Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Sécurité sociale : le miroir nordique

Numéro 12 Décembre 2006 par Frédéric Delcor

décembre 2006

Dans tous les pays d’Eu­rope, et sin­gu­liè­re­ment en Bel­gique, on s’in­ter­roge sur les modèles de pro­tec­tion sociale et de plus en plus, construc­tion euro­péenne aidant, on se com­pare les uns les autres. Même si les poli­tiques de pro­tec­tion sociale res­tent du res­sort des États membres, ceux-ci ont déci­dé au som­met de Nice en décembre 2000 […]

Dans tous les pays d’Eu­rope, et sin­gu­liè­re­ment en Bel­gique, on s’in­ter­roge sur les modèles de pro­tec­tion sociale et de plus en plus, construc­tion euro­péenne aidant, on se com­pare les uns les autres. Même si les poli­tiques de pro­tec­tion sociale res­tent du res­sort des États membres, ceux-ci ont déci­dé au som­met de Nice en décembre 2000 de recou­rir à la méthode ouverte de coor­di­na­tion (MOC) pour favo­ri­ser la réa­li­sa­tion de plans d’ac­tion natio­naux pour l’in­clu­sion sociale. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le plan belge pour les années 2006 – 2008 s’est récem­ment don­né quatre objec­tifs : garan­tir à cha­cun un loge­ment abor­dable et de qua­li­té, déve­lop­per l’ac­ti­va­tion et la diver­si­té dans l’emploi et l’in­té­gra­tion sociale, lut­ter contre la pau­vre­té qui frappe les enfants et amé­lio­rer la gouvernance.

Un des mérites de la méthode de coor­di­na­tion est de bous­cu­ler la convic­tion pro­fonde pré­sente dans chaque État membre selon laquelle son propre sys­tème est le meilleur et d’an­crer une atti­tude pleine de bon sens : on a tous à apprendre les uns des autres. De plus en plus, les tra­vaux de recherches et d’é­tudes tentent d’i­den­ti­fier les forces et fai­blesses de chaque sys­tème et com­parent sou­vent les poli­tiques. Bien enten­du, le conte­nu spé­ci­fique des choix tech­niques et idéo­lo­giques des indi­ca­teurs et des concepts qui oriente les manières de pen­ser les ques­tions sociales et les manières de faire la poli­tique sociale méri­te­rait une ana­lyse cri­tique de fond qui reste à faire. Ici, nous avons sim­ple­ment vou­lu ins­truire le dos­sier et lever quelque peu le voile sur le modèle nor­dique de pro­tec­tion sociale.

Quand on revient d’un voyage à l’é­tran­ger et que l’on replonge dans la réa­li­té de sa com­mune, région ou pays, on per­çoit celle-ci autre­ment, le dépay­se­ment ayant fait res­sor­tir pour un temps les qua­li­tés et les défauts d’un envi­ron­ne­ment que l’on redé­couvre. Les forces et fai­blesses de notre sys­tème de pro­tec­tion sociale sont de plus en plus iden­ti­fiées. En 2001, l’ad­mi­nis­tra­tion de l’in­for­ma­tion et des études du minis­tère des Affaires sociales et de la San­té publique avait déjà réa­li­sé un impor­tant rap­port d’é­va­lua­tion qui devait ser­vir à la table ronde sur la soli­da­ri­té sociale et, depuis lors, les études uni­ver­si­taires et de l’ad­mi­nis­tra­tion com­plètent sans cesse le tableau.

Quelles sont les forces du sys­tème belge de pro­tec­tion sociale ? D’a­bord et contrai­re­ment au ver­dict du café du com­merce, le haut niveau de pro­tec­tion sociale est com­pa­tible avec le niveau géné­ral de pros­pé­ri­té. L’i­mage selon laquelle on ne peut sur­char­ger (par le social) le che­val qui doit gagner le grand prix (éco­no­mique) est contre­dite par les faits. La Bel­gique fait par­tie des neufs pays qui connaissent à la fois une pros­pé­ri­té éle­vée (cal­cu­lée par le PIB par habi­tant), un taux d’i­né­ga­li­té rela­ti­ve­ment infé­rieur (cal­cu­lé sur la base d’une com­pa­rai­son entre les reve­nus des 20 % les plus riches et des 20 % les plus pauvres) et un taux de pau­vre­té rela­ti­ve­ment plus bas (cal­cul fait sur la base d’un seuil de pau­vre­té de 60 % du reve­nu médian).

Cela étant, le sys­tème a ses fai­blesses dont la plus impor­tante est son inca­pa­ci­té de recon­ver­tir les régions de vieille indus­tria­li­sa­tion et de faire recu­ler le taux de chô­mage. Cela explique une fai­blesse rela­tive du taux d’emploi en Bel­gique (60,3 %) par rap­port à la moyenne euro­péenne (63,3 %) et un taux de chô­mage de longue durée de 4,4 % contre 3,9 % en Europe des Vingt-Cinq. Les inéga­li­tés éco­no­miques entre les régions ont mal­heu­reu­se­ment des consé­quences sociales sur les popu­la­tions qui y habitent. Les indi­ca­teurs sui­vants en attestent : le taux de pau­vre­té en Wal­lo­nie est de 17,7 %, c’est-à-dire près de deux points supé­rieurs à la moyenne euro­péenne et il est de 27 % à Bruxelles. Entre la Wal­lo­nie et la Flandre, le taux de pau­vre­té de la popu­la­tion en âge de tra­vailler est du simple au double. Si le pour­cen­tage d’en­fants vivant dans un ménage sans tra­vail est de 7 % en Flandre, il est de 20 % en Wal­lo­nie et de 24 % à Bruxelles…
Une autre fai­blesse du sys­tème belge de sécu­ri­té sociale est de nature ten­dan­cielle. L’é­vo­lu­tion dans le temps de plu­sieurs indi­ca­teurs atteste d’une dimi­nu­tion de la capa­ci­té qu’a le modèle belge à assu­rer sa fonc­tion « allo­ca­tive », c’est-à-dire assu­rer un reve­nu de rem­pla­ce­ment suf­fi­sant en cas de perte de salaire. Depuis la sup­pres­sion, dans les années quatre-vingt, du méca­nisme de liai­son au bien-être des allo­ca­tions sociales, le taux de rem­pla­ce­ment de l’en­semble des pres­ta­tions sociales régresse. C’est le cas tout par­ti­cu­liè­re­ment pour l’al­lo­ca­tion de chô­mage moyenne qui repré­sen­tait 42 % du salaire moyen brut en 1980 et qui n’en repré­sente plus que 27 % aujourd’­hui. Le nou­veau méca­nisme légal de liai­son au bien-être qui vient d’être adop­té par le Par­le­ment devrait per­mettre de cor­ri­ger pro­gres­si­ve­ment cette dérive.

Le bilan glo­bal ne doit donc conclure ni à un excès d’hon­neur ni à une indi­gni­té, et il n’est pas insen­sé de se deman­der si l’on n’a pas à apprendre des autres. C’est d’au­tant plus per­ti­nent que le débat ne se résume plus à choi­sir son camp entre les par­ti­sans d’un modèle néo­li­bé­ra dont la feuille de route est le consen­sus de Washing­ton et ceux qui s’y opposent au nom des valeurs de jus­tice et de soli­da­ri­té. La par­tie se joue au moins à quatre. Il y aurait un modèle anglo-saxon de type libé­ral qui fait place belle au mar­ché, en par­ti­cu­lier à un mar­ché du tra­vail peu règle­men­té, qui limite ses objec­tifs à la lutte contre le chô­mage et l’ex­trême pau­vre­té et, lais­sant se déployer les assu­rances pri­vées, tolère un haut niveau d’i­né­ga­li­tés. Le deuxième modèle dont la Bel­gique ferait par­tie avec notam­ment la France et l’Al­le­magne vise, par des assu­rances sociales déve­lop­pées, à main­te­nir le reve­nu des tra­vailleurs, à assu­rer un haut niveau d’ac­ces­si­bi­li­té et de qua­li­té des soins de san­té, des reve­nus de rem­pla­ce­ment, et à redis­tri­buer les reve­nus. Le modèle dit « médi­ter­ra­néen » se concentre sur la cou­ver­ture sociale des per­sonnes âgées et accepte une grande diver­si­té de pro­tec­tion sociale entre les caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles. Enfin, le modèle nor­dique tente de com­bi­ner un haut niveau de pro­tec­tion sociale pour toute la popu­la­tion, une redis­tri­bu­tion éga­li­taire des reve­nus et le plein-emploi. Gabrielle Clo­tuche a rai­son de sou­li­gner que l’é­lar­gis­se­ment euro­péen devrait conduire à affi­ner ces caté­go­ries ou à les élar­gir, mais cela n’in­ter­dit pas de ques­tion­ner le modèle nordique.

Pour­quoi celui-là et pas un autre ? Tout sim­ple­ment parce qu’on constate que les indi­ca­teurs com­pa­ra­tifs situent les pays nor­diques fré­quem­ment à côté les uns des autres et bien sou­vent en pointe en matière d’é­ga­li­té, de lutte contre la pau­vre­té et de per­for­mances éco­no­miques. Pre­nons les inéga­li­tés entre les reve­nus : le rap­port entre le reve­nu moyen des 20 % les plus riches et des 20 % les moins riches est en 2004 de 3,3 à 3,5 en Suède au Dane­mark et en Fin­lande. Il varie entre 4 et 4,5 pour la Bel­gique, la France, l’Al­le­magne et les Pays-Bas. Dans les pays anglo-saxons et médi­ter­ra­néens, il se situe entre 5 et 5,6, sauf pour le Por­tu­gal qui est le pays le plus inéga­li­taire d’Eu­rope avec un écart de 7,2. Ex post, et en choi­sis­sant l’in­di­ca­teur des inéga­li­tés, il y a donc bien quatre modèles. Par contre, les ex-pays com­mu­nistes ne forment pas un modèle puisque leurs résul­tats les répar­tissent les uns par­mi les pays les plus éga­li­taires (Slo­vé­nie, Hon­grie, Tché­quie) et les autres avec les pays les plus inéga­li­taires (Pologne, Slo­va­quie et Lituanie).
D’autres indi­ca­teurs confirment ce constat. Ce sont aus­si dans les quatre pays nor­diques que les inéga­li­tés entre les hommes et les femmes sont les plus faibles du monde et que la pro­por­tion de per­sonnes vivant sous le seuil de pau­vre­té est la plus basse. En effet, en Suède, au Dane­mark et en Fin­lande, 11 % des per­sonnes détiennent un reve­nu infé­rieur aux reve­nus médians. La France, la Bel­gique et l’Al­le­magne ont un taux de pau­vre­té de res­pec­ti­ve­ment 14 %, 15 % et 16 %, les Pays-Bas se situant à che­val entre les deux modèles. Les pays anglo-saxons et médi­ter­ra­néens enre­gistrent quant à eux des taux de pau­vre­té allant de 18 % à 21 %. Comme dans le cas des inéga­li­tés, les résul­tats des pays d’Eu­rope cen­trale et de l’Est se répar­tissent entre la Tché­quie qui connait le taux de pau­vre­té rela­tif le plus bas d’Eu­rope (8 %) et la Slo­va­quie le plus éle­vé (21 %).

Si l’on consi­dère des indi­ca­teurs pure­ment éco­no­miques, les dif­fé­rences sont moins nettes même si les pays scan­di­naves font par­tie des pays qui enre­gistrent les meilleurs résul­tats. Le PIB par habi­tant (en pari­té de pou­voir d’a­chat) est de 12 % supé­rieur à la moyenne euro­péenne en Fin­lande, de 15 % en Suède et de 24 % au Dane­mark, ce qui les place dans les dix pays les plus riches d’Eu­rope, mais on ne peut pas dire que sur ce plan la dis­tinc­tion entre les modèles a du sens puisque dans ces dix pays se trouvent pêle-mêle repré­sen­tés tous les modèles sauf le médi­ter­ra­néen. En ce qui concerne les taux d’emploi, on constate éga­le­ment que dans le groupe des pays où on enre­gistre les taux d’emploi de plus de 70 % — la moyenne euro­péenne étant de 63 % -, on trouve le Dane­mark (75 %) et la Suède (73 %) à côté des Pays-Bas (73 %) et du Royaume Uni (72 %). Viennent ensuite les pays qui dépassent la moyenne euro­péenne sans atteindre les 70 % de taux d’emploi : l’Au­triche (69 %), le Por­tu­gal (68 %), la Fin­lande (67,7 %), l’Ir­lande et l’Al­le­magne (65 %), la France et le Luxem­bourg (63 %). Enfin, infé­rieurs à la moyenne se trouvent la Bel­gique et l’Es­pagne (60 %) et enfin l’I­ta­lie (56 %).

Si l’on croise l’en­semble de ces indi­ca­teurs, on peut en tirer trois conclu­sions. La pre­mière est qu’il est pos­sible de conju­guer effi­ca­ci­té éco­no­mique et haute exi­gence de jus­tice sociale et d’é­ga­li­té. La deuxième conclu­sion est issue du constat que la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie consti­tue certes une contrainte forte qui pèse sur les acteurs éco­no­miques, sociaux et poli­tiques, mais qu’elle n’im­pose pas de fac­to la sup­pres­sion de marges de manœuvre. Enfin, il y a d’autres feuilles de route que celle qui guide le modèle anglo-saxon.

Bien enten­du, tirer des conclu­sions sur la base des résul­tats des dif­fé­rents modèles ne suf­fit pas. Il convient, et c’est beau­coup plus exi­geant et com­plexe, d’i­den­ti­fier les res­sources de pou­voir qui ont per­mis à cer­taines expé­riences de réus­sir mieux que d’autres. Tout un tra­vail socio­lo­gique et poli­tique plon­geant dans la réa­li­té ins­ti­tu­tion­nelle et cultu­relle de chaque pays reste à faire. Dans ce numé­ro, nous avons vou­lu don­ner la parole à deux acteurs connais­sant de l’in­té­rieur, l’un l’ex­pé­rience danoise, l’autre l’ex­pé­rience finlandaise.
Nous retien­drons de l’ar­ticle de Paul Ras­mus­sen trois élé­ments consti­tu­tifs du modèle danois. D’a­bord, la conclu­sion d’un pacte social comme condi­tion préa­lable à toute réforme d’en­ver­gure. C’est fort d’un deal avec les syn­di­cats que le gou­ver­ne­ment social-démo­crate danois a pu, de 1993 à 2001, lan­cer des réformes accrois­sant la com­pé­ti­ti­vi­té tout en favo­ri­sant la créa­tion d’emplois dans les sec­teurs pri­vés et publics. Ensuite, une nou­velle phi­lo­so­phie du mar­ché du tra­vail s’est concré­ti­sée à tra­vers le concept de « flex­sé­cu­ri­té » qui tra­duit un sys­tème de droits et de devoirs réci­proques selon lequel un deman­deur d’emploi reçoit une allo­ca­tion qui main­tient qua­si­ment son salaire, mais qui l’o­blige en contre­par­tie à suivre une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle visant à sa réin­té­gra­tion rapide sur le mar­ché du tra­vail. Enfin, le modèle danois comme le modèle nor­dique pré­sentent la carac­té­ris­tique de déve­lop­per une poli­tique d’é­du­ca­tion et de for­ma­tion qui ne tolère que de faibles inéga­li­tés de résul­tats sco­laires entre les éta­blis­se­ments et entre les caté­go­ries sociales. Dans les pays nor­diques, l’é­cole réduit les inéga­li­tés alors que dans d’autres pays elle les repro­duit ou pire les accen­tue par le déve­lop­pe­ment de filières d’o­rien­ta­tion qui opèrent une véri­table ségré­ga­tion. Cet objec­tif de garan­tir une cer­taine éga­li­té des chances par l’é­cole se ren­force par des dis­po­si­tifs de for­ma­tion conti­nuée qui concernent la majo­ri­té de la popu­la­tion active.

S’ap­puyant sur l’ex­pé­rience fin­lan­daise, Mik­ko Kaut­to nous invite à rela­ti­vi­ser le regard domi­nant sur le vieillis­se­ment démo­gra­phique pré­sen­té comme un choc pro­dui­sant une explo­sion des couts et des charges. Certes sur le plan macroé­co­no­mique, le vieillis­se­ment aura un cout qui néces­site de consti­tuer des réserves, mais il ne faut pas occul­ter pour autant les oppor­tu­ni­tés que cela crée sur le déve­lop­pe­ment d’ac­ti­vi­tés diverses.

En fin de compte faut-il s’ins­pi­rer du modèle nor­dique ? S’il y a de bonnes rai­sons de le faire, il faut res­pec­ter des condi­tions strictes. La pre­mière, nous dit Jean-Claude Bar­bier, est de le res­pec­ter, c’est-à-dire évi­ter les cari­ca­tures et prendre le che­min d’une ana­lyse appro­fon­die. Il y a des zones d’ombre dans tout sys­tème. Par exemple, le modèle nor­dique, en tout cas tel qu’il a évo­lué au Dane­mark, s’ac­com­mode de dis­cri­mi­na­tions eth­niques qui violent les prin­cipes d’é­ga­li­té et d’u­ni­ver­sa­lisme et ces dis­cri­mi­na­tions risquent de s’ac­cen­tuer encore si le vieillis­se­ment de la popu­la­tion foca­lise le débat sur la hau­teur des pré­lè­ve­ments. Il y a aus­si comme par­tout des doutes et des inter­ro­ga­tions sur le rôle régu­la­teur des par­te­naires sociaux, la capa­ci­té de mener des réformes res­pec­tueuses des valeurs du modèle, le ren­for­ce­ment de la légi­ti­mi­té du sys­tème lorsque l’al­ter­nance pousse les par­tis sociaux-démo­crates dans l’op­po­si­tion. Bref, comme le montre Oli­vier Ser­vais dans sa contri­bu­tion, le modèle nor­dique est tra­ver­sé par les mêmes ques­tions que les autres modèles. Ce sont les réponses qui dif­fèrent et nous indiquent qu’en la matière, il n’y a pas de fata­li­té, mais des choix essen­tiel­le­ment politiques.

Frédéric Delcor


Auteur