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Séparation des pouvoirs et confusion des sentiments

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Dan Kaminski

février 2015

Depuis Mos­cou, le pré­sident de la Répu­blique fran­çaise, Nico­las Sar­ko­zy, a décla­ré que les injures de Nico­las Anel­ka adres­sées au sélec­tion­neur natio­nal de l’équipe de France de foot­ball, Ray­mond Dome­nech, étaient inac­cep­tables. De la rédac­tion de L’Équipe jusqu’à la pré­si­dence, en pas­sant par la ministre des Sports, les ragots de ves­tiaires sont deve­nus chose publique. On […]

Depuis Mos­cou, le pré­sident de la Répu­blique fran­çaise, Nico­las Sar­ko­zy, a décla­ré que les injures de Nico­las Anel­ka adres­sées au sélec­tion­neur natio­nal de l’équipe de France de foot­ball, Ray­mond Dome­nech, étaient inac­cep­tables. De la rédac­tion de L’Équipe jusqu’à la pré­si­dence, en pas­sant par la ministre des Sports, les ragots de ves­tiaires sont deve­nus chose publique.

On ima­gine la scène : Nico­las rece­vant Nico­las à l’Élysée pour lui apprendre les conve­nances. Le pré­sident prend la parole briè­ve­ment, selon la tra­di­tion de res­pect de l’autorité dont il a déjà fait preuve lui-même : « Au nom de la France, je désap­prouve votre com­por­te­ment et main­te­nant casse-toi pauv’con. »

Ima­gi­nez une autre scène, et ima­gi­nez-la en odo­ra­ma, fan­tasmes à l’appui. Onze hommes plus les diri­geants, les soi­gneurs, les réser­vistes sans doute, dans les ves­tiaires d’un stade, ça sent la bête et ça fait la bête. C’est d’ailleurs l’office des cou­lisses : mas­quer ce qui ne peut être mon­tré ni enten­du, ni sen­ti, ni tou­ché. Des mecs, rien que des mecs, à poil ou presque, leur sueur, leur corps ren­du à lui-même pen­dant un quart d’heure, la ten­sion du brie­fing de mi-temps, sans comp­ter la gros­siè­re­té banale de tout regrou­pe­ment de plus de trois mâles, à cran qui plus est en rai­son du score anxieu­se­ment nul de la pre­mière mi-temps contre le Mexique. Et voi­là que les tri­via­li­tés de ves­tiaire (et j’encule mes mots!) deviennent objets d’intolérance morale. Il aura fal­lu un jaune chez les Bleus (un traitre, selon Patrice Evra, leur capi­taine) pour opé­rer cette trans­mu­ta­tion de la puan­teur banale des homo­sexua­li­tés spor­tives en pre­mière page du jour­nal L’Équipe et en sujet prio­ri­taire d’un mes­sage pré­si­den­tiel (en concur­rence rude avec l’apitoiement dû aux vic­times des inon­da­tions du Var).

Allez savoir pour­quoi, j’ai pen­sé à un Fran­çais ano­nyme dans les toi­lettes d’un res­tau­rant de Cré­teil, fil­mé par une camé­ra de sur­veillance, pis­sant à côté de la mouche — des­si­née pour­tant à l’intention de la pré­ci­sion de son jet — au fond de l’urinoir. J’ai ima­gi­né la dif­fu­sion de ces images au jour­nal télé­vi­sé de TF1. J’ai cau­che­mar­dé en pen­sant à une Rose­lyne Bache­lot (ministre de tous les Sports, et celui-ci en est un, croyez-moi!), mena­çante, fai­sant savoir depuis l’Afrique du Sud qu’un « repré­sen­tant de la France » se doit de pis­ser e‑xac-te-ment sur la mouche.

Aucune réflexi­vi­té dans les posi­tions minis­té­rielles et pré­si­den­tielles, et aucune mise en ques­tion du tra­jet qui rend public un « manque de res­pect à l’autorité ». L’autorité se res­pecte-t-elle elle-même dans cette publi­ci­té ? Et la publi­ci­té n’est-elle pas le pro­ces­sus qui consiste à rendre public un objet de consom­ma­tion, même si cet objet était en prin­cipe des­ti­né à dis­pa­raitre dans les rigoles glauques des douches ?

Quit­tons la coupe du monde de foot­ball et ren­dons-nous à Cré­teil jus­te­ment, dans le Val-de-Marne, où un juge de la déten­tion et des liber­tés est en train de vivre, au même moment, à l’approche de l’été, son évic­tion (sa pro­mo­tion bien enten­du), parce que la police et la presse consi­dèrent qu’il manque de fer­me­té : il lais­se­rait en liber­té ou libè­re­rait trop faci­le­ment les pré­ve­nus dont il a la charge, les petites cra­pules du genre Anel­ka, plus spé­cia­listes des stu­pé­fiants et des bra­quages que des injures, mais cela n’exclut pas ceci. Xavier Lameyre est sur­nom­mé Libé­ra­tor par un syn­di­cat de poli­ciers. La média­ti­sa­tion du point de vue de la police — pour le moins irres­pec­tueux de ses charges — sur l’activité de ce juge concourt à faire la publi­ci­té, sous la forme du déni­gre­ment, d’une fonc­tion cette fois publique. Les juges prennent des déci­sions dans des cabi­nets par­fois, jamais dans des ves­tiaires. Ils exercent une mis­sion consti­tu­tion­nelle de la plus haute impor­tance en démo­cra­tie. Xavier Lameyre, sou­te­nu par le syn­di­cat de la magis­tra­ture, applique la loi du 15 juin 2000 qui a créé son office et ren­for­cé la pro­tec­tion de la pré­somp­tion d’innocence et les droits de la vic­time. Il l’applique dans le res­pect du prin­cipe qui veut que la déten­tion pro­vi­soire reste une mesure excep­tion­nelle. À Cré­teil, des poli­ciers demandent « la peau d’un juge1 » et l’obtiennent. Les amis du juge mena­cé font appel à la garde des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, pour lui deman­der un sou­tien public. Silence et fin de non-rece­voir : « Le dépla­ce­ment d’un juge relève du pré­sident du tri­bu­nal concer­né. » Nico­las Anel­ka, man­quant de res­pect à l’égard de l’autorité, doit émou­voir le tsar kozy jusqu’à Mos­cou. Mais un juge res­pec­tant la loi et man­quant de res­pect de la part de ses « col­la­bo­ra­teurs asser­men­tés » ne peut émou­voir un gou­ver­ne­ment sou­dain res­pec­tueux (il faut le croire pour le croire!) de la sépa­ra­tion des pouvoirs.

Que s’est-il pas­sé ? Soyons sim­plistes : Ende­mol est pas­sé par là. Ende­mol, socié­té de pro­duc­tion télé­vi­suelle, peut s’enorgueillir d’avoir pro­duit un nombre appré­ciable d’émissions à suc­cès, dont j’avoue ne pas connaitre le quart. Sur le site de la socié­té, je relève Fear Fac­tor, Je suis une célé­bri­té, La ferme célé­bri­tés, Loft Sto­ry, La roue de la for­tune et Les enfants de la télé… Ceci n’est qu’une sélec­tion des pro­duc­tions fran­çaises de la socié­té, qui, active dans plus de vingt pays, décline sa vul­ga­ri­té (par­don, sa popu­la­ri­té) en accord avec les mœurs locales.

Ende­mol est pas­sé par là, c’est une manière de par­ler (quoique…): l’essentiel de la vie publique est dans les ves­pa­siennes, dans les chambres à cou­cher et dans les ves­tiaires, dans les secrets crous­tillants, les gamelles et les injures… Et pour ce qui est des droits, des liber­tés, des équi­libres démo­cra­tiques entre pou­voirs consti­tu­tion­nels, des rap­ports de forces entre auto­ri­tés publiques et fonc­tion­naires repré­sen­tant la France (les bleus des rues, pas ceux des stades), on repas­se­ra. Quelques pro­fes­sion­nels s’émeuvent, aler­tés « à gauche » par L’Humanité et les Inro­ckup­tibles ; quelques lignes paraissent dans Le Monde, relayant un com­mu­ni­qué de l’AFP et du Pari­sien, spé­cia­liste des faits divers, mousse à souhait.

La sépa­ra­tion des pou­voirs per­met ici de négli­ger une menace essen­tielle sur les qua­li­tés atten­dues d’une jus­tice digne en démo­cra­tie. La confu­sion des sen­ti­ments enflamme là le gou­ver­ne­ment et le pré­sident. Le temps est reve­nu de la confu­sion des pou­voirs et de la sépa­ra­tion des sentiments.

  1. Selon les termes de Georges Moréas, qui, sur son blog (police
    et cete­ra), cou­ra­geu­se­ment, ne sou­tient guère la vul­gate de sa profession.

Dan Kaminski


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