Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

SUVisation de la bicyclette

Numéro 2 mars 2023 par Christophe Mincke

mars 2023

Tout le par­cours de notre civi­li­sa­tion indus­trielle pour­rait se résu­mer comme la quête d’un affran­chis­se­ment des limites, celles du monde, de nos forces ou de l’énergie que nous sommes à même de pro­duire. Ce n’est sans doute pas un hasard si les objets emblé­ma­tiques de cette his­toire furent en large part liés aux mobi­li­tés ; tant la vitesse et la dis­tance res­tèrent long­temps des luxes dont la nature était certes pro­digue, mais pas pour l’homme. L’humble pié­ton, les pieds dans la boue, envia des siècles durant le simple pigeon qui cou­vrait en un jour une dis­tance qu’il met­tait des semaines à par­cou­rir, et avec quelle élégance !

Billet d’humeur

Tout le par­cours de notre civi­li­sa­tion indus­trielle pour­rait se résu­mer comme la quête d’un affran­chis­se­ment des limites, celles du monde, de nos forces ou de l’énergie que nous sommes à même de pro­duire. Ce n’est sans doute pas un hasard si les objets emblé­ma­tiques de cette his­toire furent en large part liés aux mobi­li­tés ; tant la vitesse et la dis­tance res­tèrent long­temps des luxes dont la nature était certes pro­digue, mais pas pour l’homme. L’humble pié­ton, les pieds dans la boue, envia des siècles durant le simple pigeon qui cou­vrait en un jour une dis­tance qu’il met­tait des semaines à par­cou­rir, et avec quelle élégance !

Aus­si, quand le char­bon, le pétrole et l’électricité nous per­mirent de décu­pler nos forces sans en payer le prix – deve­nir petits et légers, suer ou nous épui­ser – fûmes-nous tout en joie. Enfin, sans en payer le prix… jusqu’à aujourd’hui, puisque la pla­nète nous pré­sente une fac­ture salée. Mais même alors que nous savons notre modèle inadap­té, nous n’aspirons qu’à le pro­lon­ger, et à pas­ser ain­si de l’inadaptation à l’imbécilité. Même face au gouffre, nous ne par­ve­nons pas à nous réfré­ner. Une preuve par­mi d’autres est l’obésité crois­sante de nos voi­tures. Lors même que chaque goutte de pétrole et que chaque kilo­watt heure nous sont comp­tés, nous ne pou­vons résis­ter à l’envie d’acheter plus gros, plus lourd, plus encom­brant. Nos villes sont peu­plées de SUV, trac­teurs n’ayant jamais vu un che­min de terre, chars d’assaut qui ne ser­vi­ront qu’à une guerre contre la ville et ses trottoirs.

Cette SUVi­sa­tion pour­rait ne tou­cher que le sec­teur auto­mo­bile, en une sorte de chant du cygne d’un mode de trans­port mori­bond. Mais la voi­là qui s’étend au contraire, jusqu’à affec­ter la bicyclette.

Pour­tant, celle-ci, depuis ses ori­gines, est à la fois un pro­duit de haute tech­no­lo­gie et l’hommage du génie humain à la sim­pli­ci­té. Le vélo, c’est plus d’un siècle de pro­grès dans la métal­lur­gie de l’acier, de l’aluminium, du magné­sium ou du titane, dans les colles haute per­for­mance, dans le caou­tchouc et le kev­lar, dans la fibre de car­bone, dans le tra­vail du cuir et dans les mousses haute den­si­té. C’est aus­si un siècle de patients ajus­te­ments ergo­no­miques et de réflexions aéro­dy­na­miques. Mais le cycliste sait qu’il paie son engin autant au maga­sin que chaque jour, en sueur et en crampes aux mol­lets. Aus­si sa mon­ture doit-elle être un exemple de dépouille­ment et chaque pièce être consi­dé­rée, pesée, allé­gée et repe­sée. Sans cesse, le vélo s’est habillé de nou­veaux acces­soires, et désha­billé pour perdre du poids. Sans cesse il s’est fait plus robuste, pour s’affiner ensuite, se ren­for­cer encore, en un cycle infi­ni. Tant et si bien que, depuis plus d’un siècle, autour d’une forme glo­ba­le­ment inchan­gée et d’un prin­cipe immuable, le vélo n’a ces­sé de muter en res­tant lui-même. L’industrie du cycle fut ain­si l’une des rares à constam­ment se sou­cier de sobrié­té, de légè­re­té et de simplicité.

Certes, depuis bien long­temps, on a adjoint un moteur à la bicy­clette ; mais la pétro­lette puait et péta­ra­dait, ne trom­pant per­sonne. Rien n’est moins un vélo qu’un vélo­mo­teur. Pour­tant, voi­là que notre civi­li­sa­tion semble avoir trou­vé le moyen de venir à bout de cette inso­lente excep­tion. Le vélo élec­trique, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est en effet en vogue et enva­hit chaque jour davan­tage nos pistes cyclables. Il est ce vélo atti­sant suf­fi­sam­ment les convoi­tises pour convaincre le citoyen lamb­da – autre­fois réti­cent à débour­ser plus de 200 euros — de l’acheter au prix d’une petite voi­ture d’occasion. Ces engins sont la revanche de la moto­ri­sa­tion sur la trac­tion humaine, le che­val de Troie qui per­met enfin à des moto­cy­clettes de se faire pas­ser pour d’innocents vélos.

Pire encore, cet ani­mal a accou­ché de deux monstres ! Le « speed pede­lec », comme on appelle ces vélos élec­triques imma­tri­cu­lés et auto­ri­sés à rou­ler jusqu’à 45 km/h, est un deux-roues doté d’un moteur élec­trique dont, conces­sion à la bicy­clette, il faut sym­bo­li­que­ment faire tour­ner les pédales pour tra­ver­ser l’espace comme une fusée. Il révèle l’acharnement que nous met­tons à accé­lé­rer, à tra­ver­ser à toute allure des espaces dont nous refu­sons de res­sen­tir les hauts et les bas, les monts et les plats, dont nous conti­nuons de rêver le sur­vol, fût-ce avec un vélo élec­trique. Loin d’appartenir à une ère de sobrié­té et d’acceptation des limites du monde où l’homme aurait com­pris le cadeau qu’est pour lui la pla­nète hos­pi­ta­lière qui l’abrite, le speed pede­lec est le sym­bole même de notre refus infan­tile de chan­ger, de nos rêves de puis­sance, même au gui­don de nos vélos. Il dévoie tota­le­ment le rap­port au monde du cycliste dont le pre­mier prin­cipe était que l’espace avait un cout et pre­nait sens par l’effort consen­ti pour le traverser.

Son frère, le VTT élec­trique, le dépasse en mons­truo­si­té. Il est au vélo de loi­sir ce que le speed pede­lec est au vélo uti­li­taire. Machine de plus de 20 kg aux pneus déme­su­rés, il est impos­sible à mou­voir sans son moteur, ce qui inter­roge sa nature de vélo. La ques­tion se pose d’autant plus qu’il est un engin de loi­sir. Or, le vélo de loi­sir (VTT ou vélo de course) fai­sait du par­cours un geste posé pour lui-même, pour sa beau­té, pour sa dif­fi­cul­té, et pour la fatigue qu’il occa­sion­nait. La ques­tion n’était pas de se dépla­cer plus loin, mais de vaincre l’espace. Le VTT élec­trique n’est, lui, qu’un SUV à deux roues per­met­tant de tra­ver­ser l’espace sans effort. Il est à ce titre le fan­tôme de la pro­me­nade en voi­ture des après-midis du dimanche des années 1960, plu­tôt qu’un équi­pe­ment sportif.

Nous voi­là trans­for­més en assis­tés du loi­sir et en res­quilleurs de la mobi­li­té, cher­chant à n’en pas payer le prix, pro­lon­geant jusque sur nos selles, le rêve mor­tel d’une vie sous per­fu­sion éner­gé­tique. Oh, comme nous atten­dons avec impa­tience les pro­grès d’un trans­hu­ma­nisme qui nous per­met­tra enfin de nous SUVi­ser, par­ache­vant ain­si notre des­truc­tion du monde par notre autodestruction !

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.