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Sauver l’euro à petits pas : le remède pire que le mal ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Michaël Maira

juillet 2012

Depuis jan­vier 2010, l’U­nion euro­péenne affronte une crise ban­caire et des dettes sou­ve­raines qui menace d’emporter sa mon­naie unique et, par­tant, l’en­semble du pro­jet d’in­té­gra­tion à l’é­chelle du conti­nent. Quoique tar­di­ve­ment, les Vingt-Sept ont ima­gi­né une série de dis­po­si­tifs des­ti­nés à évi­ter ce scé­na­rio du pire. Quelles en sont les consé­quences sur l’adhé­sion citoyenne au pro­jet d’in­té­gra­tion euro­péenne ? Une réflexion sur le registre de la légi­ti­mi­té s’im­pose face à des pro­ces­sus déci­sion­nels euro­péens taillant la part belle aux acteurs non élus et à des poli­tiques d’aus­té­ri­té qui semblent sus­ci­ter l’op­po­si­tion crois­sante de citoyens y flai­rant une menace pour leur bien-être. Remède qui pour­rait, para­doxa­le­ment, sau­ver l’eu­ro, mais mena­cer la sur­vie de l’U­nion euro­péenne dans son ensemble.

Récem­ment, Guy Verhof­stadt affir­mait qu’«il n’est pas midi moins cinq, mais midi plus cinq pour l’Europe ». Ain­si, l’heure serait grave et le temps comp­té. L’Union euro­péenne (UE) aurait à fran­chir une étape cru­ciale dont dépen­drait l’avenir de sa jeune his­toire. Cette séquence déci­sive com­mence fin 2009, lorsque l’onde de choc créée par la crise finan­cière mon­diale affecte les États euro­péens et se trans­forme en crise ban­caire et des dettes sou­ve­raines. Cette der­nière menace rapi­de­ment la mon­naie unique et, par­tant, l’ensemble du pro­jet d’union poli­tique à l’échelle conti­nen­tale dont elle est le sym­bole et la réa­li­sa­tion la plus aboutie.

À la croi­sée des che­mins, les Vingt-Sept doivent aujourd’hui faire des choix qui condi­tion­ne­ront l’avenir de l’euro et celui de l’Union. Les quelques pages qui suivent pro­posent une brève ana­lyse de la tra­jec­toire emprun­tée, à la lumière d’un défi qui a mar­qué l’histoire du pro­jet de construc­tion euro­péenne : sa quête de légi­ti­mi­té. Elles pré­sentent, d’abord, la myriade d’outils créés en vue d’affronter la crise qui affecte la mon­naie unique. Elles éva­luent ensuite leur impact poten­tiel sur la légi­ti­mi­té du pro­jet euro­péen. Afin de démon­trer que les solu­tions ima­gi­nées risquent d’éloigner l’Union de son objec­tif d’adhésion popu­laire. Et que, déli­bé­ré ou non, le choix de cette voie risque, à long terme, de conduire la construc­tion euro­péenne à sa perte.

Avis de tempête…

Dès octobre2009, le défi­cit public grec atteint des som­mets, tan­dis que la dette hel­lène dépasse lar­ge­ment les 100% du PIB. Dans la houle éco­no­mique for­mée par la crise des sub­primes amé­ri­cains, la note grecque est dégra­dée par les agences de nota­tion. Le pro­ces­sus de réac­tion en chaine est enclen­ché : les inves­tis­seurs fuient les actifs grecs et l’État éprouve des dif­fi­cul­tés crois­santes à se finan­cer sur les mar­chés inter­na­tio­naux. Qui plus est, la vague est gros­sie par les attaques spé­cu­la­tives dont la mon­naie unique euro­péenne fait l’objet. Faute de consen­sus autour d’un méca­nisme de soli­da­ri­té apte à pres­te­ment ren­flouer les caisses grecques, d’aucuns misent sur une conta­gion de la crise aux membres les plus fra­giles de la zone euro (notam­ment l’Italie et l’Espagne). Ain­si, les plus oppor­tu­nistes finan­ciers attendent patiem­ment de récol­ter les divi­dendes d’une mort de l’euro consé­cu­tive à la tem­pête déclen­chée par le vent grec. À la barre, les États membres de l’Union étalent leurs diver­gences et ne par­viennent pas à un accord orien­tant le navire euro­péen vers des flots plus clé­ments. De réunions des dix-sept membres de l’Eurogroupe en Conseils euro­péens, de modestes mesures en maigres plans de sau­ve­tage dic­tés par les cir­cons­tances, les Vingt-Sept ne peuvent conte­nir la vague.

…et sauf qui peut !

Des mesures urgentes s’imposent pour ten­ter de cal­mer les vents hos­tiles ali­men­tés par des oiseaux finan­ciers pariant sur la réa­li­sa­tion de leur mau­vais augure. L’Europe tente d’éviter que le flot rompe ses digues et emporte sur son pas­sage une mon­naie unique âgée d’à peine plus de dix ans. Sur le fil, les Vingt-Sept s’accordent sur la créa­tion d’un Fonds euro­péen de sta­bi­li­té finan­cière doté de 750 mil­liards d’euros (qui sera pro­chai­ne­ment rem­pla­cé par le Méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té). Ali­men­té par la Com­mis­sion euro­péenne, les États membres et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, ce der­nier est appe­lé à ache­ter la dette des pays mena­cés qui ne trou­ve­rait pas acqué­reurs sur les mar­chés. Les États membres décident, par ailleurs, d’étendre les mis­sions de leurs banques cen­trales (notam­ment auto­ri­sées à ache­ter la dette publique et pri­vée sur les mar­chés secon­daires) et man­datent la BCE pour favo­ri­ser la reca­pi­ta­li­sa­tion des banques. Enfin, cha­cun affiche sa volon­té d’assainir ses finances publiques afin de ras­su­rer des mar­chés pas­sa­ble­ment ner­veux. La com­bi­nai­son de ces ins­tru­ments a per­mis à l’euro de résis­ter… tem­po­rai­re­ment. À l’heure d’écrire ces lignes, rien n’indique, en effet, que le remède soit effi­cace. C’est pour­quoi, les Euro­péens sou­haitent adjoindre à ce trai­te­ment de choc une thé­ra­pie au long cours.

Plus jamais ça !

Deux types de dis­po­si­tif cura­tif sont ima­gi­nés afin de cor­ri­ger les défauts congé­ni­taux de l’Union éco­no­mique et moné­taire euro­péenne, et garan­tir la péren­ni­té de l’euro.

Pre­miè­re­ment, les Vingt-Sept, moins la Grande-Bre­tagne, adoptent un trai­té sur « la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance dans l’Union éco­no­mie et moné­taire » : le « pacte bud­gé­taire ». Il pré­voit notam­ment une réduc­tion de la marge de manœuvre des États membres en matière bud­gé­taire (via l’introduction d’une « règle d’or » obli­geant les signa­taires à renon­cer aux défi­cits publics1), un accrois­se­ment du contrôle de la Com­mis­sion sur les finances publiques éta­tiques ain­si qu’un pou­voir accru de la Cour de jus­tice de l’Union européenne.

Deuxiè­me­ment, l’UE se dote d’un paquet de six textes légis­la­tifs six pack qui visent à ren­for­cer la dis­ci­pline bud­gé­taire des États membres, d’une part, et à lut­ter contre les dés­équi­libres macroé­co­no­miques, d’autre part. Les cinq règle­ments et la direc­tive qui les accom­pagne entendent, d’abord, limi­ter le niveau d’endettement public. Cette mis­sion est au cœur du Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance (PSC), adop­té en 1997. Véri­table règle­ment d’ordre inté­rieur de la zone euro, le PSC est doté d’un volet pré­ven­tif, visant à évi­ter les dettes et défi­cits publics exces­sifs. Dou­blé d’un volet cor­rec­tif qui vise à sanc­tion­ner les États membres récal­ci­trants. La crise euro­péenne des dettes sou­ve­raines a mis en avant les vices de concep­tion du PSC. Sa sou­plesse et ses zones d’ombre ont consti­tué tant de brèches que le six pack entend colmater.

Côté pré­ven­tion, le paquet légis­la­tif entend notam­ment conver­tir les cigales en four­mis. En période de vaches grasses, il oblige les États membres endet­tés à faire pri­mer le ser­vice de la dette sur toute autre dépense. Côté cor­rec­tion, les États dont la dette et/ou les défi­cits publics excèdent les limites auto­ri­sées (res­pec­ti­ve­ment de 60% et 3% du PIB) se ver­ront plus rapi­de­ment et plus faci­le­ment sanc­tion­nés qu’auparavant. Le six pack confie, en effet, un poids plus impor­tant à la Com­mis­sion dans la pro­cé­dure de sanc­tions des États récal­ci­trants. Jadis, le Conseil éva­luait dis­cré­tion­nai­re­ment le res­pect des cri­tères par les États membres. Juge et par­tie, ce der­nier s’acquittait de cette tâche d’une manière d’autant plus souple que ses prin­ci­paux membres (l’Allemagne et la France) éprou­vaient des dif­fi­cul­tés à mar­cher dans les clous. Dès l’entrée en vigueur du nou­veau paquet légis­la­tif, la Com­mis­sion for­mu­le­ra des pro­po­si­tions de sanc­tions qui seront auto­ma­ti­que­ment adop­tées, à moins d’être reje­tées par une majo­ri­té qua­li­fiée des membres du Conseil. Cette majo­ri­té inver­sée vise à aug­men­ter l’efficacité du volet cor­rec­tif du Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance en limi­tant la marge de manœuvre dont jouit (par­fois jusqu’à l’abus) le Conseil.

En plus de ces mesures des­ti­nées à limi­ter l’endettement public, les textes mettent aus­si en place un méca­nisme d’alerte des­ti­né à évi­ter les dés­équi­libres macroé­co­no­miques exces­sifs (en rai­son de dif­fé­ren­tiels dans l’évolution des salaires, des prix ou encore de la com­pé­ti­ti­vi­té notam­ment). Le dis­po­si­tif est basé sur une série d’indicateurs des­ti­nés à éva­luer les risques de dés­équi­libres macroé­co­no­miques. Lorsque ces der­niers passent au rouge, la Com­mis­sion et le Conseil émettent des recom­man­da­tions pré­ven­tives à des­ti­na­tion du (ou des) État(s) membre(s) concerné(s). À charge pour ce(s) dernier(s) de res­pec­ter les orien­ta­tions sug­gé­rées s’il(s) veu(len)t évi­ter la sanction.

Gagner les cœurs et les esprits

L’impact de ces dis­po­si­tifs sur la légi­ti­mi­té du pro­ces­sus d’intégration euro­péenne a été sous-inves­ti­gué. Tan­dis que, pro­to­type de gou­ver­nance supra­na­tio­nale sans doute le plus abou­ti, l’UE n’échappe pas au (crash-)test de légi­ti­mi­té auquel sont sou­mis les véhi­cules de pou­voirs politiques.

Depuis que nos socié­tés euro­péennes ont emprun­té la voie démo­cra­tique, cette légi­ti­mi­té se jauge à l’aune du consen­te­ment popu­laire ; de la capa­ci­té d’un pou­voir poli­tique à conqué­rir les cœurs et les esprits de ses des­ti­na­taires. Bref, comme le pro­cla­mait Abra­ham Lin­coln, la légi­ti­mi­té d’un pou­voir poli­tique est garan­tie par le fait que les citoyens consi­dèrent qu’il s’exerce « par le peuple, pour le peuple ». Cette for­mule clas­sique et intui­tive fait écho à deux approches dif­fé­rentes de la légi­ti­mi­té qui ins­pirent le plus sou­vent les réflexions consa­crées à celle du pro­jet euro­péen2.

L’intégration européenne « par le peuple »

« Par le peuple » réper­cute une pre­mière concep­tion de la légi­ti­mi­té, cen­trée sur les entrées du sys­tème poli­tique : ses inputs. L’accent est mis sur la proxi­mi­té des indi­vi­dus et du poli­tique. Seraient légi­times les déci­sions qui expri­me­raient la volon­té popu­laire. Expres­sion garan­tie par une asso­cia­tion des citoyens ou de leurs repré­sen­tants (sur les­quels les pre­miers opèrent un contrôle via l’élection) aux pro­ces­sus déci­sion­nels. Les dif­fi­cul­tés de la légi­ti­ma­tion du pro­jet euro­péen par ses inputs sont illus­trées par les cri­tiques d’une Europe de tech­no­crates et dis­tante du citoyen. Une Europe d’élites ini­tiées qui inter­agissent dans le no man’s land urbain sis entre le rond­point Schu­man et la place du Luxembourg.

Le pro­blème n’est pas neuf et n’a pas été igno­ré à Bruxelles. Sans éva­luer ici leur effi­ca­ci­té, men­tion­nons les ajus­te­ments pro­gres­sifs des pro­ces­sus déci­sion­nels euro­péens des­ti­nés à accroitre la légi­ti­mi­té de l’Union sur le registre de ses inputs : de l’élection du Par­le­ment euro­péen au suf­frage uni­ver­sel direct (depuis 1979), à l’extension des pou­voirs de ce der­nier (asso­cié à la pro­cé­dure légis­la­tive ordi­naire depuis l’entrée en vigueur du trai­té de Lis­bonne, en 2009), en pas­sant par l’initiative citoyenne qui per­met à un mil­lion de citoyens de sug­gé­rer à la Com­mis­sion de pro­po­ser une ini­tia­tive législative.

L’intégration européenne « pour le peuple »

« Pour le peuple » ren­voie à la seconde concep­tion de la légi­ti­mi­té qui met l’accent sur les résul­tats des pro­ces­sus déci­sion­nels : les out­puts. La légi­ti­mi­té d’un pou­voir poli­tique s’évalue donc aus­si à la lumière de sa contri­bu­tion au bien-être effec­tif de la com­mu­nau­té poli­tique. L’UE est cri­ti­quée, sur ce registre, pour cer­taines de ses réflexions et déci­sions, en déca­lage sup­po­sé avec les pré­oc­cu­pa­tions de ses citoyens. Pen­sons aux cri­tiques visant une Europe qui se pré­oc­cu­pe­rait moins de la condi­tion socioé­co­no­mique de ses habi­tants que de l’opportunité de légi­fé­rer sur la taille des camemberts.

Il serait tou­te­fois exces­sif de céder à la cari­ca­ture d’une Europe décon­nec­tée des pré­oc­cu­pa­tions rela­tives au bien-être de sa popu­la­tion. Ain­si, la poli­tique agri­cole com­mune ou encore la poli­tique de cohé­sion euro­péenne par­ti­cipent d’une logique de légi­ti­ma­tion du pro­jet euro­péen par ses résul­tats (ou out­puts).

La légitimité comme étoile polaire

La quête de l’adhésion popu­laire tra­verse donc le pro­ces­sus euro­péen d’intégration. Comme pré­ci­sé, ses acteurs prin­ci­paux ont ima­gi­né divers méca­nismes sus­cep­tibles de la rap­pro­cher de l’idéal for­mu­lé par Lin­coln. La ques­tion reste tou­te­fois d’actualité et le défi demeure aus­si consi­dé­rable qu’inédit, tant l’UE revêt des dimen­sions aty­piques en com­pa­rai­son des pro­jets poli­tiques natio­naux. Il s’agit, dès lors, de constam­ment éva­luer dans quelle mesure les orien­ta­tions et actes euro­péens par­ti­cipent de la pour­suite de cet idéal.

En consé­quence, il importe d’examiner les réponses euro­péennes à la crise ban­caire et des dettes sou­ve­raines à l’aune de l’horizon de légi­ti­mi­té gui­dant le pro­jet euro­péen. À cette fin, il s’agit, d’abord, de déter­mi­ner si le pro­ces­sus (les inputs) de concep­tion des dis­po­si­tifs euro­péens de ges­tion et sor­tie de crise taille la part belle à l’expression de la volon­té popu­laire. Outre la confi­gu­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle de ces der­niers, il convient d’interroger leurs effets. En d’autres termes, de ques­tion­ner dans quelle mesure les orien­ta­tions déter­mi­nées par les ins­ti­tu­tions euro­péennes (ses out­puts) sont jugées par leurs des­ti­na­taires comme concou­rant à leur bien-être.

Sortir de la crise sans le peuple ?

L’UE est sou­vent cri­ti­quée pour l’opacité de ses dyna­miques déci­sion­nelles et sa dis­tance par rap­port au citoyen. Elle n’a pas échap­pé à ce tro­pisme dans la ges­tion de cette crise inédite. En effet, les pre­miers soins au malade ont été prin­ci­pa­le­ment admi­nis­trés par le Conseil. Il en va de même pour le trai­te­ment de longue durée et la cica­tri­sa­tion des plaies. Le « pacte bud­gé­taire » est ouver­te­ment pré­sen­té comme l’objet d’un com­pro­mis entre l’Allemagne et la France. Ins­tance de repré­sen­ta­tion des­ti­née à com­bler un manque de proxi­mi­té entre l’Union et ses citoyens, le Par­le­ment euro­péen a été lar­ge­ment éclip­sé, entre réflexions en cou­lisses et émer­gence d’un binôme « Merkozy ».

L’élaboration du six pack a davan­tage impli­qué les euro­dé­pu­tés. Dans cer­taines limites, puisqu’ils n’ont pas pris part à l’étape cru­ciale d’élaboration de la pro­po­si­tion, mono­pole du Conseil et de la Com­mis­sion. Néan­moins, le conte­nu des six textes légis­la­tifs a été négo­cié entre les repré­sen­tants euro­péens et le Conseil. L’association du Par­le­ment a notam­ment visé à ren­for­cer la légi­ti­mi­té de ces six textes fon­da­teurs de la future struc­ture de gou­ver­nance éco­no­mique euro­péenne. Il convient cepen­dant de se deman­der si cette asso­cia­tion ini­tiale des élus euro­péens n’est pas uni­que­ment une opé­ra­tion de façade, des­ti­née à embel­lir un édi­fice euro­péen de gou­ver­nance éco­no­mique domi­né par le Conseil et la Com­mis­sion. En effet, même si dans les meilleurs des cas ils ont été asso­ciés à l’adoption de cer­tains textes, les euro­dé­pu­tés sont mar­gi­na­li­sés dans la mise en œuvre des dis­po­si­tifs ima­gi­nés pour faire face et sor­tir de la crise. Cette mis­sion relève essen­tiel­le­ment de la Com­mis­sion. Seule ins­ti­tu­tion char­gée d’évaluer les pro­grammes bud­gé­taires natio­naux, de for­mu­ler des recom­man­da­tions et de pro­po­ser des sanc­tions qui s’appliqueront qua­si auto­ma­ti­que­ment en rai­son de l’introduction du méca­nisme de majo­ri­té inver­sée dont il a été ques­tion précédemment.

Bref, la pièce cen­trale du puzzle de sor­tie de crise n’est autre qu’une ins­ti­tu­tion non élue. Un organe qui, dans les faits, n’est que peu sou­mis au contrôle de repré­sen­tants des citoyens et est peu per­méable à l’expression de la volon­té popu­laire. Alors même que ses déci­sions ont un impact poten­tiel­le­ment consi­dé­rable sur la vie quo­ti­dienne des Euro­péens. Un tel constat ne semble pas de nature à aider l’UE dans sa quête de légi­ti­mi­té par les inputs. Certes, le Conseil dont les membres sont contrô­lés par les par­le­ments natio­naux est sou­vent asso­cié à la Com­mis­sion dans la phase de déci­sion et/ou la mise en œuvre des dis­po­si­tifs sus­men­tion­nés. Dif­fi­cile, tou­te­fois, de se réfu­gier der­rière le contrôle exer­cé par les élus natio­naux sur leurs exé­cu­tifs afin de nuan­cer ce diag­nos­tic. En effet, un bref tour d’horizon des moyens humains et tech­niques inves­tis par les Vingt-Sept légis­la­teurs natio­naux dans le contrôle de l’action euro­péenne de leur exé­cu­tif suf­fit à convaincre de l’extrême dif­fi­cul­té pour les pre­miers de pro­cé­der à un contrôle effec­tif des actes posés par les seconds, tant ils sont nom­breux et sou­vent aus­si com­plexes que tech­niques. Sans évo­quer la « règle d’or » ins­tau­rée par le trai­té bud­gé­taire qui, en enca­drant stric­te­ment le défi­cit public, prive les légis­la­teurs natio­naux d’une part impor­tante de leur marge de manœuvre dans leurs choix poli­tiques liés à la confec­tion des bud­gets nationaux.

Sortir de la crise contre le peuple ?

Pour le public, l’UE porte majo­ri­tai­re­ment des pro­jets tech­niques, com­plexes, de longue haleine et ciblés sur des caté­go­ries d’intérêts par­ti­cu­liers (agri­cul­teurs, industries,etc.). Ces der­niers captent géné­ra­le­ment moins l’intérêt des opi­nions que les enjeux natio­naux. Ils sont rare­ment per­çus par les citoyens (et, par effet de conta­gion, par leurs repré­sen­tants natio­naux) comme por­teurs d’enjeux déter­mi­nants pour le vivre-ensemble. La crise a tou­te­fois chan­gé la donne. Elle a pla­cé les ins­ti­tu­tions com­munes sous le feu des pro­jec­teurs. Rare­ment (voire jamais) les enjeux euro­péens dont elles sont por­teuses n’ont été consi­dé­rés comme aus­si fon­da­men­taux par l’opinion. En témoignent la cou­ver­ture plus impor­tante dont elles jouissent dans la presse ou encore la réfé­rence crois­sante aux ques­tions euro­péennes dans les débats natio­naux (pen­sons aux récents pro­pos du ministre belge Paul Magnette au sujet de la Com­mis­sion européenne).

Cette atten­tion accrue pour l’action des ins­ti­tu­tions com­munes s’explique notam­ment par l’impact (direct ou indi­rect) crois­sant de l’Union dans la défi­ni­tion de poli­tiques publiques natio­nales tou­chant direc­te­ment au bien-être des indi­vi­dus. Les ins­ti­tu­tions euro­péennes uti­lisent cette fenêtre d’action inédite dont elles jouissent pour pro­mou­voir un agen­da orien­té (à l’excès juge un nombre crois­sant d’observateurs) vers des objec­tifs de rigueur bud­gé­taire. À titre d’exemple, en réponse aux rap­pels à l’ordre euro­péens, de nom­breux États membres se sont vu impo­ser des objec­tifs de mai­trise de leur tra­jec­toire bud­gé­taire qui se sont concrè­te­ment tra­duits par une réduc­tion de cer­tains avan­tages sala­riaux et sociaux. Pen­sons, en Bel­gique, aux réformes de la fis­ca­li­té rela­tive aux voi­tures de socié­tés, des pen­sions de retraite ou encore à l’adoption récente d’un régime de dégres­si­vi­té des allo­ca­tions de chô­mage. Sans men­tion­ner les conces­sions dras­tiques exi­gées des peuples grec, espa­gnol ou encore italien.

L’incursion euro­péenne dans ces ter­rains rend ses citoyens plus conscients de son impact sur leur quo­ti­dien. L’UE semble tou­te­fois ne pas béné­fi­cier de cette oppor­tu­ni­té d’accroitre sa légi­ti­mi­té par ses out­puts. Cette exten­sion inédite des champs d’intervention de l’Union ren­contre, en effet, une oppo­si­tion crois­sante dans la popu­la­tion euro­péenne, dénon­çant un agen­da qua­si exclu­si­ve­ment cen­tré sur des mesures d’austérité. Cette der­nière est le fruit de col­lec­tifs spon­ta­nés ou orga­ni­sés. Pen­sons, res­pec­ti­ve­ment, au mou­ve­ment des indi­gnés et aux per­cées élec­to­rales de cer­tains par­tis poli­tiques (tels le Front natio­nal fran­çais ou Aube dorée en Grèce) aux dis­cours ouver­te­ment eurosceptiques.

Sauver l’euro sans condamner l’Union

La tri­bune inédite offerte par la crise consti­tue une oppor­tu­ni­té de légi­ti­mer le pro­jet euro­péen ; ce der­nier étant sou­vent consi­dé­ré comme dépour­vu de légi­ti­mi­té car décon­nec­té de la réa­li­té quo­ti­dienne de ses peuples. Tou­te­fois, diverses ten­dances indiquent que la direc­tion prise par l’Union, dans la fou­lée de la crise, semble davan­tage nuire que concou­rir à son objec­tif de légi­ti­ma­tion, tant par ses inputs que ses out­puts. Ain­si, dans un contexte où les ins­ti­tu­tions euro­péennes jouissent de leviers d’action non négli­geables, elles sont davan­tage condam­nées que plé­bis­ci­tées. Pire, alors même que depuis des décen­nies elles ont affi­ché un objec­tif de réduc­tion de leur défi­cit de légi­ti­mi­té, elles semblent l’avoir accru. Ce qui n’est pas sans dan­ger pour l’avenir du pro­jet euro­péen qui, même basé sur des indi­ca­teurs éco­no­miques sains, ne pour­ra sur­vivre en l’absence d’adhésion de ses prin­ci­paux acteurs.

Dans un tel contexte, les impacts de l’agenda de ges­tion et de sor­tie de crise sur la légi­ti­mi­té du pro­jet euro­péen et de ses ins­ti­tu­tions doivent faire l’objet d’une réflexion appro­fon­die. L’UE sur­vi­vra dif­fi­ci­le­ment dans le temps long si elle aban­donne l’adhésion popu­laire sur l’autel d’une aus­té­ri­té tech­no­cra­tique pré­sen­tée comme néces­saire pour ama­douer les mar­chés. Cen­trées sur la seule quête de confiance du sec­teur finan­cier, les diverses stra­té­gies euro­péennes et plans de sau­ve­tage écar­te­ront peut-être la menace d’éclatement de la zone euro. Cepen­dant, si les solu­tions ima­gi­nées pour sau­ver le club euro ne reposent pas sur un mini­mum d’adhésion popu­laire, elles risquent d’entrainer la chute de l’édifice euro­péen qui l’abrite. L’appui des mar­chés sera, en effet, d’un faible secours face à des dis­cours poli­tiques euros­cep­tiques qui emportent l’adhésion crois­sante de citoyens déçus de l’orientation don­née à l’intégration euro­péenne, tant sur le fond que la forme.

Sauver l’euro « par » et « pour » le peuple

Les Vingt-Sept mar­tèlent qu’ils sou­haitent sau­ver l’euro pour pré­ser­ver le pro­jet d’intégration poli­tique à l’échelle du conti­nent. Ils semblent tou­te­fois peu pré­oc­cu­pés du degré d’adhésion popu­laire aux méca­nismes de sau­ve­tage de la mon­naie unique ; adhé­sion pour­tant néces­saire à la sur­vie du pro­jet euro­péen dans son ensemble. L’UE risque dès lors la faute his­to­rique, si elle s’obstine à ne pas accom­pa­gner la réforme de sa gou­ver­nance éco­no­mique par des ajus­te­ments des pro­ces­sus déci­sion­nels (inputs) et conte­nus (out­puts) des poli­tiques publiques euro­péennes aptes à lui garan­tir l’adhésion citoyenne.

Ain­si, le conte­nu même des mesures pour­rait être adap­té afin de ne pas affec­ter des dyna­miques de légi­ti­ma­tion minées par des out­puts exclu­si­ve­ment orien­tés vers l’austérité bud­gé­taire. Depuis mai 2012, la Com­mis­sion et le Conseil semblent avoir fait un pas en ce sens. Ils semblent s’être accor­dés sur la néces­si­té de dou­bler leurs poli­tiques d’austérité d’un agen­da de relance éco­no­mique pas­sant par l’investissement. De telles orien­ta­tions semblent de nature à redo­rer le bla­son euro­péen en com­bat­tant les nom­breuses cri­tiques dont les actuelles mesures euro­péennes anti­crises sont la cible. D’autres pistes méritent tou­te­fois d’être explo­rées en complément.

Le rôle accru accor­dé à la Com­mis­sion euro­péenne consti­tue ain­si une oppor­tu­ni­té de réflé­chir au mode de dési­gna­tion des com­mis­saires. L’élection directe du pré­sident de la Com­mis­sion par les citoyens euro­péens per­met­trait, par exemple, de sur­mon­ter cer­tains défis liés à la légi­ti­mi­té de cette ins­ti­tu­tion appe­lée à jouer un rôle cen­tral dans les nou­veaux dis­po­si­tifs de gou­ver­nance éco­no­mique. Le choix des élec­teurs entre des can­di­dats clai­re­ment iden­ti­fiés, por­teurs d’un pro­gramme annon­cé, se sub­sti­tue­rait aux trac­ta­tions en cou­lisses. Ce qui aurait le double mérite d’offrir à l’élu l’assentiment popu­laire (impor­tant du point de vue de la légi­ti­mi­té par les inputs) et de défendre un conte­nu poli­tique accep­té par le plus grand nombre (dimen­sion capi­tale en matière de légi­ti­ma­tion par les out­puts).

La per­cep­tion crois­sante de l’importance des enjeux euro­péens et l’impact accru de l’UE sur le bien-être des Euro­péens appellent à repen­ser le rôle des élus natio­naux en charge du contrôle de l’action euro­péenne des gou­ver­ne­ments. Certes, les exé­cu­tifs natio­naux sont res­pon­sables devant le légis­la­teur de leur action sur la scène euro­péenne. Cepen­dant, ce der­nier dis­pose sou­vent d’expertise et de moyens humains trop faibles pour assu­rer un réel sui­vi des enjeux euro­péens. Il s’agit, dès lors, de repen­ser l’action des élus natio­naux en vue de leur per­mettre de peser sur l’action euro­péenne de leurs ministres en exer­çant un contrôle accru sur cette der­nière. Il en va d’un ren­for­ce­ment de la légi­ti­mi­té de l’UE : par ses inputs (en confé­rant plus de poids aux repré­sen­tants des citoyens dans le pro­ces­sus déci­sion­nel euro­péen) et par ses out­puts (en per­met­tant aux enjeux euro­péens de trou­ver un écho dans les débats publics nationaux).

Sauver l’euro en préservant l’Union

Très tôt confron­tée aux limites de sa légi­ti­mi­té, l’UE a ména­gé la chèvre et le chou. Elle a, d’une part, entre­pris une série de réformes de ses pro­ces­sus déci­sion­nels et du conte­nu de ses poli­tiques, en vue de ren­for­cer l’adhésion de ses citoyens. D’autre part, elle s’est accom­mo­dée d’un cer­tain défi­cit de légi­ti­mi­té, notam­ment parce que la construc­tion d’un pro­jet poli­tique qui ne se réduit pas tou­jours à la somme de ses par­ties néces­site une dose de com­plexi­té et de négo­cia­tions en cou­lisses. Sa capa­ci­té à fédé­rer les États membres serait, pour une part, condi­tion­née par l’introduction d’une dis­tance néces­saire avec sa base citoyenne et de cer­taines de ses attentes.

L’action euro­péenne face à la crise ban­caire et des dettes sou­ve­raines pri­vi­lé­gie les ins­ti­tu­tions non élec­tives et un pro­gramme axé sur des poli­tiques d’austérité bud­gé­taire à fort impact sur le bien-être de ses cinq-cents mil­lions d’habitants. Aujourd’hui, l’Union a (et est per­çue comme ayant) un impact direct sur le quo­ti­dien de ses citoyens, sans pré­cé­dent à l’échelle de l’histoire du pro­jet euro­péen. La décep­tion et le désen­chan­te­ment face au pro­jet euro­péen croissent, dans le sillage de la crise et des dis­po­si­tifs adop­tés pour y faire face. Dans un tel contexte, négli­ger les effets des dis­po­si­tifs de ges­tion et de sor­tie de crise sur la légi­ti­mi­té de l’UE peut s’avérer fatal. Igno­rer cette dimen­sion s’apparenterait, ni plus ni moins, à sau­ver la mon­naie unique en ris­quant de tuer l’Union euro­péenne dans son ensemble. Bref, à pro­po­ser un remède poten­tiel­le­ment pire que le mal.

24 juin 2012

  1. Voir à ce sujet « La règle d’or et la sou­ve­rai­ne­té cau­che­marde », La Revue nou­velle, jan­vier 2012.
  2. Voir les tra­vaux de Fritz Scharpf à ce sujet, et plus par­ti­cu­liè­re­ment, Gou­ver­ner l’Europe, Presses de Sciences Po, 2000. 

Michaël Maira


Auteur

Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle