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Sécurité sociale : le miroir nordique
Dans tous les pays d’Europe, et singulièrement en Belgique, on s’interroge sur les modèles de protection sociale et de plus en plus, construction européenne aidant, on se compare les uns les autres. Même si les politiques de protection sociale restent du ressort des États membres, ceux-ci ont décidé au sommet de Nice en décembre 2000 […]
Dans tous les pays d’Europe, et singulièrement en Belgique, on s’interroge sur les modèles de protection sociale et de plus en plus, construction européenne aidant, on se compare les uns les autres. Même si les politiques de protection sociale restent du ressort des États membres, ceux-ci ont décidé au sommet de Nice en décembre 2000 de recourir à la méthode ouverte de coordination (MOC) pour favoriser la réalisation de plans d’action nationaux pour l’inclusion sociale. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le plan belge pour les années 2006 – 2008 s’est récemment donné quatre objectifs : garantir à chacun un logement abordable et de qualité, développer l’activation et la diversité dans l’emploi et l’intégration sociale, lutter contre la pauvreté qui frappe les enfants et améliorer la gouvernance.
Un des mérites de la méthode de coordination est de bousculer la conviction profonde présente dans chaque État membre selon laquelle son propre système est le meilleur et d’ancrer une attitude pleine de bon sens : on a tous à apprendre les uns des autres. De plus en plus, les travaux de recherches et d’études tentent d’identifier les forces et faiblesses de chaque système et comparent souvent les politiques. Bien entendu, le contenu spécifique des choix techniques et idéologiques des indicateurs et des concepts qui oriente les manières de penser les questions sociales et les manières de faire la politique sociale mériterait une analyse critique de fond qui reste à faire. Ici, nous avons simplement voulu instruire le dossier et lever quelque peu le voile sur le modèle nordique de protection sociale.
Quand on revient d’un voyage à l’étranger et que l’on replonge dans la réalité de sa commune, région ou pays, on perçoit celle-ci autrement, le dépaysement ayant fait ressortir pour un temps les qualités et les défauts d’un environnement que l’on redécouvre. Les forces et faiblesses de notre système de protection sociale sont de plus en plus identifiées. En 2001, l’administration de l’information et des études du ministère des Affaires sociales et de la Santé publique avait déjà réalisé un important rapport d’évaluation qui devait servir à la table ronde sur la solidarité sociale et, depuis lors, les études universitaires et de l’administration complètent sans cesse le tableau.
Quelles sont les forces du système belge de protection sociale ? D’abord et contrairement au verdict du café du commerce, le haut niveau de protection sociale est compatible avec le niveau général de prospérité. L’image selon laquelle on ne peut surcharger (par le social) le cheval qui doit gagner le grand prix (économique) est contredite par les faits. La Belgique fait partie des neufs pays qui connaissent à la fois une prospérité élevée (calculée par le PIB par habitant), un taux d’inégalité relativement inférieur (calculé sur la base d’une comparaison entre les revenus des 20 % les plus riches et des 20 % les plus pauvres) et un taux de pauvreté relativement plus bas (calcul fait sur la base d’un seuil de pauvreté de 60 % du revenu médian).
Cela étant, le système a ses faiblesses dont la plus importante est son incapacité de reconvertir les régions de vieille industrialisation et de faire reculer le taux de chômage. Cela explique une faiblesse relative du taux d’emploi en Belgique (60,3 %) par rapport à la moyenne européenne (63,3 %) et un taux de chômage de longue durée de 4,4 % contre 3,9 % en Europe des Vingt-Cinq. Les inégalités économiques entre les régions ont malheureusement des conséquences sociales sur les populations qui y habitent. Les indicateurs suivants en attestent : le taux de pauvreté en Wallonie est de 17,7 %, c’est-à-dire près de deux points supérieurs à la moyenne européenne et il est de 27 % à Bruxelles. Entre la Wallonie et la Flandre, le taux de pauvreté de la population en âge de travailler est du simple au double. Si le pourcentage d’enfants vivant dans un ménage sans travail est de 7 % en Flandre, il est de 20 % en Wallonie et de 24 % à Bruxelles…
Une autre faiblesse du système belge de sécurité sociale est de nature tendancielle. L’évolution dans le temps de plusieurs indicateurs atteste d’une diminution de la capacité qu’a le modèle belge à assurer sa fonction « allocative », c’est-à-dire assurer un revenu de remplacement suffisant en cas de perte de salaire. Depuis la suppression, dans les années quatre-vingt, du mécanisme de liaison au bien-être des allocations sociales, le taux de remplacement de l’ensemble des prestations sociales régresse. C’est le cas tout particulièrement pour l’allocation de chômage moyenne qui représentait 42 % du salaire moyen brut en 1980 et qui n’en représente plus que 27 % aujourd’hui. Le nouveau mécanisme légal de liaison au bien-être qui vient d’être adopté par le Parlement devrait permettre de corriger progressivement cette dérive.
Le bilan global ne doit donc conclure ni à un excès d’honneur ni à une indignité, et il n’est pas insensé de se demander si l’on n’a pas à apprendre des autres. C’est d’autant plus pertinent que le débat ne se résume plus à choisir son camp entre les partisans d’un modèle néolibéra dont la feuille de route est le consensus de Washington et ceux qui s’y opposent au nom des valeurs de justice et de solidarité. La partie se joue au moins à quatre. Il y aurait un modèle anglo-saxon de type libéral qui fait place belle au marché, en particulier à un marché du travail peu règlementé, qui limite ses objectifs à la lutte contre le chômage et l’extrême pauvreté et, laissant se déployer les assurances privées, tolère un haut niveau d’inégalités. Le deuxième modèle dont la Belgique ferait partie avec notamment la France et l’Allemagne vise, par des assurances sociales développées, à maintenir le revenu des travailleurs, à assurer un haut niveau d’accessibilité et de qualité des soins de santé, des revenus de remplacement, et à redistribuer les revenus. Le modèle dit « méditerranéen » se concentre sur la couverture sociale des personnes âgées et accepte une grande diversité de protection sociale entre les catégories socioprofessionnelles. Enfin, le modèle nordique tente de combiner un haut niveau de protection sociale pour toute la population, une redistribution égalitaire des revenus et le plein-emploi. Gabrielle Clotuche a raison de souligner que l’élargissement européen devrait conduire à affiner ces catégories ou à les élargir, mais cela n’interdit pas de questionner le modèle nordique.
Pourquoi celui-là et pas un autre ? Tout simplement parce qu’on constate que les indicateurs comparatifs situent les pays nordiques fréquemment à côté les uns des autres et bien souvent en pointe en matière d’égalité, de lutte contre la pauvreté et de performances économiques. Prenons les inégalités entre les revenus : le rapport entre le revenu moyen des 20 % les plus riches et des 20 % les moins riches est en 2004 de 3,3 à 3,5 en Suède au Danemark et en Finlande. Il varie entre 4 et 4,5 pour la Belgique, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas. Dans les pays anglo-saxons et méditerranéens, il se situe entre 5 et 5,6, sauf pour le Portugal qui est le pays le plus inégalitaire d’Europe avec un écart de 7,2. Ex post, et en choisissant l’indicateur des inégalités, il y a donc bien quatre modèles. Par contre, les ex-pays communistes ne forment pas un modèle puisque leurs résultats les répartissent les uns parmi les pays les plus égalitaires (Slovénie, Hongrie, Tchéquie) et les autres avec les pays les plus inégalitaires (Pologne, Slovaquie et Lituanie).
D’autres indicateurs confirment ce constat. Ce sont aussi dans les quatre pays nordiques que les inégalités entre les hommes et les femmes sont les plus faibles du monde et que la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est la plus basse. En effet, en Suède, au Danemark et en Finlande, 11 % des personnes détiennent un revenu inférieur aux revenus médians. La France, la Belgique et l’Allemagne ont un taux de pauvreté de respectivement 14 %, 15 % et 16 %, les Pays-Bas se situant à cheval entre les deux modèles. Les pays anglo-saxons et méditerranéens enregistrent quant à eux des taux de pauvreté allant de 18 % à 21 %. Comme dans le cas des inégalités, les résultats des pays d’Europe centrale et de l’Est se répartissent entre la Tchéquie qui connait le taux de pauvreté relatif le plus bas d’Europe (8 %) et la Slovaquie le plus élevé (21 %).
Si l’on considère des indicateurs purement économiques, les différences sont moins nettes même si les pays scandinaves font partie des pays qui enregistrent les meilleurs résultats. Le PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) est de 12 % supérieur à la moyenne européenne en Finlande, de 15 % en Suède et de 24 % au Danemark, ce qui les place dans les dix pays les plus riches d’Europe, mais on ne peut pas dire que sur ce plan la distinction entre les modèles a du sens puisque dans ces dix pays se trouvent pêle-mêle représentés tous les modèles sauf le méditerranéen. En ce qui concerne les taux d’emploi, on constate également que dans le groupe des pays où on enregistre les taux d’emploi de plus de 70 % — la moyenne européenne étant de 63 % -, on trouve le Danemark (75 %) et la Suède (73 %) à côté des Pays-Bas (73 %) et du Royaume Uni (72 %). Viennent ensuite les pays qui dépassent la moyenne européenne sans atteindre les 70 % de taux d’emploi : l’Autriche (69 %), le Portugal (68 %), la Finlande (67,7 %), l’Irlande et l’Allemagne (65 %), la France et le Luxembourg (63 %). Enfin, inférieurs à la moyenne se trouvent la Belgique et l’Espagne (60 %) et enfin l’Italie (56 %).
Si l’on croise l’ensemble de ces indicateurs, on peut en tirer trois conclusions. La première est qu’il est possible de conjuguer efficacité économique et haute exigence de justice sociale et d’égalité. La deuxième conclusion est issue du constat que la mondialisation de l’économie constitue certes une contrainte forte qui pèse sur les acteurs économiques, sociaux et politiques, mais qu’elle n’impose pas de facto la suppression de marges de manœuvre. Enfin, il y a d’autres feuilles de route que celle qui guide le modèle anglo-saxon.
Bien entendu, tirer des conclusions sur la base des résultats des différents modèles ne suffit pas. Il convient, et c’est beaucoup plus exigeant et complexe, d’identifier les ressources de pouvoir qui ont permis à certaines expériences de réussir mieux que d’autres. Tout un travail sociologique et politique plongeant dans la réalité institutionnelle et culturelle de chaque pays reste à faire. Dans ce numéro, nous avons voulu donner la parole à deux acteurs connaissant de l’intérieur, l’un l’expérience danoise, l’autre l’expérience finlandaise.
Nous retiendrons de l’article de Paul Rasmussen trois éléments constitutifs du modèle danois. D’abord, la conclusion d’un pacte social comme condition préalable à toute réforme d’envergure. C’est fort d’un deal avec les syndicats que le gouvernement social-démocrate danois a pu, de 1993 à 2001, lancer des réformes accroissant la compétitivité tout en favorisant la création d’emplois dans les secteurs privés et publics. Ensuite, une nouvelle philosophie du marché du travail s’est concrétisée à travers le concept de « flexsécurité » qui traduit un système de droits et de devoirs réciproques selon lequel un demandeur d’emploi reçoit une allocation qui maintient quasiment son salaire, mais qui l’oblige en contrepartie à suivre une formation professionnelle visant à sa réintégration rapide sur le marché du travail. Enfin, le modèle danois comme le modèle nordique présentent la caractéristique de développer une politique d’éducation et de formation qui ne tolère que de faibles inégalités de résultats scolaires entre les établissements et entre les catégories sociales. Dans les pays nordiques, l’école réduit les inégalités alors que dans d’autres pays elle les reproduit ou pire les accentue par le développement de filières d’orientation qui opèrent une véritable ségrégation. Cet objectif de garantir une certaine égalité des chances par l’école se renforce par des dispositifs de formation continuée qui concernent la majorité de la population active.
S’appuyant sur l’expérience finlandaise, Mikko Kautto nous invite à relativiser le regard dominant sur le vieillissement démographique présenté comme un choc produisant une explosion des couts et des charges. Certes sur le plan macroéconomique, le vieillissement aura un cout qui nécessite de constituer des réserves, mais il ne faut pas occulter pour autant les opportunités que cela crée sur le développement d’activités diverses.
En fin de compte faut-il s’inspirer du modèle nordique ? S’il y a de bonnes raisons de le faire, il faut respecter des conditions strictes. La première, nous dit Jean-Claude Barbier, est de le respecter, c’est-à-dire éviter les caricatures et prendre le chemin d’une analyse approfondie. Il y a des zones d’ombre dans tout système. Par exemple, le modèle nordique, en tout cas tel qu’il a évolué au Danemark, s’accommode de discriminations ethniques qui violent les principes d’égalité et d’universalisme et ces discriminations risquent de s’accentuer encore si le vieillissement de la population focalise le débat sur la hauteur des prélèvements. Il y a aussi comme partout des doutes et des interrogations sur le rôle régulateur des partenaires sociaux, la capacité de mener des réformes respectueuses des valeurs du modèle, le renforcement de la légitimité du système lorsque l’alternance pousse les partis sociaux-démocrates dans l’opposition. Bref, comme le montre Olivier Servais dans sa contribution, le modèle nordique est traversé par les mêmes questions que les autres modèles. Ce sont les réponses qui diffèrent et nous indiquent qu’en la matière, il n’y a pas de fatalité, mais des choix essentiellement politiques.