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SUVisation de la bicyclette
Tout le parcours de notre civilisation industrielle pourrait se résumer comme la quête d’un affranchissement des limites, celles du monde, de nos forces ou de l’énergie que nous sommes à même de produire. Ce n’est sans doute pas un hasard si les objets emblématiques de cette histoire furent en large part liés aux mobilités ; tant la vitesse et la distance restèrent longtemps des luxes dont la nature était certes prodigue, mais pas pour l’homme. L’humble piéton, les pieds dans la boue, envia des siècles durant le simple pigeon qui couvrait en un jour une distance qu’il mettait des semaines à parcourir, et avec quelle élégance !
Tout le parcours de notre civilisation industrielle pourrait se résumer comme la quête d’un affranchissement des limites, celles du monde, de nos forces ou de l’énergie que nous sommes à même de produire. Ce n’est sans doute pas un hasard si les objets emblématiques de cette histoire furent en large part liés aux mobilités ; tant la vitesse et la distance restèrent longtemps des luxes dont la nature était certes prodigue, mais pas pour l’homme. L’humble piéton, les pieds dans la boue, envia des siècles durant le simple pigeon qui couvrait en un jour une distance qu’il mettait des semaines à parcourir, et avec quelle élégance !
Aussi, quand le charbon, le pétrole et l’électricité nous permirent de décupler nos forces sans en payer le prix – devenir petits et légers, suer ou nous épuiser – fûmes-nous tout en joie. Enfin, sans en payer le prix… jusqu’à aujourd’hui, puisque la planète nous présente une facture salée. Mais même alors que nous savons notre modèle inadapté, nous n’aspirons qu’à le prolonger, et à passer ainsi de l’inadaptation à l’imbécilité. Même face au gouffre, nous ne parvenons pas à nous réfréner. Une preuve parmi d’autres est l’obésité croissante de nos voitures. Lors même que chaque goutte de pétrole et que chaque kilowatt heure nous sont comptés, nous ne pouvons résister à l’envie d’acheter plus gros, plus lourd, plus encombrant. Nos villes sont peuplées de SUV, tracteurs n’ayant jamais vu un chemin de terre, chars d’assaut qui ne serviront qu’à une guerre contre la ville et ses trottoirs.
Cette SUVisation pourrait ne toucher que le secteur automobile, en une sorte de chant du cygne d’un mode de transport moribond. Mais la voilà qui s’étend au contraire, jusqu’à affecter la bicyclette.
Pourtant, celle-ci, depuis ses origines, est à la fois un produit de haute technologie et l’hommage du génie humain à la simplicité. Le vélo, c’est plus d’un siècle de progrès dans la métallurgie de l’acier, de l’aluminium, du magnésium ou du titane, dans les colles haute performance, dans le caoutchouc et le kevlar, dans la fibre de carbone, dans le travail du cuir et dans les mousses haute densité. C’est aussi un siècle de patients ajustements ergonomiques et de réflexions aérodynamiques. Mais le cycliste sait qu’il paie son engin autant au magasin que chaque jour, en sueur et en crampes aux mollets. Aussi sa monture doit-elle être un exemple de dépouillement et chaque pièce être considérée, pesée, allégée et repesée. Sans cesse, le vélo s’est habillé de nouveaux accessoires, et déshabillé pour perdre du poids. Sans cesse il s’est fait plus robuste, pour s’affiner ensuite, se renforcer encore, en un cycle infini. Tant et si bien que, depuis plus d’un siècle, autour d’une forme globalement inchangée et d’un principe immuable, le vélo n’a cessé de muter en restant lui-même. L’industrie du cycle fut ainsi l’une des rares à constamment se soucier de sobriété, de légèreté et de simplicité.
Certes, depuis bien longtemps, on a adjoint un moteur à la bicyclette ; mais la pétrolette puait et pétaradait, ne trompant personne. Rien n’est moins un vélo qu’un vélomoteur. Pourtant, voilà que notre civilisation semble avoir trouvé le moyen de venir à bout de cette insolente exception. Le vélo électrique, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est en effet en vogue et envahit chaque jour davantage nos pistes cyclables. Il est ce vélo attisant suffisamment les convoitises pour convaincre le citoyen lambda – autrefois réticent à débourser plus de 200 euros — de l’acheter au prix d’une petite voiture d’occasion. Ces engins sont la revanche de la motorisation sur la traction humaine, le cheval de Troie qui permet enfin à des motocyclettes de se faire passer pour d’innocents vélos.
Pire encore, cet animal a accouché de deux monstres ! Le « speed pedelec », comme on appelle ces vélos électriques immatriculés et autorisés à rouler jusqu’à 45 km/h, est un deux-roues doté d’un moteur électrique dont, concession à la bicyclette, il faut symboliquement faire tourner les pédales pour traverser l’espace comme une fusée. Il révèle l’acharnement que nous mettons à accélérer, à traverser à toute allure des espaces dont nous refusons de ressentir les hauts et les bas, les monts et les plats, dont nous continuons de rêver le survol, fût-ce avec un vélo électrique. Loin d’appartenir à une ère de sobriété et d’acceptation des limites du monde où l’homme aurait compris le cadeau qu’est pour lui la planète hospitalière qui l’abrite, le speed pedelec est le symbole même de notre refus infantile de changer, de nos rêves de puissance, même au guidon de nos vélos. Il dévoie totalement le rapport au monde du cycliste dont le premier principe était que l’espace avait un cout et prenait sens par l’effort consenti pour le traverser.
Son frère, le VTT électrique, le dépasse en monstruosité. Il est au vélo de loisir ce que le speed pedelec est au vélo utilitaire. Machine de plus de 20 kg aux pneus démesurés, il est impossible à mouvoir sans son moteur, ce qui interroge sa nature de vélo. La question se pose d’autant plus qu’il est un engin de loisir. Or, le vélo de loisir (VTT ou vélo de course) faisait du parcours un geste posé pour lui-même, pour sa beauté, pour sa difficulté, et pour la fatigue qu’il occasionnait. La question n’était pas de se déplacer plus loin, mais de vaincre l’espace. Le VTT électrique n’est, lui, qu’un SUV à deux roues permettant de traverser l’espace sans effort. Il est à ce titre le fantôme de la promenade en voiture des après-midis du dimanche des années 1960, plutôt qu’un équipement sportif.
Nous voilà transformés en assistés du loisir et en resquilleurs de la mobilité, cherchant à n’en pas payer le prix, prolongeant jusque sur nos selles, le rêve mortel d’une vie sous perfusion énergétique. Oh, comme nous attendons avec impatience les progrès d’un transhumanisme qui nous permettra enfin de nous SUViser, parachevant ainsi notre destruction du monde par notre autodestruction !