des états d’âme sub­jec­tifs du citoyen dont le rôle est d’incarner l’autorité4. En clair, il serait peu adé­quat que la femme revê­tue d’une toge qui aujourd’hui me juge, reste affu­blée des mêmes jeans qu’elle por­tait hier au supermarché.

En démo­cra­tie plus qu’ailleurs, les fonc­tions les plus impor­tantes ne souffrent aucun accroc aux formes qui les pro­tègent. Ain­si, les ministres n’accèdent à leur sta­tut qu’au prix d’une pres­ta­tion de ser­ment. Cet enga­ge­ment solen­nel est codi­fié par le décret du 20 juillet 1831 : l’article 2 fixe le texte du ser­ment et l’article 3 pré­cise qu’il sera reçu « par l’autorité que les lois dési­gnent à cet effet et dans les formes obser­vées jusqu’ici » (en levant la main droite, le majeur et l’index ten­dus et joints, selon le droit cou­tu­mier 5). Le 11 octobre der­nier, tous les futurs membres de l’exécutif ont res­pec­té le texte : « Je jure fidé­li­té au Roi, obéis­sance à la Consti­tu­tion et aux lois du Peuple belge. » Par contre, mes­sieurs Jam­bon, Van­de­put et Fran­cken ne se sont pas sou­mis à la ges­tuelle impo­sée par la loi : ils ont déci­dé de lever la main, l’index et le majeur en V — sub­sti­tuant au geste requis pour la vali­di­té du ser­ment de « fidé­li­té au Roi 6 », le signe de ral­lie­ment anti-monar­chiste de la N‑VA : V pour veran­de­ring voor voo­ruit­gang (le chan­ge­ment pour le pro­grès), V pour Vlaan­de­ren, V pour vic­to­ry. Quelques jours aupa­ra­vant, Theo Fran­cken avait usé du même sym­bole à l’anniversaire d’un ancien col­la­bo­ra­teur, Bob Maes, fon­da­teur d’une milice d’extrême droite. C’est dire que le geste pro­vo­ca­teur des élus N‑VA consti­tue non pas une négli­gence aléa­toire ou une variante ludique sur un thème dénué d’importance, mais une déri­sion pro­vo­ca­trice des formes requises par la loi.

Des ministres faisant fonction

En réa­li­té, la N‑VA, qui ras­semble à peu près un cin­quième de l’électorat belge et un tiers du fla­mand, doit sa pro­gres­sion de 2,9% au report de votes d’extrême droite (Vlaams Belang). Il n’est pas éton­nant qu’un par­ti répu­bli­cain et sépa­ra­tiste rechigne à prê­ter ser­ment au roi 7, encore moins que les natio­na­listes pour s’affermir aient besoin d’ennemis dési­gnés plus que de soli­da­ri­té8. La xéno­pho­bie, les doc­trines éco­no­miques prô­nant la concur­rence la plus rude, leur vont comme un gant. Dans cette logique, ils ne peuvent que détes­ter le ser­vice public et tout ce qui incarne l’État uni­taire et plu­riel qu’ils ont donc choi­si de miner de l’intérieur 9. Cha­cun sait, en outre, l’intérêt por­té par la N‑VA aux images et aux sym­boles, et com­bien il impor­tait à l’informateur Bart De Wever — contrai­re­ment à ses habi­tudes ves­ti­men­taires — de se pré­sen­ter osten­si­ble­ment devant le roi Albert II sans cra­vate (24 juin 2010). Dans ce registre de pro­vo­ca­tion et de com­mu­ni­ca­tion média­tique, un accroc déli­bé­ré au ser­ment est tout sauf anecdotique.

Du point de vue du droit, il l’est moins encore. En effet, à moins de modi­fier à pos­te­rio­ri « les lois du Peuple belge », il appa­rait que mes­sieurs Jam­bon, Van­de­put et Fran­cken — dont le geste de défi, de déri­sion et de res­tric­tion men­tale inva­lide l’engagement solen­nel­le­ment énon­cé — ne font pas léga­le­ment par­tie du gou­ver­ne­ment. Ils y sont tout au plus membres « fai­sant fonc­tion ». À titre de com­pa­rai­son, il est clair que le futur marié qui esqui­ve­rait le « oui » per­for­ma­tif10 devant scel­ler son union serait congé­dié par l’officier de l’état civil, tout comme le témoin en jus­tice qui s’obstinerait à prê­ter ser­ment mains en poches serait pour­sui­vi pour outrage. Or, M. Jam­bon et ses amis font mieux : nous nous trou­vons avec eux dans le cas de figure de l’invalidation concer­tée d’un ser­ment où le geste dément la parole. Réduit à une paro­die, vicié dans ses formes, leur ser­ment est dénué de valeur.

  1.  Le 16 sep­tembre 2000, Bart De Wever contri­bua, devant un par­terre de nos­tal­giques, à la réha­bi­li­ta­tion du lea­deur fas­ciste et anti­sé­mite du par­ti natio­na­liste anti-démo­cra­tique Ver­di­na­so, Joris Van Seve­ren, lors d’une séance modé­rée par Mat­thias Storme — récem­ment délé­gué par la N‑VA au CA du Centre inter­fé­dé­ral pour l’égalité des chances (col­loque orga­ni­sé au centre cultu­rel Hon­dius, à Wak­ken, par le Centre d’études et de coor­di­na­tion Joris Van Seve­ren). Mat­thias Storme est un adver­saire réso­lu du « cor­don sani­taire » et de la loi « anti-dis­cri­mi­na­tion » (mai 2007) qui a élar­gi les com­pé­tences du Centre inter­fé­dé­ral pour l’égalité des chances. Voir aus­si, Fran­cis Mar­tens, « Bart De Wever : le néga­tion­nisme tem­pé­ré », La Libre Bel­gique, 14 novembre 2007.
  2. Voir Fran­çois Ras­tier, « Hei­deg­ger aujourd’hui — ou le Mou­ve­ment réaf­fir­mé », Laby­rinthe, 33, 2009, p. 71 – 106, et Emma­nuel Faye (éd.), Hei­deg­ger, le sol, la com­mu­nau­té, la race, Beau­chesne, 2014.
  3. On se sou­vient des acro­ba­ties poli­ti­co-juri­diques entrai­nées, en 1990, par le refus du roi Bau­douin de signer une loi de dépé­na­li­sa­tion de l’avortement.
  4. Le res­pect des formes garan­tis­sant la cré­di­bi­li­té et la digni­té d’une fonc­tion passe aus­si « en creux » par le devoir de réserve. C’est ce qu’ont déli­bé­ré­ment igno­ré le pré­sident de la Chambre Sieg­fried Bracke et deux ministres fédé­raux, mes­sieurs Jam­bon et Van­de­put, en par­ti­ci­pant, en mars der­nier, à la Vlaams Natio­naal Zang­feest : une litur­gie natio­na­liste exal­tant en chan­sons le non-ave­nir de la Bel­gique. Quand M. Bracke rap­pelle qu’il est aus­si un homme poli­tique doté d’opinions pré­cises qu’il lui est loi­sible d’exprimer, et qu’il aime par ailleurs chan­ter, nul ne le soup­çon­ne­ra d’ignorer les exi­gences de sa charge. En fai­sant fi du devoir de réserve, c’est en connais­sance de cause qu’il par­ti­cipe au déman­tè­le­ment de la fonc­tion fédé­rale qu’il a pour­tant choi­si d’incarner. Il n’est donc pas exces­sif, comme l’a fait Lau­rette Onke­linx, de par­ler de parjure.
  5. L’iconographie des pres­ta­tions de ser­ment des rois des Belges en témoigne. Une variante non signi­fi­ca­tive (héri­tée du scou­tisme ?) montre par­fois trois doigts. Une autre variante, sans inten­tion pré­cise, peut lais­ser l’index et le majeur non tout à fait joints. Tout autre chose, dans le contexte, est de les écar­ter déli­bé­ré­ment en V.
  6. C’est-à-dire au sym­bole d’unité natio­nale qu’il incarne dans le sys­tème démo­cra­tique fédé­ral belge de monar­chie constitutionnelle.
  7. Mani­fest van de Nieuw-Vlaamse Allian­tie (2001), 7. Repu­bliek en een echte volks-ver­te­gen­woor­di­ging : […] We kie­zen reso­luut voor de repu­bliek Vlaanderen.
  8. Voir Fran­cis Mar­tens, « Xéno­pho­bie, corps étran­ger : l’effet Remus », Le Coq-héron 2/2011, p. 53 – 76, Érès.
  9. L’asphyxie impo­sée au SPF-Jus­tice ne pro­cède pas d’un « inévi­table réa­lisme bud­gé­taire », mais d’un choix poli­tique pri­vi­lé­giant l’affaiblissement d’un des der­niers rem­parts de l’État.
  10. C’est le phi­lo­sophe anglais John Aus­tin (1911 – 1960) qui a atti­ré l’attention sur la valeur d’acte à part entière — dépas­sant la simple énon­cia­tion — de cer­taines mises en œuvre du lan­gage. Ain­si de l’énoncé « je t’aime », et — plus rituel­le­ment — du « oui » matri­mo­nial pro­non­cé devant l’officier de l’état civil dont la seule énon­cia­tion fait accé­der au sta­tut recon­nu par l’État de citoyen marié. Un énon­cé per­for­ma­tif (flan­qué, dans le cas du ser­ment, d’un geste indis­so­ciable impo­sé par la loi) réa­lise une action par le fait même de son énon­cia­tion. Voir John Aus­tin, Quand dire c’est faire (1960), Seuil, 1970.

Francis Martens


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